Toutes les librairies que nous présente Frances Cha dans World’s coolest bookstores sont à couper le souffle. Elles rivalisent de beauté par le faste de leur architecture ou le raffinement de leur design. Il est impossible de regarder les photos du site sans être pris d’une soudaine envie de voyager. Seule la librairie John K. King Used and Rare Books détonne.
Il s’agit d’une ancienne manufacture sans élégance, dont la peinture des murs extérieurs est d’une autre époque ; elle est entourée de clôtures en métal et située sur une large rue anonyme. Fait encore plus étonnant, cette librairie est à Détroit, ville qui connut la gloire des belles années de l’automobile puis les affres de la mondialisation, et qui aujourd’hui compte de nombreux édifices abandonnés. Bref, une librairie laide dans une ville en déroute. Il ne m’en fallait pas plus pour être séduit.
Une ville peu touristique
J’ai tout de même mis quelques semaines avant de convaincre ma douce d’aller passer une semaine de vacances dans cette ville. Il faut dire que sa réputation peu enviable à propos de la criminalité n’en faisait pas un endroit de prédilection pour une famille de deux enfants de quatorze et six ans, dont le plus jeune est en fauteuil roulant. Nous avons réglé la question en élaborant un plan B fort simple : quitter la ville si nous ne nous sentions pas en sécurité. Mais une fois sur place l’appréhension initiale s’est rapidement évaporée. Le premier soir, à 22 h, nous avons croisé deux femmes blanches dans la trentaine en train de faire leur jogging, et finalement, après une semaine passée dans la ville, jamais nous n’avons été inquiétés. En fait, comme le dit si bien Doug, un natif de Détroit rencontré par hasard et qui nous a fait découvrir certains des secrets de sa ville : « If you are concerned about safety, you have come to the wrong country ».
Le premier défi pour se préparer a été de trouver un guide de voyage, car les maisons d’édition traditionnelles n’en produisent aucun sur cette ville. À force de recherches, j’ai déniché un ouvrage intitulé Belle Isle to 8 Mile : An Insider’s Guide to Detroit, qui a vu le jour à la suite d’une campagne de sociofinancement. Ce livre s’avérera une mine d’informations précieuses pour la planification de notre voyage. Puis, fidèle à mon habitude1, j’ai repéré les librairies d’occasion qui valent le détour. Mais dans cette ville, elles sont rares, et des quatre qui sont présentées dans le guide, l’une d’elles, la Marwil Bookstore, avait entre-temps fermé ses portes.
Un choix démesuré
Le hasard faisant bien les choses, ma conjointe avait réservé un loft qui, sans qu’elle le sache, était situé à quelques rues de la fameuse librairie John K. King Used and Rare Books. Un après-midi, fébrile, je me suis octroyé le temps d’aller la visiter en compagnie de mon fils de quatorze ans, le seul qui me suive dans mes pérégrinations bibliophiliques. Elle est exactement telle qu’on l’a décrite : gigantesque. L’immeuble de quatre étages compte des centaines de milliers de livres, méticuleusement classés en plus de 900 catégories. Pour s’y retrouver, un plan est offert à l’entrée et à chaque étage, une rose des vents indique les points cardinaux pour mieux s’orienter.
Lorsque j’entre dans une librairie, je me dirige en premier lieu vers la section qui m’intéresse le plus. Dès que j’y mets les pieds, une forme d’excitation infinie m’envahit, un sentiment de plaisir qui me fait oublier jusqu’au temps qui passe ou la faim qui me tenaille le ventre. En même temps, une forme d’urgence apparaît, une douce panique à l’idée d’arriver trop tard au livre recherché – car c’est le propre des librairies d’occasion : on ne sait jamais quels livres s’y trouvent ni en combien d’exemplaires. J’ai déjà eu à composer avec la déception de voir la main d’une personne entrée en même temps que moi, mais arrivée en premier devant la section convoitée, saisir un livre, le feuilleter et le mettre sous son bras. Est-ce que le livre aurait pu m’intéresser ? Je ne le saurai jamais, n’ayant pas eu le loisir d’y jeter un œil, et c’est précisément cette interrogation laissée sans réponse qui est source de tant d’inquiétudes. Cette sensation m’empêche parfois d’apprécier pleinement le reste de ma visite. Bref, je repère rapidement les livres dignes d’intérêt et parfois, après en avoir feuilleté un, ne sachant pas encore si je vais me le procurer, je regarde aux alentours afin de m’assurer que personne ne cherchera à s’en saisir une fois que je l’aurai déposé. Dans le cas où je décide de le garder momentanément pour poursuivre ma réflexion, je tente de ne pas trop me faire remarquer par un libraire, craignant alors qu’il puisse penser que je tente de le dérober : une autre cause de malaise. Voilà pourquoi la visite d’une librairie d’occasion est toujours source d’une foultitude d’émotions.
Je me dirige donc dans un premier temps vers la section que les Anglo-Saxons appellent Books about books, située au quatrième et dernier étage. Puis, chemin faisant, je traverse chacun des étages de l’édifice, ce qui me permet d’apprécier le design unique de cette librairie aux dimensions hors du commun. Partout, les livres sont parfaitement bien alignés, aucun espace vide n’a été laissé sur des rayonnages tout aussi parfaitement bien alignés ; l’ensemble prend toutes les apparences d’un véritable labyrinthe. L’effet est d’autant plus saisissant que la disposition des sections diffère à chaque étage. Ici et là, judicieusement distribués, des objets un peu étranges ne manquent pas de me faire sourire, comme cette imposante tête de cerf empaillée avec ses bois.
Au terme de ma visite, quelque chose me tarabuste : je sors les mains vides. La raison ? Si les rayons comportent une quantité faramineuse de livres, je n’en ai trouvé aucun qui soit rare ou ancien. À moins ne qu’ils soient regroupés dans une section particulière ? Force m’est d’admettre que mon flair ne m’a pas permis de la trouver. Le soir, je relis attentivement l’information contenue sur le site Web pour m’apercevoir que cette section est en fait accessible sur rendez-vous. Bon. Pas le choix, je dois y retourner.
Le lendemain, nous poursuivons notre visite de la ville en famille et passons un avant-midi complet à déambuler au Eastern Market, le marché extérieur de Détroit, le plus grand de ce genre aux États-Unis, qui s’étend sur trois immenses hangars à aires ouvertes. Les odeurs y sont invitantes, et la foule, bigarrée et opaque, n’est jamais intimidante. Autour des hangars, des antiquaires, restaurants et commerces spécialisés se sont installés dans des édifices permanents. C’est là qu’un organisme a ouvert le Signal-Return Press, une imprimerie artisanale et un atelier de typographie à l’ancienne. Il est possible d’y suivre des cours et de louer différentes presses afin de créer et d’imprimer ses propres cartes d’affaires, des cartes de vœux, des papiers d’emballage, des affiches ou des livres. Attenante à l’atelier, une boutique vend des créations d’artistes.
Une librairie aux parfums magiques
Le jour suivant, je trouve un moment pour me rendre de nouveau à la librairie John K. King Used and Rare Books – les boutiques ferment souvent à 17 h à Détroit, ce qui ne va pas sans poser certains défis de logistique – et je demande à visiter la section des livres rares et anciens. L’employé à l’entrée appelle par un système de communication interne l’assistante de John King. Après de longues minutes passées à attendre, minutes pendant lesquelles je me rappelle combien la librairie est vaste, elle apparaît et m’invite à la suivre. Tout en discutant, et à ma grande surprise, nous sortons de la librairie, la contournons vers la droite pour nous diriger vers un second immeuble situé à l’arrière. Elle s’arrête devant une grande porte en métal, fait jouer les clés et, sitôt la porte ouverte, on s’engouffre à l’intérieur.
C’est le choc : il s’agit d’un immeuble de deux étages, d’une superficie similaire à celle de la première librairie, mais contenant uniquement des livres rares et anciens, tout aussi rigoureusement classés par thèmes et en ordre alphabétique. Chaque étage comporte plusieurs pièces somptueuses, avec des bibliothèques sur chaque mur qui s’élèvent jusqu’au plafond. Au milieu, des présentoirs antiques aux panneaux vitrés renferment certains des plus beaux spécimens de la librairie. Les murs des escaliers sont placardés d’une myriade de cadres contenant des affiches, des photos ou des découpures de journaux liés au thème du livre ou de la librairie. Il règne dans cet endroit un sens de l’ordre étonnant, l’espace y étant savamment exploité. Alors que je dois suivre le pas rapide de l’assistante, qui me mène d’une salle à une autre, je tente de ne rien manquer, balayant du regard tous les coins et recoins de cette librairie aux parfums magiques. Jamais je n’ai eu l’occasion de me promener dans une librairie aussi somptueuse. Lorsque nous sortons du bâtiment pour retourner au premier, je me retourne pour regarder de nouveau cette véritable caverne d’Ali Baba du bibliophile, et je constate qu’un troisième étage semble avoir été construit récemment. L’assistante m’apprendra qu’il s’agit des appartements personnels du propriétaire.
C’est lors de ma troisième visite que je peux finalement rencontrer John King. Il me raconte que lorsqu’il avait quatorze ans, la ville de Détroit comptait une bonne vingtaine de librairies, mais qu’elles ont toutes fermé leurs portes au fil des années. Nous conversons à propos de l’avenir du livre papier, et il m’apprend que son commerce se porte mieux depuis environ un an. Nous tombons d’accord pour affirmer que si Internet permet de se procurer un livre très précis, rien ne remplace la visite d’une librairie pour trouver par hasard un ouvrage dont on ignorait jusqu’à l’existence.
Avant de partir, l’assistante me tend les deux derniers catalogues en format papier que la librairie a produits pour ses clients et abonnés, aujourd’hui remplacés par une base de données en ligne, me mentionnant qu’elle adorait effectuer les recherches minutieuses que ces petits imprimés exigeaient.
D’autres trésors
J’ai trouvé, au fil de mes pérégrinations à Détroit, plusieurs livres. À la librairie du Detroit Institute of Arts, je suis tombé sur The Unreal Estate Guide to Detroit de Andrew Herscher, un ouvrage qui présente de nombreux projets citoyens qui vont de l’agriculture urbaine à l’art de rue, en passant par des groupes organisés d’entretien des espaces publics que la ville a laissés à l’abandon, faute de moyens. J’y ai aussi trouvé Connecting the Dots, Tyree Guyton’s Heidelberg Project, un essai sur l’œuvre artistique de Tyree Guyton, située sur la rue Heidelberg, lieu qui est devenu au fil des années un arrêt incontournable pour qui visite Détroit.
Dernier jour. Nous nous arrêtons à la librairie The Book Beat, située dans un centre commercial excentré au nord de la fameuse rue 8 Mile. Spécialisée en livres d’art et en littérature jeunesse, elle comporte aussi une grande section de livres neufs et usagés sur le design. Bien que j’aie manqué de temps pour faire le tour de ses nombreux rayonnages, j’ai tout de même réussi à y trouver le catalogue d’une exposition à propos de Frank Lloyd Wright et le livre d’art Frank Lloyd Wright & the Book Arts.
Finalement, après toutes mes visites à la John K. King Used and Rare Books, je repartirai avec l’affiche de cette librairie où l’on voit, sur fond noir, un labyrinthe dont les murs sont des livres posés sur la tranche, avec au milieu la phrase : « Once you’re in, you don’t want to leave ». Quant aux livres, j’en suis ressorti avec 200 years of Detroit Booksellers, 1817 to 2007, un bref ouvrage qui retrace l’histoire des librairies de la ville, produit par Kathryn MacKay et The Book Club of Detroit. En le lisant, j’y apprendrai que John King a commencé par vendre des livres entassés dans le coffre de sa voiture en 1965. Finalement, j’ai mis la main sur Detour in Detroit de Francesca Berardi, une journaliste italienne passionnée par Détroit. C’est l’ouvrage qui m’accompagnera pendant les jours suivant notre départ et qui me permettra de poursuivre la découverte de cette ville fascinante.
1. Voir Tourisme bibliophile I — La librairie d’occasion est à un quartier ce que les grenouilles sont à un étang : un signe de bonne santé.