L’œuvre de Gracia Couturier court dans différentes directions. Elle a abordé le théâtre, l’album et le roman, s’adressant tantôt aux enfants, tantôt au grand public.
Si Gracia Couturier situe ses intrigues dans différentes régions de l’Acadie, ses ouvrages ne s’inscrivent pas dans le courant nationaliste des écrivains acadiens des années 1970. Sa démarche est pragmatique (répondre à la commande), mais surtout formelle. Elle interroge la structure et la forme du récit en particulier dans ses romans, alors que ses pièces de théâtre cherchent à s’écarter du modèle réaliste pour y introduire fantaisie et poésie.
Du théâtre
Le gros ti-gars (1987), qu’elle crée pour l’Escaouette, la fait connaître comme auteure, elle qui avait écrit quelques pièces pour les étudiants du campus de Shippagan de l’Université de Moncton. Cette pièce pour enfants parle de la nécessité de bien équilibrer son alimentation et de faire de l’exercice. Thème pédagogique s’il en est, mais qu’elle traite de façon amusante. Les quatre personnages sont colorés et archétypaux : le docteur Savant cherche la formule alimentaire idéale pour l’OCH (Organisation des corps humains). Calorie, grosse comme une boule, et Vitamine, maigre comme un clou, s’emploient à orienter les recherches du docteur Savant en leur faveur : uniquement des calories ou des vitamines. Arrive Sylvain, un jeune joueur de hockey, qui sera le cobaye jusqu’à ce que le docteur trouve la bonne formule. Le gros ti-gars est la première pièce pour enfants éditée en Acadie (Michel Henry).
Enfantômes suroulettes (1989) est une autre commande de l’Escaouette. L’histoire est touchante tant par son thème que par la façon dont elle est développée. Diane vient de mourir et elle arrive dans un univers dont elle ignore tout. Elle a trente ans, mais en a quinze d’âge mental : elle souffre de déficience intellectuelle et éprouve une certaine difficulté de langage. Arrive Tony, un adolescent de quinze ans, tué par une automobile alors qu’il fuyait l’hôpital où il était traité pour une leucémie. Les deux auront à s’apprivoiser et à accepter leur sort : ils sont maintenant des fantômes. La fantaisie de la situation est l’occasion d’aborder avec délicatesse les sujets de la mort, des personnes handicapées et des maladies incurables.
Entre ces deux pièces, elle écrit Les ans volés (1988), une commande du Département d’art dramatique de l’Université de Moncton, et Mon mari est un ange (1987), un monologue interprété par son conjoint Philippe Beaulieu. Produite par le couple, la pièce aborde la relation amoureuse dans une optique féministe et humoristique. Grâce à la science, Tarzan Màzerolle, époux de Jane, est enceint et il raconte au public les raisons qui ont mené à cette grossesse. Un divertissement amusant et sans prétention que Radio-Canada Acadie a transposé en téléthéâtre.
Du roman
Gracia Couturier délaisse ensuite le théâtre pour aborder le roman à l’occasion de sa maîtrise en création. Construite en utilisant la théorie du chaos et les principes mathématiques des fractales, l’intrigue de L’antichambre (1997) tient du fait divers. Marianne et Richard décident d’avoir un enfant. Parce qu’elle a plus d’une trentaine d’années, Marianne passe quelques tests. On découvre qu’elle a un cancer passablement avancé. Lise, sa meilleure amie, lui offre d’être mère porteuse. Elle accepte. Un garçon naît, le cancer est guéri. Tout irait bien sauf que Marianne découvre ce qu’elle n’aurait jamais dû savoir. Ce n’est pas tant l’intrigue qui soutient l’intérêt que la façon dont les personnages abordent leurs problèmes et, surtout, la façon dont est construit le récit. Ce roman ne comporte aucune division, aucun arrêt, aucun saut de ligne qui indiquerait un quelconque changement temporel, géographique ou psychologique. Trois personnages parlent à une quatrième personne qui les a rencontrés individuellement et qui reconstitue ainsi les faits, divisant après coup les « entrevues » en petites scènes : Couturier a construit l’œuvre comme un scénario de film.
Je regardais Rebecca (1999) continue en l’approfondissant la démarche de L’antichambre. Louise Lagarde assiste par hasard à l’accident dont est victime une jeune femme, renversée par une voiture. Le conducteur s’arrête, Louise se précipite auprès de la victime, l’ambulance arrive et Louise accompagne la victime à l’hôpital. La victime n’a pas de papiers d’identification. Louise lui donne le nom de Rebecca et elle la visitera durant les quatre semaines que durera son coma. Des liens étroits se tissent entre Louise, son mari Laurent, « garde » Norma Hébert et Rebecca. Louise pense qu’il s’agit d’une tentative de meurtre. À partir de ce moment, ce n’est plus l’histoire des personnages qui importe, mais la question de l’écriture et de l’agencement de plus en plus chaotique des faits. Déroutant par instants, ce roman vaut surtout pour la réflexion qu’il propose sur l’écriture, la temporalité et les rapports entre les genres.
Des livres jeunesse
Les livres pour la jeunesse de Gracia Couturier répondent à une commande de Chenelière Éducation. L’objectif est d’offrir aux enfants des provinces de l’Atlantique une série de dix ouvrages dont les intrigues s’inscrivent dans ces provinces, tout en répondant aux impératifs pédagogiques des différentes années de l’élémentaire. Couturier en signe quatre : deux albums et deux romans. Les titres des albums résument leur contenu : La chandeleur de Robert (2002), dont l’action se déroule à La Grand’Terre (Terre-Neuve), et Élise à Louisbourg (2002). Des histoires simples, amusantes, bien écrites et joliment illustrées.
Un tintamarre dans ma tête (2003, quatrième année) se promène entre Edmundston et Cap-Pelé. Geneviève (neuf ans) se voit offrir le rôle de Malobiannah dans une pièce qui raconte cette légende. Mais son père meurt d’une crise cardiaque, ce qui bouleverse Geneviève. Le récit raconte comment elle finira par assumer son deuil. Une belle et touchante histoire. Dans Le vœu en vaut-il la chandelle ? (2003, cinquième année), Marie-Ève (onze ans) accompagne son oncle camionneur dans un voyage de Moncton à North Sydney puis de Port-aux-Basques à Stephenville avec un long arrêt à l’Anse-à-Canards. Une histoire tendre, délicatement émouvante, avec des évocations toujours justes du passé.
Un retour au roman
Chacal, mon frère (2010) renoue avec une structure plus traditionnelle, à mi-chemin entre le thriller et le roman policier. Après une absence de cinq ans, Bruno revient au domicile de ses parents. Ce retour ne plaît en rien à son cadet de cinq ans, Étienne, éternel étudiant qui accumule les diplômes, retardant ainsi le moment où il aura à assumer le moulin à bois paternel que cela lui plaise ou non. Bruno souffre d’une maladie mentale dont personne ne parle. Il n’a jamais accepté que sa mère donne naissance à un second enfant. Ce sentiment d’être trahi par sa mère, puis rejeté par son père qui a fait d’Étienne son successeur désigné, alimente ses sentiments et explique la haine qu’il a développée envers son frère. Se cachant sous le pseudonyme de Chacal, Bruno publie des recueils de poésie qu’il fait parvenir à Étienne avec l’objectif de susciter en celui-ci doute et angoisse. De nombreuses péripéties dramatiques animent le récit : incendie puis reconstruction du moulin, mort des parents, vente du moulin, relations amoureuses compliquées. Étienne découvrira finalement que Chacal (poète dont Louise lit des textes dans Rebecca) n’est autre que son frère.
L’ombre de Chacal (2016) s’inscrit à la suite de Chacal, mon frère. Bruno est placé dans un hôpital psychiatrique tandis qu’Étienne coule des jours tranquilles dans le domaine du Bois des Songes, unique bien qu’il a préservé de son héritage, lui qui a vendu le moulin à la suite de la mort de ses parents. Mais Bruno s’échappe et revient le hanter en tentant par tous les moyens de le détruire psychologiquement. Là encore, les péripéties sont nombreuses. Mais au-delà de la folie de Bruno, ce roman traite de la quête d’Étienne, lui qui a tout reçu (il est indépendant de fortune), mais qui ne sait pas quel sens donner à sa vie. Le roman se déroule en deux temps : le premier couvre une période de quatre ans en continuité avec le premier tome, le second se déroule seize ans plus tard et donne la parole à Sarah, la fille d’Étienne, qui a maintenant vingt ans. Les deux romans sont traversés par le désir d’écrire d’Étienne, désir qui le bouscule, lui qui se demande s’il a le talent de ses rêves. À la fin, on comprend qu’il a assumé son rêve d’écrire et que Chacal, mon frère est son œuvre. La conclusion laisse supposer une suite.
Gracia Couturier est née le 14 août 1951 à Edmundston. De l’Université de Moncton, elle obtient un baccalauréat en éducation (1973), puis, lors d’un retour aux études, une maîtrise en création littéraire (1995). Elle enseigne de 1974 à 1977 à Bathurst, revient à Moncton pour participer à la création de la coopérative du théâtre l’Escaouette dans laquelle elle sera tour à tour comédienne, administratrice et conceptrice des cahiers pédagogiques. De 1981 à 1984, elle est directrice du Service socioculturel du campus de Shippagan de l’Université de Moncton. De retour à Moncton en 1985, elle travaille comme recherchiste et chroniqueuse à Radio-Canada. En 1996, elle devient directrice de production et éditrice aux Éditions d’Acadie, et ce, jusqu’à la faillite de l’entreprise en 2000. Depuis, elle occupe divers emplois dans le milieu culturel, souvent liés à l’écriture (en particulier à la scénarisation) et à la recherche.
EXTRAITS
Le récit, parole ou écriture, cherche à circonscrire la vie, à la fixer sur un support inventé, quand la vie elle-même est un système dynamique attiré par des attracteurs étranges, des espèces de trous noirs où le temps fonctionne dans des directions multiples. De cette interrelation temporelle naît l’espace du chaos. Qu’on peut concevoir, soit dans la seule dimension de la « réalité » tangible, ou de la réalité en interaction avec des dimensions abstraites, onirique et virtuelle. Attirées par les attracteurs étranges, des fractales se développent de l’intérieur dans une structure dissipative où tous les éléments, sensibles aux conditions initiales, interviennent à un point de couplage. De bifurcation. La vie n’est pas une dualité, ni une trilogie, mais un chaos, un chaos organisé, sensible aux éléments aléatoires. Et la linéarité et l’irréversibilité du temps ne sont plus qu’illusion due à une perception limitée. Où il n’y a de prémonition que dans la conception unidirectionnelle du temps. Dans l’expression du chaos, le temps n’est pas une durée, mais un espace. C’est ainsi que le destin des uns est à la fois le destin et l’antichambre du destin des autres.
L’antichambre, p. 106-107.
L’incident clos, Laurent et moi, nous nous mettons d’accord pour qu’il continue à faire la lecture du cahier à Rebecca ; ainsi elle reconnaîtra sa voix – et Laurent a une belle voix chaude. Il ira chaque lundi la replonger dans son histoire, que je trouve aussi pénible que celle de Chacal… mais je n’aborderai pas ce personnage avec Laurent. Enfin, pas pour le moment. Nous ne savons pas encore si la lecture peut aider Rebecca, mais nous sommes prêts à essayer. Pour ma part, je continuerai à lui parler et à lui lire des segments d’autres livres, à lui faire des résumés du quotidien, de la société, des événements. Ou tout simplement à lui faire part de l’état de ma réflexion. La lecture de Chacal lui a causé une montée de fièvre. Je verrai si son propre cahier aura le même effet ou s’il ne s’agissait que d’une coïncidence.
Rebecca, p. 58-59.
– Je te parle de littérature, ça devrait t’intéresser ?
– La littérature ? Tout ce qu’on écrit n’est qu’un mythe, repris sous une autre forme. Même ton Chacal n’a rien inventé, Bruno.
Silence. Je [Étienne] crois que je viens de le déstabiliser. Il ne s’y attendait pas. Depuis ses tout premiers débuts, Chacal écrit pour me troubler, et moi j’écris pour me délester de son emprise.
L’ombre de Chacal, p. 166-167
Gracia Couturier a publié :
Le gros ti-gars, théâtre jeunesse, Michel Henry, 1986 ; Les ans volés, théâtre, Michel Henry, 1988 ; Mon mari est un ange, théâtre, Michel Henry, 1988 ; Enfantômes suroulettes, théâtre jeunesse, Michel Henry, 1989 ; L’antichambre, roman, Éditions d’Acadie, 1997 ; Je regardais Rebecca, roman, Éditions d’Acadie, 1999 ; La chandeleur de Robert, illustrations de Denise Bourgeois, album jeunesse, Chenelière Éducation/McGraw-Hill, 2002 ; Élise à Louisbourg, illustrations de Suzanne Dionne-Coster, album jeunesse, Chenelière Éducation/McGraw-Hill, 2002 ; Un tintamarre dans ma tête, roman jeunesse, Chenelière Éducation /McGraw-Hill, 2003 ; Le vœu en vaut-il la chandelle, roman jeunesse, Chenelière Éducation /McGraw-Hill, 2003 ; Chacal, mon frère, roman, Prix des lecteurs Radio-Canada 2011 et prix France-Acadie 2012, David, 2010 ; L’ombre de Chacal, roman, David, 2016.