Collaborateur et confident occasionnel des mythiques poètes anarchistes Denis Vanier et Josée Yvon, Rémi Ferland s’est consacré à une réédition de la plaquette Une Inca sauvage comme le feu1 à la manière d’un envoyé de la collection « La Pléiade », ce qui, indirectement, révèle l’horizon d’une nécessaire relecture.
Le personnage de Denis Vanier, mauvais garçon, poète maudit, bum, martyr, a toujours risqué de faire écran devant l’écrivain en tant que tel et son œuvre. Mais cette dernière est si imprégnée d’une corporéité singulière qu’il serait également dangereux de faire abstraction de la personne Vanier, dont le travail d’écriture s’ancrait profondément dans les intersections du biologique et du mental. Parmi les difficultés qui grèvent le processus de réédition des écrits du poète depuis son décès en 2000, il y a une question d’angle. Devrait-on omettre les nombreuses illustrations, les portraits, l’aspect graphique – qui ont contribué de façon importante à la réception des recueils –, ou faut-il considérer les poèmes comme une moelle substantifique qu’il s’agit d’extirper des malentendus matériels ? Et quelle part accorder à la biographie, de même qu’au contexte contre-culturel dont les textes de Vanier semblent indissociables ?
À défaut d’être parfaite, la tactique de Rémi Ferland et des éditions Huit a justement le mérite de fournir un autre angle. Éditeur de quelques recueils de Vanier ainsi que de certaines de ses lettres, Ferland s’est plus récemment consacré à une édition critique d’Une Inca sauvage comme le feu. D’une très belle facture, cette réincarnation totalise environ 300 pages incluant la présentation, les variantes et l’annexe iconographique, ce qui brandit un projecteur inusité sur la plaquette originale, en contraste saillant avec le traitement réservé jusqu’ici au reste de l’œuvre. Si on exclut un premier volume d’œuvres « complètes » publié du vivant de Vanier, un numéro thématique de Voix et images et quelques travaux savants, il faut en effet admettre l’étrangeté d’un tel privilège. Cela fait du moins apparaître un manque à combler, et compte tenu du professionnalisme dont Ferland fait preuve, le lecteur ne saurait lui faire trop de reproches d’affirmer ainsi l’importance de l’ami et de l’œuvre – qu’importe, pour l’instant, par quel bout et dans quel ordre on la prend.
Naître à sa perte
Dans une demande de subvention, Denis Vanier entrevoyait un projet intitulé La maladie de Lazare, et qui s’inspirerait directement de son expérience récente de la mort clinique. C’est autour de cette période, en 1991 et en 1992, que parurent ses deux livres aux éditions de la Huit (depuis 2006 : les éditions Huit), Hôtel Putama et Une Inca sauvage comme le feu, lesquels s’inscrivent dans la transition entre la fronde des recueils antérieurs et les méditations vitrioliques du cycle ultime paru aux Herbes rouges. Pour l’éditeur, transparent dans ses partis pris, il s’agirait même d’un sommet de l’écriture vaniérienne, d’où son insistance à vouloir réparer la bien faible réception que ce livre reçut à l’origine.
Nourris au néant, ces poèmes formulent une vie oxymorique, où l’impureté de l’existence et la désagrégation du corps pavent le chemin vers un ailleurs absolu, dont l’écriture serait la borne physique, une sorte de second corps. Asile de l’impureté, alchimie de la douleur, le verbe se veut ici salvateur, mais à l’écart de tout angélisme, dans un contact brutal avec la souffrance et la laideur. Une façon, comme chez Gaston Miron – un repoussoir cher à Vanier –, de se rapailler, mais à l’écart de l’idéalisme, dans un dialogue à la fois mégalomane et inquiet entre l’individu et la vacuité, au plus près d’un feu où s’entremêlent les forces de destruction et de création.
Ressuscité, tel Lazare, dans une chambre d’hôpital, l’homme rechute dans la maladie d’être humain, tâchant d’habiter l’impasse en lui donnant les couleurs de sa vie imparfaite : « On ne peut renaître / car mort-né dans les vers du cœur / je regarde le pastel narcotique / de la blouse des ouvrières de l’absolu brisé ». Fêlé du corps et de la tête, le patient ne peut plus espérer que le sauvage, le précolombien, le pré-humain, tâcher de forer quelques aménagements aptes à nous connecter tant bien que mal à la mère de tous les volcans. Comme si, une fois l’absolu brisé, ne demeurait comme fenêtre vers l’ailleurs que la folie consentie.
Entre l’annotation frigorifique et la libre association surréalisante, ces poèmes voient en quelque sorte la subversion passer au second plan, alors que condamné à la sincérité, l’homme tâche d’arracher au réel quelques bribes d’une vérité qui se dérobe. Qu’importe alors la perfection de la strophe ou de l’image, car la course est alors amorcée entre le désir et une mort grandissante, devant laquelle il s’agira de sécréter les meilleurs poisons possible. Prière sans dieu, allocution muette, la parole brûle alors des questions, comme le voulait Artaud, nécessitant une patience d’ouvrier malgré la méfiance envers le normal.
Aléas de la mémoire
Pour Rémi Ferland, la brève aventure éditoriale au bras de Vanier s’est conclue sur une note plutôt décevante. Devenu une figure d’autorité, Ferland s’est trouvé aux prises avec de multiples demandes pécuniaires et une fidélité discutable, les divers textes étant repris ou transformés sans ménagement chez d’autres éditeurs. Gentleman, soucieux de bien servir la mémoire de l’auteur, l’éditeur entend toutefois délimiter clairement la part qui lui revient devant l’histoire littéraire. Ce faisant, il lance un défi implicite aux détenteurs du reste des droits, quant à une réédition conséquente des livres les plus importants du poète.
« Il faut que les cris s’organisent parce qu’il faut qu’ils se justifient même pour celui qui les émet, à d’autres moments, à d’autres niveaux,
sinon celui-ci risque de devenir son propre meurtrier, l’instrument de ses ennemis.
La construction, c’est le dialogue de l’artiste avec sa propre mort. »
Michel Butor, Vanité
1. Denis Vanier, Une Inca sauvage comme le feu, Huit, Québec, 2014 [1992], 268 p. ; 40 $.
EXTRAITS
Priant pour ne plus rêver,
épuisée par la destruction
de son cœur tendre
comme une foule de toiles arrachées
la nuit accouche
de matins pliés
et insatiables
le gland tourné
vers la prescription
qui éponge
ses yeux sombres et saisis.
P. 26
L’électricité coupée de mon corps
traversée de l’est au nord
d’une chambre basse en ville,
un amour
trop lucide, presque désespéré
d’un adolescent cancéreux
fumant ses vies antérieures
sous de longues mains
de tendres bijoux
imposés au centre
de ses clavicules de riz amer
P. 67