L’ordre dans lequel paraissent les ouvrages d’un auteur ne respecte pas toujours le calendrier de leur rédaction. Tel manuscrit, refusé par un éditeur, peut dormir dans un tiroir jusqu’au jour où un succès mirobolant couronne un livre plus récent du même auteur.
Subitement, la signature de la nouvelle vedette accroît sa valeur marchande. Il arrive alors que l’éditeur s’informe : « Auriez-vous quelque chose dans vos tiroirs ? » Généreux et amnésique, le tiroir livre alors ce qui avait fait l’objet d’un rejet… Harper Lee avait-elle un tel tiroir ? On peut parier que oui.
Que dit L’oiseau moqueur ?
Commençons par comparer les contenus et les contenus seulement ; la datation attendra son heure. Lisons d’abord Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur1, pour la banale raison que la narratrice des deux bouquins est plus jeune dans ce roman que dans l’autre. D’abord la parole de l’enfant, tout à l’heure celle de l’adulte. Cette fillette, Jean Louise Finch, alias Scout, est privée de mère et n’en idolâtre qu’avec plus de ferveur son père qui, de toute évidence, le mérite bien. Blanc, avocat compétent et respecté, respectueux de l’exemplaire femme noire qui ordonne la maison, Atticus Finch vomit les préjugés racistes de la population blanche de son Alabama. Quand on lui confie la défense d’un jeune Noir accusé d’avoir violé une jeune Blanche, Atticus a beau savoir son client condamné d’avance, il consacre quand même toute son habileté et son éloquence à établir son innocence. Le procès est suivi par toute la communauté de la petite localité de Maycomb ; nul ne se demande si Atticus a exhumé la vérité, tous attendent du jury blanc qu’il affirme la culpabilité du Noir. Scout est ostracisée, car son père est perçu comme un « ami des nègres » et donc méprisé.
L’auteure, Nelle Harper Lee, place au cœur de ce roman le développement de la pensée sociale de sa jeune narratrice. Atticus, pédagogue dans l’âme, répond aux questions de Scout, lui apprend à privilégier la voix de la conscience. Si le droit ne parvient pas à triompher, qu’au moins l’effort ait été consenti. Pour soutenir le regard d’Atticus, Scout hausse les exigences de sa conscience.
Quand tombe, comme prévu, l’ignoble verdict de culpabilité, le père et la fille ne sont pas pour autant hors de peine. Au péril de sa vie, Atticus, redoutant le lynchage, s’installe à la porte de la prison où tremble le condamné. Face à la horde, il n’aurait probablement pas fait le poids si Scout n’était venue opposer son émouvante fragilité aux justiciers belliqueux. La connivence entre le père et la fille accède à l’osmose.
Vingt ans plus tard
Va et poste une sentinelle2 ramène Jean Louise Finch dans le décor et la société de son enfance. La décennie 1950 est traversée par les tensions raciales et l’Alabama les ressent plus vivement que le New York où la jeune femme s’est installée. Qui dit tensions ne dit pourtant pas changements. À Maycomb, les anciennes compagnes de Jean Louise portent sur les Noirs le même regard méprisant qu’auparavant. La tante Alexandra, bien que sœur d’Atticus, a même alourdi ses préjugés. Jusqu’à un certain point, Jean Louise prévoyait cette écrasante possession tranquille de la vérité, mais elle tablait sur son père pour lui faciliter son retour aux sources. Après tout, pense-t-elle, deux semaines, c’est vite passé ! Elle avait tout faux.
En assistant à une réunion des notables de Maycomb, Jean Louise sursaute : son père siège au côté d’un orateur au verbe furieusement raciste ! Pire encore, Atticus se tait malgré les insanités qui, il y a vingt ans, le faisaient bondir. Le repère fiable entre tous, l’homme incorruptible par excellence, le voilà englué dans des fréquentations honteuses. L’auteure répercute en des pages terribles le désarroi de Jean Louise. « Tout cela n’était sans doute, n’était peut-être, n’était encore qu’un terrible malentendu. Son esprit refusait d’accepter ce que ses yeux et ses oreilles lui disaient. » L’esquive lui est pourtant interdite, tant s’opposent l’Atticus de jadis et le trop conciliant Atticus qui lui succède. L’admiration se transforme en charge débridée contre lui. Aucun bémol, aucune autocensure, l’amour trahi mord et déchire.
Père et fille, servis par leur vieille intimité, reprennent pourtant le dialogue. « Oui, père, dit Jean Louise, je suis contrariée. Ce conseil des citoyens auquel tu participes. Je trouve ça monstrueux et je te le dis comme je le pense. » La discussion qui s’engage alors entre le père et sa fille projette à l’avant-scène rien de moins que la Constitution des États-Unis et ses divers amendements ! Le droit au secours de l’affection…
D’un temps…
Étonnamment, à condition d’entrevoir le culte des Étatsuniens pour leur Constitution et moyennant un brin de supputation, ce survol des contenus établit la datation des manuscrits et explique la distance entre les deux bouquins.
Risquons ceci. Jeune encore, munie d’une certaine connaissance du droit, Nelle Harper Lee estimait que l’éradication du racisme fulminant de l’Alabama passait par un travail au ras du sol et par l’évolution de l’État plutôt que par l’intervention des hautes et lointaines instances judiciaires. À ses yeux encore candides, l’Alabama risquait la tutelle s’il s’en remettait aux ukases de Washington et de la Cour suprême. À s’en tenir aux textes légaux, Harper Lee avait raison. Contrairement au Canada, les États-Unis professent comme doctrine que les pouvoirs résiduaires appartiennent aux États et non à l’autorité fédérale. Autrement dit, ce qui n’est pas explicitement confié au palier fédéral par la Constitution demeure le fief jalousement préservé de chacun des États. Tolérer l’intrusion du fédéral dans la zone que la Constitution réserve aux États, ce serait bouleverser le délicat équilibre qui régule les relations entre le pouvoir central et les États. Dès l’instant où Atticus rappelle ce risque à sa fille, un dénominateur commun les rattache à nouveau.
On voit l’enchaînement. Atticus interroge sa fille : « ‘Jean Louise, quelle a été ta première réaction quand tu as appris la décision de la Cour suprême ?’ / Cette question ne présentait aucun danger. Elle lui répondrait. / ‘J’étais furieuse’, dit-elle. […] / ‘Pourquoi ?’ / – Eh bien, parce que ça recommençait, père, une fois de plus ils nous disaient ce que nous devions faire ».
Père et fille tiennent ainsi le même langage. La Cour suprême, dans son désir de juguler le racisme, enfreint l’amendement constitutionnel qui, à leurs yeux, importe par-dessus dans l’équilibre étatsunien : « En voulant respecter un amendement, dit-elle, j’ai eu l’impression qu’ils en trahissaient un autre. Le Dixième. Ce n’est qu’un tout petit amendement, une seule phrase, mais celui qui, je ne saurais expliquer pourquoi, semblait le plus important de tous ».
Conscient du tour juridique qui emporte la discussion, l’éditeur Grasset éprouve ici le besoin de reproduire cet amendement en note infrapaginale : « Les pouvoirs qui ne sont pas délégués aux États-Unis par la Constitution, ni refusés par elle aux États, sont réservés aux États ou au peuple ». Du coup se trouve décodé le titre du bouquin : l’équilibre que vénèrent d’un même respect Atticus et Jean Louise exige la surveillance incorruptible d’une sentinelle. Serait-elle absente ou distraite que l’indésirable pénétration de la bureaucratie fédérale déferlerait. Mieux vaut, pourrait conclure Atticus, mener contre le racisme une humble et patiente offensive régionale que d’endurer les gros sabots de Washington.
… à l’autre
Malgré l’impressionnant gabarit des personnages créés par la jeune auteure et la densité des échanges entre eux, l’éditeur auquel Nelle Harper Lee a soumis son manuscrit il y a un demi-siècle avait donc un peu raison d’hésiter. L’argumentation d’Atticus allait dérouter au moins une partie de l’auditoire : d’une part, par son aspect technique ; d’autre part, par le manque de familiarité d’un pourcentage de l’auditoire avec la Constitution étatsunienne et ses amendements. Par ailleurs, l’auteure manifestait à l’époque un optimisme peu compatible avec la virulence du racisme. C’est ainsi qu’elle écrit, dans Va et poste une sentinelle : « Atticus mit sa carrière en jeu, mit à profit les failles de l’accusation, mit tout son cœur dans sa plaidoirie devant les jurés et réussit ce qui ne l’avait encore jamais été ni ne le serait jamais plus dans l’histoire du comté de Maycomb : il avait obtenu l’acquittement d’un Noir accusé de viol » (je souligne). Peu plausible.
Un intérêt différent
On peut donc conclure, de conserve avec l’une des traductrices, Isabelle Hausser, à l’antériorité de la rédaction du livre paru un demi-siècle après l’autre. Écrit en premier lieu, Va et poste une sentinelle a, par décision d’un éditeur en prise directe avec son époque, attendu pendant des décennies son contact avec le public. Est-ce à dire que seul l’immense mérite de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur justifie la publication de l’autre bouquin ? Ce serait injuste de le croire : sans lui, la dimension politique de l’œuvre de Nelle Harper Lee échapperait à l’attention.
En un demi-siècle, Washington a, en effet, modifié à son avantage l’équilibre que prévoyait la Constitution des États-Unis entre le pouvoir fédéral et celui des États. Face au refus de certains États d’agir contre la ségrégation, Washington a imposé ses principes et ses priorités. Ce qui était perçu comme une intrusion abusive au temps de Va et poste une sentinelle était devenu une politique à laquelle le pays entier devait se plier. Passer de Va et poste une sentinelle à Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, c’est mesurer le chemin parcouru. Pour le meilleur et pour le pire : d’un côté, une meilleure équité pour les Noirs ; de l’autre, un recul pour l’autonomie des États. D’un côté, un roman à forte teneur politique ; de l’autre côté, une œuvre littéraire émouvante et superbement structurée.
L’auteure est décédée le 19 février 2016 à l’âge de 89 ans.
* Gregory Peck (Atticus Finch) et Brock Peters (Tom Robinson) dans le film To Kill a Mockingbird/Du silence et des ombres (1962) d’après le roman de Harper Lee (prix Pulitzer 1961).
** Robert Duvall et Mary Badham dans To Kill a Mockingbird.
1. Harper Lee, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, trad. de l’américain par Isabelle Stoïanov, traduction revue par Isabelle Hausser, Grasset, Paris, 2015, 477 p. ; 29,95 $.
2. Harper Lee, Va et poste une sentinelle, trad. de l’américain par Pierre Demarty, Grasset, Paris, 2015, 335 p. ; 29,95 $.
EXTRAITS
Le secret d’Atticus Finch était d’une simplicité telle qu’elle confinait à la plus profonde complexité : là où la plupart des hommes se fixaient un code de conduite puis s’évertuaient à le suivre, Atticus se tenait au sien à la lettre sans effort, sans fanfare et sans se perdre dans les abîmes d’introspection.
Va et poste une sentinelle, p. 139.
Atticus Finch s’occupait rarement des affaires de droit pénal ; il ne s’y intéressait guère en général. S’il avait accepté celle-ci, c’est parce qu’il savait que son client était innocent et qu’il ne pouvait tolérer en son âme et conscience de voir ce jeune Noir finir en prison à cause de la plaidoirie médiocre d’un avocat commis d’office.
Va et poste une sentinelle, p. 134.
– On ne peut pas dire que tu aies fait preuve d’une grande discrétion, Jean Louise. Cet après-midi, j’ai essayé de t’aider de manière détournée pour te faciliter les choses, préparer le terrain, amortir le choc…
– Quel choc, Oncle Jack ?
– Celui de découvrir le monde réel.
Va et poste une sentinelle, p. 316.
– Francis, que racontes-tu ?
– Tu as très bien compris. Grand-mère dit que c’est déjà assez grave de vous laisser devenir des sauvageons, mais que si, maintenant, il [Atticus] se transforme en ami des nègres, on ne pourra plus se montrer dans la rue à Maycomb. Il porte atteinte à la réputation de la famille, figure-toi.
Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, p. 142.
Je me retrouvai au milieu du club des Oisifs et me fis aussi discrète que possible. C’était un groupe de vieux messieurs en chemise blanche et pantalon de serge à bretelles, qui avaient passé leur vie à ne rien faire […]. Atticus disait qu’en critiques attentifs des affaires passant en jugement, à force de fréquenter la cour, ils connaissaient aussi bien la loi que le président de la Cour suprême.
Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, p. 269.
Mais il y a un cas dans ce pays où tous les hommes naissent égaux, il y a une institution humaine qui fait du pauvre l’égal d’un Rockefeller, du crétin l’égal d’un Einstein et de l’ignorant l’égal de n’importe quel président d’université. Cette institution, messieurs, c’est la justice.
Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, p. 337.