Véritable cri du cœur, Après Charlie1 ne laissera personne indifférent. Il en ralliera certains, en irritera d’autres.
La dernière chose que recherche sans doute Djemila Benhabib, qui s’est vu décerner en mai 2016 le Prix de la liberté d’expression2 à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, c’est le consensus mou. Ce même consensus que refusèrent son ami Charb et ceux qui tombèrent avec lui sous les balles des djihadistes lors de l’attentat survenu dans les locaux de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. La liste ne s’arrête pas là, comme elle nous le rappelle tout au long de cet appel à la mobilisation citoyenne afin de préserver les choix et les valeurs qui constituent le socle de nos démocraties occidentales, dont la liberté d’expression qui est ici douloureusement mise à mal. D’autres avant eux ont payé pour avoir osé remettre en question l’ordre établi, dont les écrivains Tahar Djaout, Naguib Mahfouz, Salman Rushdie, pour ne nommer que ces derniers.
Cri du cœur, mais aussi de rage, de révolte et de douleur devant les assauts répétés de fanatiques qui veulent bâillonner tous ceux et celles qui osent prendre la parole pour défendre, justement, la liberté de parole. Devant la barbarie aveugle et sanglante des attentats qui se succèdent, Djemila Benhabib refuse de baisser les bras, de détourner le regard, de se taire. L’auteure de Ma vie à contre-Coran et des Soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident ne prétend ni ne cherche à être neutre. Elle rappelle à juste titre que les femmes sont le plus souvent les premières victimes des régimes totalitaires dont le pouvoir ne repose que sur la peur, l’ignorance et l’asservissement. À ses yeux, il y a les défenseurs des valeurs humanistes issues du Siècle des lumières, de la séparation des pouvoirs, de la laïcité des États, et ceux qui s’y opposent au nom d’une idéologie religieuse. Djemila Benhabib prend fermement position pour les premiers et dénonce l’inertie de ceux qui ne voient dans la défense des valeurs humanistes qu’un manque d’ouverture à l’autre, qu’une forme d’intolérance alors que ce sont ces mêmes valeurs qui sont bafouées à coups de kalachnikov et de bombes sales. Elle dénonce haut et fort la barbarie en multipliant les exemples d’exactions commises par les diverses factions qui s’affrontent au Moyen-Orient depuis la guerre d’indépendance d’Algérie, pays où elle a grandi et qu’elle a dû fuir avec ses parents pour échapper au sort réservé à tous ceux qui osent défendre et réclamer un mode de gouvernance qui privilégie la démocratie au totalitarisme, peu importe l’étiquette qu’on lui accole pour lui donner un air de respectabilité. Dans ce livre coup de poing, elle tente de décortiquer les racines du mal qui, telle la berce du Caucase, cette plante exotique envahissante qui se répand en Europe et en Amérique en étouffant peu à peu tout ce qui auparavant poussait librement en ces mêmes lieux, cherche aujourd’hui à ses yeux à prendre racine dans nos démocraties pour en saper les fondements et ériger la soumission aveugle comme seule et unique vertu.
Dans la préface, signée par Boualem Sansal, écrivain algérien aujourd’hui censuré dans son pays pour ses prises de position à l’égard du pouvoir en place, le ton est d’emblée donné : « Quand commence la guerre ? demande Sansal. On ne le sait pas ou rarement. Quelque part en chemin, après un certain nombre de morts et de destructions, on finit par se convaincre qu’elle est là, parmi nous, à pied d’œuvre, on reconnaît qu’elle a avancé, qu’elle est même installée dans l’espace comme dans les mentalités ». Dans les chapitres qui suivent, Djemila Benhabib analyse, recense et met en lumière les tenants et les aboutissants de ce qui mine justement l’espace commun et les mentalités, et conduit à des drames sanglants qui ne cessent de se répéter et de gruger nos libertés individuelles et collectives qu’on croyait jusque-là inviolables parce que nous sommes éloignés du foyer qui attise la fureur djihadiste. Erreur, martèle Djemila Benhabib, qui préfère la vigilance à l’aveuglement volontaire.
« Tout a commencé le 14 février 1989, avec la condamnation à mort de Salman Rushdie à la suite de la publication de son roman Les versets sataniques », rappelle l’essayiste. Accusé de blasphème par l’ayatollah Khomeiny, la tête du romancier est mise à prix et s’élève, encore aujourd’hui, à plus de trois millions de dollars. Suivront les caricatures du prophète, leur reprise dans les pages de Charlie Hebdo, qui verra d’abord ses locaux incendiés avant que ses artisans ne soient froidement abattus parce qu’ils croyaient que dessiner, écrire, interviewer, réfléchir et s’amuser de tout ce qui est risible sur terre, de tout ce qui est grotesque dans la vie, était encore possible en France. Mais ceux qui n’entendent pas à rire ont la mémoire longue, contrairement à ceux qui ne veulent que défendre les libertés chèrement acquises au fil des ans : « L’islamisme, écrit Benhabib qui emprunte ici à Tahar Djaout une formule choc, a la patience de l’araignée, la mémoire de l’éléphant et la ruse du renard ».09
Comme à une autre époque Paul-Émile Borduas a combattu les tenants du pouvoir religieux au Québec, Djemila Benhabib combat ici l’extension d’une idéologie politique et religieuse qui ne vise que l’asservissement et la soumission. Pouvoir et religion, ces deux mots ne devraient jamais cohabiter, disait le père Lacroix. Djemila Benhabib reproche à une certaine faction d’intellectuels de gôche, qui prônent la tolérance et l’ouverture aux autres, leur aveuglement volontaire devant la montée de l’intégrisme religieux. À la suite de nombreux autres intellectuels musulmans qui osent prendre la parole, elle rappelle que l’islam est malade, que sa maladie a pour nom l’islam politique. Nombreux parmi ces derniers réclament l’importance de s’engager dans une réflexion autocritique, ainsi que le rappelait Sami Aoun dans Le retour turbulent de Dieu, un essai paru en 2011 : « […] la culture arabo-musulmane est appelée par certains de ses propres intellectuels à développer une capacité d’autocritique pour assurer la double autonomie du politique et du religieux pour contrer la mentalité du dénigrement de l’Autre et celle du complot et de la victimisation ». Plus que jamais ces paroles sont d’une actualité brûlante.
Ce livre a été écrit dans l’urgence et la douleur ; cela se sent à chaque page. La somme des exemples donnés pour convaincre est imposante, voire accablante par moments. Comme l’ont été les diffusions en boucle des reportages télévisés lors des attentats de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher, du Bataclan, de Bruxelles. Au même titre que ces images, ce livre nous rentre dedans. Il ne cherche pas le consensus, comme il a été souligné plus haut ; il veut secouer notre indolence, notre mollesse d’esprit tout autant que notre refus de voir que commencent également à se répandre ici des valeurs autres que celles enchâssées dans nos chartes des droits et libertés. Des crimes soi-disant d’honneur ont été perpétrés au nom de ces valeurs. Des brèches sont visibles au chapitre de l’égalité entre hommes et femmes. Des reculs s’amorcent en douce sur le plan juridique. La séparation du politique et du religieux ne doit pas être remise en question, rappelle Djemila Benhabib, elle est le fondement même de nos sociétés modernes : « La laïcité est la clef de voûte de tout édifice démocratique et l’assise indispensable à l’unité de nos nations ». D’où son appel à la mobilisation.
1. Djemila Benhabib, Après Charlie, Laïques de tous les pays, mobilisez-vous ! Septentrion, Québec, 2016, 297 p. ; 24,95 $.
2. Ce prix lui a été remis à l’occasion de la 2eédition du Difference Day. L’événement, organisé dans le cadre de la Journée mondiale de la liberté de la presse, s’est tenu à Bruxelles le 3 mai 2016 ; il est patronné par la Commission européenne, l’UNESCO et le Parlement européen.
EXTRAITS
Il faut certainement avoir vécu sous le joug de l’oppression religieuse pour apprécier les possibles que nous offre la laïcité. Le Calife, lui, appartient à une autre époque et digère mal tous ces progrès. Pour exister, il a besoin d’irriguer ses bottes du sang des autres. De ceux qui croient en la vie alors que lui ne jure que par la mort. Surtout, ne renonçons pas à la vie. Et osons défendre la laïcité.
P. 18
L’islamisme, lui, a la patience de « l’araignée », la mémoire de l’éléphant et la ruse du renard. Il n’est plus cette chenille recroquevillée sur sa petite feuille de chou. Il tisse sa toile tranquillement, patiemment, aux quatre coins de la planète, avec une benoite assurance. Il avance, s’insinue, surgit sous différentes formes, ici ou là. Il se fait petite souris quand le milieu ne lui est pas favorable, mais se transforme en pieuvre dès que la conjoncture le permet.
P. 35
Tant de mes amis sont tombés, en Algérie d’abord, et maintenant en France. Mais j’ai fait face, j’ai pris mon destin en main, réussissant parfois, trébuchant souvent. J’ai sauvé ma peau, coûte que coûte. Et c’est au fil de ces épreuves que m’est venue la passion d’écrire, le besoin de témoigner, presque par nécessité. S’engager dans cette voie n’est pas sans risque pour une femme. Mais la force de la vie guide ma plume.
P. 75
Comprenons-nous bien : tant et aussi longtemps que nous tolérerons, sur le territoire des démocraties, des organisations à caractère prétendument cultuel, culturel et communautaire, mais vouées de fait à propager, sous une forme ou sous une autre, l’idéologie du djihad, nous aurons toutes les raisons du monde de craindre le phénomène de la radicalisation.
P. 281