À une époque qui prend goût à la guerre préventive et rend permanentes les mesures d’exception qu’exige la guerre, il devient plus urgent que jamais d’analyser côte à côte ce que sont aujourd’hui les principes et la quotidienneté des conflits armés.
Pour vérifier, d’une part, si les guerres modernes peuvent, malgré leur démesure et leurs tristes ingéniosités, ne pas déborder certaines limites et, d’autre part, si les combats effectivement menés se déroulent sur la même planète que la théorie.
La guerre juste de Jean-François Caron
Jean-François Caron entre rondement dans le sujet : la guerre, toujours cruelle, s’inscrit dans l’inévitable. D’une guerre à l’autre, on répète « jamais plus », avant de replonger dans l’horreur comme dans une fatalité. La question, précise-t-il, porte sur les limites éthiques à l’intérieur desquelles on espère contenir les conflits armés, non sur leur récurrence. Caron, à distance du monde idéal, formule des questions concrètes et circonscrites ; la plupart sont pertinentes et même prioritaires.
En ce qui concerne la prolifération des contingents de mercenaires et leur participation aux guerres modernes, Caron conclut à une incompatibilité radicale « entre les objectifs des États qui choisissent d’entrer en guerre et ceux des firmes privées ». Au motif que les États « sont assujettis à des règles claires », alors que « les firmes militaires et de sécurité […] voient plutôt dans la guerre une réalité qui doit être entretenue ». Si la conclusion s’impose, c’est rarement pour le motif qu’invoque Caron. Si, en effet, les armées formées de citoyens plutôt que de mercenaires n’encourent pas les mêmes reproches que les cohortes stipendiées par des entreprises, ce n’est pas par respect des règles qui leur sont imposées, mais parce que les armées nationales grandissent ou compromettent les États et suscitent la réaction électorale, alors que les entreprises ne rendent de comptes qu’à leurs actionnaires.
Le phénomène se reproduit à propos du « meurtre par compassion sur le champ de bataille » : conclusion correcte, mais mal soudée à l’analyse. Caron a raison d’absoudre le soldat qui, ému, achève le blessé dont la mort est certaine et les souffrances intolérables, mais j’aimerais que ce soit parce qu’il sent que c’est ce que le blessé souhaite. Autrement dit, le meurtre par compassion devrait être compris – et accepté – comme un suicide assisté, non comme une euthanasie décidée et perpétrée sans l’aval au moins implicite de la victime. Le coup de grâce correspondrait à la volonté du blessé, même non exprimée, non à un jugement externe.
C’est le vaste labyrinthe des recherches militaires qui attire ensuite l’attention de Caron. En abordant ce domaine qu’enveloppe la chape de plomb du secret Défense, Caron fait œuvre neuve. Sait-on, par exemple, que la recherche militaire porte sur « l’intégrité des facultés cognitives des soldats » autant que sur la prochaine génération de drones ? Qu’un risque existe que « ces innovations en viennent à affecter les capacités rationnelles des soldats et leur capacité à analyser le bien-fondé de leurs gestes en tant qu’êtres rationnels autonomes » ? Raisonnement impeccable de Caron : les dangers liés aux nouvelles technologies sont moins grands que ceux que comporterait la transformation des humains en robots.
Au chapitre suivant, Caron juge que les armes robotisées valent ce que valent leurs contrôleurs humains. Le drone en lui-même ne libère pas le technicien de sa responsabilité : si le drone massacre les participants à un mariage irakien ou afghan, c’est à son cornac de répondre de la bourde. Principe impeccable. L’analyse devrait pourtant pousser un cran plus loin, car les nouvelles technologies, les armes robotisées en particulier, permettent aux États qui détiennent un avantage technique écrasant sur l’adversaire de guerroyer sans verser le sang national. Tel pays tue impunément parce qu’il peut frapper à distance et sans risque ; son rival peut pleurer 150 000 morts. La question change donc : le pays qui ne risque aucune vie et qui peut multiplier les guerres sans réticence de son opinion publique ne va-t-il pas recourir plus souvent à la force ? Qu’on pense à Mogadiscio : il aura suffi de quelques cadavres de GI traînés dans les rues pour que les envahisseurs – et leurs caméras – rentrent au bercail. Pacifique, la technologie ?
Les deux derniers thèmes abordés par Caron surprennent. Que l’on justifie encore la torture au nom de l’information que l’on en espère, c’est ignorer les siècles de torture, depuis l’ordalie de l’Inquisition jusqu’aux méthodes des deux camps pendant la guerre d’Algérie et que Camus fut l’un des rares à dénoncer. Se demander s’il est éthique de négocier avec les talibans est également un souci qui se justifie difficilement. Obama avait raison quand, pendant sa campagne d’aspirant président, il promettait de rencontrer face à face ses adversaires eux-mêmes ; il eut tort d’endurer l’arrogance d’Israël et de ne jamais entendre les prisonniers d’un mur ignoble. Daladier et Chamberlain ne se sont pas discrédités parce qu’ils ont rencontré Hitler, mais parce qu’ils ont mal interprété le Führer.
Un mot encore, délicat. L’information est aujourd’hui, on le sait, assiégée, manipulée, conscrite par une pléthore d’intérêts équivoques ou masqués. Demander à un scientifique s’il est payé par Monsanto, ce n’est donc pas lui faire injure, mais rassurer le public sur la fiabilité des sources. L’information sur la torture ou la recherche militaire ne devrait-elle pas offrir les mêmes garanties ? Un auteur qui aborde ces questions ne devrait-il pas, à son entrée en scène, affirmer et prouver sa parfaite indépendance ? Ce n’est pas faire injure à Caron que de lui demander, la prochaine fois, cette clarification.
Qu’on soit ou non d’accord avec chacune des conclusions de l’auteur, on lui doit l’irremplaçable : l’amorce des débats éthiques qui fondent la dignité de la démocratie.
Jean-François Caron, La guerre juste, Les enjeux éthiques de la guerre au 21e siècle, Presses de l’Université Laval, Québec, 2015, 150 p. ; 29,95 $.
EXTRAITS
[…] la présence des armées nationales sur les champs de bataille n’est plus ce qu’elle était et ces dernières ont été graduellement remplacées depuis la fin de la guerre froide par des firmes militaires et de sécurité privées.
Jean-François Caron, La guerre juste, p. 5.
Comme faire la guerre n’est pas une réalité similaire à un emploi usuel, il est normal que les soldats puissent être en service pendant de longues périodes de temps. Cela signifie qu’ils vont avoir besoin de recourir à des moyens qui peuvent maintenir leur vigilance. Par exemple, en Afghanistan, le soldat en mission avait en moyenne 4 heures de sommeil par jour.
Jean-François Caron, La guerre juste, p. 56.
Et les chiens bouffent les cadavres de Graeme Smith
Graeme Smith fait partie de ce petit carré de journalistes qui peuvent parler en connaissance de cause des conflits dont les échos nous parviennent sans toujours nous en livrer la configuration exacte. Comme Anne Nivat (Les brouillards de la guerre, Fayard, 2011), Smith a vu ce dont il parle. Il veille même à ne pas s’attribuer une compétence qu’il n’aurait pas : « […] je n’ai pas l’expertise pour parler de l’ensemble du pays [l’Afghanistan], mais uniquement du Sud et de ses problèmes. Je m’y suis rendu à dix-sept reprises entre 2005 et 2011 ».
Qu’a-t-il constaté ? D’abord, l’insondable optimisme militaire. Dès le lendemain d’un attentat imputé aux talibans, le jovialiste sergent Patrick Tower commente : « Je pense qu’ils voient venir le point de rupture. Nous allons bientôt en finir ». Des années plus tard, on remettra en cause le retrait des troupes étrangères…
D’un voyage à l’autre, Smith se libère des idées préconçues ; il admet les avoir entretenues. Ainsi, ce qu’il entend de la bouche d’un médecin le trouble : « Je voulais écrire un article sur les souffrances de ses patients, sur les séquelles psychologiques des massacres de parents, de la destruction des maisons, de la fuite dans l’affolement général, mais le docteur préférait me parler encore des erreurs commises par les étrangers : ‘Ici, quatre-vingt-dix pour cent des femmes sont heureuses de porter la burqa, dit-il. Mais les étrangers disent que ce vêtement ne leur plaît pas’. Ce soir-là, de retour dans ma tente à la base, je m’abstins de citer ces dernières déclarations du docteur. Elles ne cadraient pas avec mon article sur une ville assiégée par d’impopulaires militants ».
Car les militants eux-mêmes ne ressemblent pas toujours au portrait que les médias en répandent. « […] le lieutenant américain revint à son idée de départ : la Force internationale se battait contre les talibans à proximité de chez eux. Voilà qui entrait en contradiction avec les déclarations officielles des Américains et des autres États de la coalition selon lesquelles les insurgés n’étaient plus que des nomades, les vestiges de l’armée des talibans, et qu’ils passaient l’hiver au Pakistan pour reprendre les combats l’été. »
Le journaliste aborde avec le même recul la sinistre question de la torture : le Canada respecte-t-il les conventions internationales l’interdisant formellement ? Bien sûr, répond-on en Chambre. La réalité ? « […] les troupes de l’OTAN capturaient des hommes pour les remettre entre les mains des autorités locales qui les torturaient à répétition. » Renseignements obtenus ? Aucune trace.
Fort de ses rencontres avec tous les acteurs de la guerre, Smith résume ses convictions au sujet du conflit ; elles sont percutantes. 1― La guerre est une vendetta entre clans. 2 ― Les frappes aériennes jettent les gens dans les bras des insurgés. 3 ― L’éradication des champs de pavot ne fait qu’empirer les choses. 4 ― Il y a place aux négociations au sein du nationalisme taliban. De façon plus succincte encore, il conclut que « l’intervention de l’OTAN dans le Sud [de l’Afghanistan] passera certainement à l’histoire comme une erreur monumentale ».
Principes et pratique ne font pas toujours bon ménage, mais comment prétendre à la lucidité si l’on n’a pas entendu les deux voix ?
Graeme Smith, Et les chiens bouffent les cadavres, Notre guerre en Afghanistan, trad. de l’anglais par Benoit Léger, Presses de l’Université Laval, Québec, 2015, 315 p. ; 34,95 $.
EXTRAITS
[…] un autre affirme que les méthodes de torture comprenaient la compression des testicules ou même l’émasculation. Et tout cela se passait apparemment à distance de marche des beaux appartements des diplomates américains, bien à l’abri des attentats derrière leurs murs de béton. Cette promiscuité est au cœur des problèmes liés à l’avenir de l’Afghanistan.
Graeme Smith, Et les chiens bouffent les cadavres, p. 167.
Traditionnellement, les tribus sont la principale force politique dans le sud du pays, en particulier lorsque le gouvernement est faible. Les dangers de la vie à Kandahar avaient donné un nouveau souffle au tribalisme, une manière sûre de déterminer en qui l’on pouvait avoir confiance.
Graeme Smith, Et les chiens bouffent les cadavres, p. 203.