C’est chose tendre que la vie1, un titre emprunté à Montaigne, est un livre d’entretiens entre André Comte-Sponville et François L’Yvonnet. Je le dis d’entrée de jeu : je ne suis pas un lecteur très friand de ce type d’ouvrage et je préfère, de loin, lire les livres des auteurs concernés. Je reconnais toutefois que pareille conversation permet parfois à l’écrivain, l’essayiste ou le philosophe d’explorer des voies d’expression nouvelles. Dans sa forme la plus accomplie, l’entretien peut s’approcher du dialogue, qui est un art remarquable et difficile à maîtriser selon l’auteur des Essais.
Les entretiens offerts ici sont instructifs à plusieurs égards. En regroupant les pensées du philosophe autour de thèmes, comme la politique, l’art ou la morale, le livre nous offre un panorama non seulement de sa pensée, mais plus encore du cheminement qui a conduit à sa formulation actuelle. En outre, l’ouvrage est éclairant non seulement parce qu’il permet de tracer le portrait d’une pensée influente à notre époque, mais plus encore parce qu’il évoque celui d’une génération d’intellectuels français et permet de réfléchir sur l’état actuel de la philosophie.
Commençons par la fin : ces entretiens constituent l’occasion d’envisager ce que devient la philosophie à notre époque, ai-je dit. En effet, Comte-Sponville est, dans le monde francophone, un auteur à succès, ce qui n’est pas bien sûr sans lui attirer les critiques de nombreux universitaires patentés qui n’ont pas hésité d’ailleurs à qualifier son œuvre de « vulgarisation », une caractérisation que l’auteur refuse catégoriquement2. Reconnaissons que peu de professeurs de philosophie peuvent se vanter d’avoir une pareille influence sur un public aussi large, ce qui peut susciter la jalousie. Ajoutons qu’un de ses lecteurs lui a confié, à la suite d’une conférence, qu’il lui avait en quelque sorte « sauvé la vie » par ses essais, ce qui se produit moins souvent à la lecture d’un article des vénérables Archives européennes de philosophie.
Cela tient peut-être au fait que la philosophie, en devenant un domaine d’études toujours plus spécialisées, a peut-être perdu sa capacité à faire « sens », j’emploie ici le terme dans son acception la plus large. Comte-Sponville lui-même n’est pas sans avoir critiqué rudement la philosophie universitaire, lui reprochant de n’être plus qu’une histoire de la philosophie incapable d’engendrer un discours philosophique vivant qui soit susceptible de rejoindre nos contemporains dans leurs expériences vécues du monde. Il appartient à la philosophie, c’est même son premier devoir public, de montrer comment mieux vivre dans un monde désormais désenchanté, où ne subsistent que des vestiges de transcendance ? Comme on le rappelle fort justement dans ces entretiens, Montaigne affirma que le plus grand mérite de Socrate fut de ramener la philosophie « du ciel, où elle perdait son temps, pour la rendre à l’homme, où est sa plus juste et plus laborieuse besogne, et plus utile ». Peut-être alors nous faut-il un nouveau Socrate pour notre temps ?
Comme je l’ai mentionné, ces entretiens nous offrent aussi un portrait d’époque puisque le parcours d’André Comte-Sponville ressemble, à bien des égards, à celui de nombreux intellectuels de sa génération. Celui qui fut dans sa jeunesse un ardent contestataire de l’ordre établi, un marxiste convaincu de la Vérité de l’Histoire, est devenu aujourd’hui un penseur prudent et nuancé, qui apprécie davantage la profondeur et la complexité des choses humaines ; désormais lecteur assidu d’Épicure, Alain et Spinoza. Il n’est pas le seul dont l’esprit se soit formé au milieu de cet apogée des sciences humaines – pensons à Lévi-Strauss, Foucault, Lacan et bien d’autres, pour, finalement, en revenir à la philosophie, à tout le moins à une figure de la philosophie plus sceptique et plus humble, moins assurée de ses victoires sur l’illusion. Comte-Sponville appartient à ce renouveau de la philosophie, d’une philosophie délivrée de sa sujétion passagère aux sciences humaines, une philosophie devenue depuis plus sensible à la part d’intimité inhérente à nos vies et à la complexité irréductible des histoires. Dans ces pages d’entretiens, c’est un peu l’histoire de la vie intellectuelle en France au cours des 30 dernières années qui se déroule devant nous.
Chateaubriand s’est décrit lui-même autrefois comme un « nageur entre deux rives », comme étant celui qui a connu deux mondes étrangers l’un à l’autre et obéissant à des logiques contraires. D’une certaine façon, nous pourrions appliquer la métaphore à Comte-Sponville, comme d’ailleurs à un grand nombre d’entre nous, modernes tard venus. Dans la philosophie exposée dans ces entretiens, une philosophie qui n’est pas sans s’apparenter parfois à un syncrétisme, il cherche à tenir ensemble ces dimensions de notre expérience qui semblent pourtant destinées à s’écarter. Ainsi s’affirme-t-il tout à la fois matérialiste et humaniste, naturaliste et spiritualiste, voire athée et mystique, cherchant à rassembler ce que les traditions philosophique et religieuse se sont appliquées durant des siècles à séparer3. Dans ces vies sans résolution, destinées au tragique, nous dit le penseur, il n’y a d’absolu que la vérité, que la nature qui nous entoure ; tout le reste est relatif, à commencer par nos convictions morales les plus évidentes et nos certitudes politiques les mieux établies4. Et pourtant, au milieu de ce divorce de la vérité et de la valeur, nous dit Comte-Sponville, nous avons à apprendre à vivre et plus encore à vivre « le mieux que l’on peut5 ».
Voilà donc un livre qui, sans offrir une synthèse de nos savoirs – qui le pourrait aujourd’hui ? –, tente néanmoins d’indiquer quels chemins suivre dans le dédale de nos incertitudes. Contrairement à bien des livres de philosophie, celui-ci demeure largement accessible au lecteur cultivé qui cherche à penser le monde actuel. À le lire, on retrouve donc un certain plaisir naturel, le plaisir qu’on peut avoir à réfléchir en bonne compagnie. En fin de compte, ces entretiens ne sont pas sans évoquer ce que pourrait être un véritable dialogue.
* Photo : André Comte-Sponville ©Witi de Tera/Opale/Leemage/Albin Michel
1. André Comte-Sponville, C’est chose tendre que la vie, Entretiens avec François L’Yvonnet, Albin Michel, Paris, 2015, 544 p. ; 36,95 $.
2. Ibid., p. 76.
3. Ibid., p. 75, 85 et 217.
4. Ibid., p. 394 et 401.
5. Ibid., p. 529.