Nombre d’essais se sont penchés ces dernières années sur la frilosité du peuple québécois à l’endroit du plein exercice de sa souveraineté.
Publiés en 2015, Une fabrique de servitude1 et Cessons d’être des colonisés !2 réitèrent le désolant constat, tout en annonçant un possible retour en force de la parole et de l’action indépendantistes.
Avec leur dernier essai, Une fabrique de servitude, Roger Payette et Jean-François Payette plongent aux racines culturelles de l’indétermination politique des Québécois. De son côté, J. Maurice Arbour s’inscrit en faux, dans Cessons d’être des colonisés !, contre l’obsolescence du terme « colonialisme » pour qualifier la relation singulière entre le Québec et le Canada. Sous deux angles fort différents, l’un et l’autre essai tentent de mettre les Québécois au pied du mur de leur devenir politique.
Une société en manque de cohérence
Roger Payette et Jean-François Payette décrivaient en 2013, dans Ce peuple qui ne fut jamais souverain3, une expérience historique québécoise marquée par la résistance à l’assimilation, mais peut-être encore plus caractérisée par son exclusion du réel pouvoir politique. L’historien et le politologue poursuivent, avec Une fabrique de servitude, leur travail d’élucidation. Une idée maîtresse de l’essai consiste à mettre en lumière la faiblesse, au sein de la société québécoise, de la cohérence nécessaire à son avancée collective. Selon les Payette, même si certains individus peuvent s’enorgueillir de réussites personnelles, leurs réalisations demeurent limitées à un univers étriqué. « C’est-à-dire que cette culture, ne contenant que peu de politique, ne fournit que peu de possibilités d’agir collectif, n’autorise en fait que l’agir individuel et son libre arbitre – une démarche qui se limite à agir individuellement dans ce qui est, qui n’a pas la liberté de créer autre chose en inventant, collectivement, de l’inédit. » Ainsi, concentrer les efforts de développement sur l’économie ne favorise pas un véritable progrès sur ce plan puisque l’économie, elle aussi, est tributaire au Québec d’une culture de la survivance, peu compatible avec un véritable esprit d’entreprise et d’innovation.
Trois images de servitude dans le paysage culturel
Les Payette retiennent trois œuvres québécoises dans lesquelles ils voient transparaître de manière particulièrement crue la condition de servitude dans laquelle semblent se complaire les Québécois : le roman Un homme et son péché de Claude-Henri Grignon, la pièce Les belles-sœurs de Michel Tremblay et la série télévisée La petite vie, créée par Claude Meunier. Selon les auteurs, « [d]ans les trois œuvres, la société est désintégrée et se concentre sur un agir quotidien de l’immédiateté hors de toute transcendance ». En effet, l’image présentée dans chacune de ces œuvres est celle d’une collectivité coupée du reste du monde, engluée dans une agitation sans perspective. En ce sens, on peut voir un lien ici avec Le roman sans aventure4, cet essai où Isabelle Daunais soutient que les romans québécois s’excluent en général du grand contexte de l’aventure humaine, témoignant là aussi d’une condition culturelle de repli et de survivance.
Un horizon obstrué mais pas sans issue
Le propos d’Une fabrique de servitude se tient avant tout sur le terrain sociopolitique, et ses auteurs dégagent de leur analyse quatre domaines sociaux de la réalité québécoise dont il faudrait se préoccuper en vue de sortir du cercle vicieux de la servitude : le pouvoir d’adopter toutes ses lois, la capacité à conduire ses activités extérieures, la maîtrise de l’économie au bénéfice de l’ensemble de la société et, en définitive, l’accession du peuple à une « posture morale » de confiance en sa capacité d’infléchir sa destinée.
Des colonisés à l’ère postcoloniale
L’essai de J. Maurice Arbour, Cessons d’être des colonisés !, ne brille pas particulièrement par l’élégance de l’écriture. Il possède toutefois des qualités qui le rapprochent plus de l’essai littéraire que l’ouvrage de Roger et Jean-François Payette. Bien que J. Maurice Arbour soit lui aussi un universitaire – il a été professeur de droit constitutionnel à l’Université Laval –, son discours est plus personnalisé. Dans une langue souvent truculente et sur un ton parfois goguenard, Arbour fait état avec authenticité de son accession à la conscience d’être un colonisé québécois. Dans un monde dominé par le conformisme, un tel essai a de quoi étonner et réjouir.
Arbour raconte avoir été réveillé de sa léthargie par des événements à première vue anodins. L’un de ces événements déclencheurs fut la tentative avortée de reconstitution de la bataille des Plaines d’Abraham en 2009 : « […] une entreprise qui apparut à mes yeux comme un révélateur extrêmement puissant de ma situation objective de parfait colonisé en cette belle province de Québec, parce qu’un organisme d’un pays étranger, présidé par un colonisé assimilé, a voulu danser sur ma défaite en célébrant la victoire des vainqueurs ».
Un sujet tabou depuis la fin des années 1960
Si les écrits fondateurs du mouvement indépendantiste québécois, influencés notamment par les œuvres d’Albert Memmi et de Frantz Fanon, faisaient abondamment référence au colonialisme pour qualifier la condition du peuple québécois, le concept est depuis longtemps considéré comme inapplicable au Québec. Arbour, quant à lui, considère le terme comme toujours d’actualité, se rangeant lui-même dans la catégorie des colonisés révoltés, en contraste avec les colonisés soumis, ou assimilés. Parmi les causes de la disgrâce du colonialisme, en tant que descripteur adéquat de la domination du Canada sur le Québec, l’essayiste identifie en premier lieu les acquis de la Révolution tranquille. Il est généralement admis que la société québécoise a changé depuis les années 1960 et Arbour en convient, mais selon lui le plus important est que le peuple québécois n’a toujours pas accès à son indépendance politique. Arbour récuse ensuite l’association entre colonialisme et tiers-monde, affirmant que l’essence du colonialisme est une domination qui ne se résume pas à la dépossession matérielle. Il met également en cause le projet de souveraineté-association du Parti québécois, qui aurait détourné l’attention de la domination coloniale du Canada en proposant en fait une rénovation du contrat confédéral. Enfin, l’action terroriste du FLQ, dont les manifestes appelaient à la décolonisation du Québec, aurait donné un coup fatal à la notion de colonialisme.
Les voies d’évitement de l’indépendance
L’auteur de Cessons d’être des colonisés ! ose montrer du doigt la corrélation entre, d’une part, la disparition au Québec des mots colonialisme et indépendance et, d’autre part, le succès du Parti québécois. Bien sûr, l’idée n’est pas complètement neuve, mais elle reste néanmoins choquante pour beaucoup de souverainistes. Sans compter que l’essayiste insiste à plusieurs reprises sur le fait que René Lévesque, en tant que grand instigateur de la souveraineté-association, a joué un rôle d’éteignoir en ce qui concerne la libération nationale québécoise. Il invite donc à réorienter le tir, affirmant que l’affaiblissement de la position du Québec dans le Canada, notamment depuis le rapatriement de la Constitution en 1981 et le rejet de l’accord du lac Meech en 1990, « force le mouvement indépendantiste à retrousser ses manches et à revenir à la case départ, en oubliant René Lévesque et en empruntant la voie ouverte par André D’Allemagne, Pierre Bourgault, Andrée Ferretti et les autres ».
Assumer sa responsabilité comme peuple
L’essai de J. Maurice Arbour et celui de Roger et Jean-François Payette se rejoignent dans la dénonciation des dogmes libéraux vouant à la caducité le combat québécois contre le colonialisme et pour la libération nationale. Selon leurs auteurs, tant la nation que le colonialisme prennent dans la réalité des formes diverses, qu’il faut reconnaître pour ce qu’elles sont.
Les deux essais proposent en conclusion chacun leur piste de solution vers ce qui pourrait constituer un nouvel essor du mouvement indépendantiste, en dépit des récents déboires électoraux du Parti québécois et à la faveur des bilans post-Parizeau. J. Maurice Arbour semble fonder ses espoirs sur une transformation du Parti québécois en une nouvelle coalition des forces indépendantistes. Cela détonne dans l’essai. Un tel souhait ne tient pas compte des divergences idéologiques, importantes au sein du mouvement au point d’être représentées aujourd’hui dans des partis bien établis. L’idée de « politisation de la société québécoise » de Roger et Jean-François Payette paraît plus porteuse, bien qu’envisageable dans une visée temporelle relativement longue. Les Payette font valoir que le peuple québécois pourrait se responsabiliser politiquement à travers un cheminement participatif vers l’indépendance, soutenu notamment par la formule de l’assemblée constituante. Malgré une pléthore de signaux peu encourageants à court terme, il se pourrait tout de même que l’indépendantisme québécois soit à l’aube d’un nouveau cycle.
1. Roger Payette et Jean-François Payette, Une fabrique de servitude, La condition culturelle des Québécois, Fides, Montréal, 2015, 289 p. ; 27,95 $.
2. J. Maurice Arbour, Cessons d’être des colonisés ! Presses de l’Université Laval, Québec, 2015, 242 p. ; 27,95 $.
3. Roger Payette et Jean-François Payette, Ce peuple qui ne fut jamais souverain, La tentation du suicide politique des Québécois, Fides, Montréal, 2013, 280 p.
4. Isabelle Daunais, Le roman sans aventure, Boréal, Montréal, 2015, 222 p. (voir Nuit blanche, no 138, p. 46-47).
EXTRAITS
Le fait de ne pas chercher à devenir une nation politique, de refuser même de se donner une prise sur le monde, affecte toutes les composantes de la société québécoise, puisque sera rejetée de sa matrice de cohérence cette prise sur le réel et sur le monde que lui procurerait un État national indépendant.
Une fabrique de servitude, p. 51-52.
Et si la nation ne s’est octroyé qu’une cohérence sans envergure ou peu dynamique et stimulante, étouffante, restreignant même ses aspirations et ses ambitions, alors, ses vraies affaires économiques en souffriront tout autant que la langue, la culture, le système de santé ou celui de l’éducation.
Une fabrique de servitude, p. 52.
Loin de l’isoler des autres nations, la liberté politique du peuple québécois le rendra présent dans le « lieu-humanité » et, au centre de cette conscience nationale enfin libérée, se vivifiera la conscience de participer à l’aventure humaine.
Une fabrique de servitude, p. 265.
Les colonisés assimilés d’ici […] arrivent même à se réjouir du désastre des années 1760, parce que nous aurions ainsi été sauvés par la Providence en personne d’une catastrophe nationale certaine si nous n’avions pas eu les Anglais pour nous autoriser à pratiquer notre religion, nous montrer la voie du progrès économique, nous apprendre les lois de la démocratie et transformer graduellement notre identité collective qui aurait été fatalement contaminée par le virus révolutionnaire français de 1789.
Cessons d’être des colonisés ! p. 24.
L’absence de dignité qui résulte de la domination permanente du colonisateur, l’absence de la liberté collective pleine et entière et l’absence de ma totale présence au monde sont une véritable dépossession de l’être humain […].
La constitution coloniale, les institutions coloniales, le bilinguisme colonial et la présence coloniale dans tous les secteurs de l’activité humaine s’avèrent pour moi un assujettissement honteux et intolérable, même si cette oppression est douce et rarement violente, voire consentie par la majorité de mes concitoyens […].
Cessons d’être des colonisés ! p. 89.
Un jour, un premier ministre québécois, à peine arrivé au pouvoir à la suite de la démission soudaine de l’autre, s’est rendu d’un pas pressé et le toupet bien léché au Centaur Theatre pour y faire un beau discours sur le thème de la réconciliation entre francophones et anglophones. Selon lui, il fallait rapidement rassurer la communauté anglophone qui ne s’était pas encore remise du fait que l’ancien premier ministre Jacques Parizeau lui eût mis sur le nez son vote ethnique et son argent, lors du référendum de 1995.
Cessons d’être des colonisés ! p. 209.