Le 30 mai 2005, Gérald Leblanc1 mourait. Dix ans plus tard, son œuvre est plus que jamais vivante. Son œuvre, mais aussi le mouvement littéraire qu’il a contribué à créer, en particulier comme directeur littéraire des éditions Perce-Neige. Car il était aussi un animateur de cette Acadie qu’il a toujours défendue et promue sur toutes les scènes qui s’offraient à lui. En construisant ses poèmes à partir de son quotidien, il a su rendre l’essentiel de ce qu’est la vie et inscrire l’Acadie dans la modernité en y accueillant le monde.
Premiers textes
Quand il publie son premier recueil, Comme un otage du quotidien (le deuxième publié par Perce-Neige, en 1981), il est déjà connu comme parolier du groupe de folk rock 1755, alors au sommet de sa popularité. En 1976, l’unique numéro de la revue Emma, publiée par les éditions d’Acadie, présentait ses premiers poèmes, parmi lesquels on retrouve la chanson de 1755 « Rue Dufferin ». Sa poésie tourne alors autour de trois grands thèmes : l’Acadie, la langue et ses rapports avec les autres. Il affirmera la réalité du pays, tâche difficile qu’il entreprend dès le premier poème d’Emma : « Je saignais d’une vie déracinée / dans un pays châtré ».
Dans Comme un otage du quotidien, il raconte d’une façon claire et simple sa vie de tous les jours. Les fondements de ce que sera sa poésie sont là : l’Acadie de Moncton, les auteurs qu’il aime, la musique, source à la fois de rythmes, mais aussi d’influences, la langue, le plus souvent utilisée d’une façon « standard », mais avec des incursions chiacs, l’amour et l’amitié qui nous entraînent dans l’intimité du poète.
Une quête qui s’intériorise
Des quatre recueils qu’il publie entre 1991 et 1999 – tous chez Perce-Neige –, Éloge du chiac (1995) rassemble le plus clairement l’ensemble de ses préoccupations. « Notre univers, affirme-t-il dans le texte liminaire, est rempli de mots alors pourquoi s’en priver ? » De là, il se dit « en plein bricolage linguistique, vieux mots français entrecoupés d’expressions anglaises, verbes anglais à terminaisons françaises », situés quelque part « entre madame de Staël et Madonna » et, précise-t-il, « nous n’y sommes pas pour nous excuser ». Il utilise le chiac avec une parcimonie qui peut paraître surprenante, mais qui pourtant lui ressemble : le chiac est pour lui une couleur, une façon de souligner l’unicité de son expérience linguistique, jamais un absolu. Cette finesse correspond à son écriture ouverte, accessible à l’ensemble des francophones. Car il écrit dans une volonté de partage, soucieux de sa langue, de la précision syntaxique, du sens des mots. Autant il peut défendre le chiac, autant il est conscient de la nécessité de ne pas enfermer sa poésie dans un ghetto linguistique.
La langue de Gérald Leblanc chante le désir toujours contrarié d’enracinement. Comme dans ses autres ouvrages, la nomination est essentielle : il doit mettre un nom sur chaque chose, sur chaque facette de sa ville, sur chaque être pour que ceux-ci existent. Il y a là le drame de celui qui a peur que l’univers se dissolve s’il ne réussit pas à l’amarrer au sol des mots.
Les poèmes de Gérald Leblanc respirent au rythme de la vie quotidienne, habités par le regard parfois inquiet, parfois serein de leur auteur. Dans Le plus clair du temps (Perce-Neige, 2001), Leblanc nous invite à l’accompagner dans une promenade toute simple dans les rues de Moncton. Marcher dans la rue, faire l’épicerie, s’installer à une terrasse, écouter de la musique, acheter un livre, lire un texte, regarder les étoiles, prendre l’autobus… Et, par-dessus tout, rendre compte de sa ville, ce Moncton qui est au cœur de son œuvre depuis le tout début. En arrière-plan, la relation amoureuse toujours présente, elle aussi, depuis le premier recueil, et les 50 ans du poète. Le temps passe et la nécessité de saisir le temps passé traverse tout le livre, comme nous l’indique le chronomètre autour duquel se construit l’œuvre de Mathieu Léger, qui orne la très belle page couverture.
Moncton est également au centre de l’unique roman de Gérald Leblanc, Moncton mantra (Perce-Neige, 1997). Cette autofiction raconte le cheminement d’un jeune homme de Bouctouche, Alain Gautreau, de son arrivée à l’Université de Moncton à l’automne 1971 à la publication de son premier recueil de poésie en 1981. L’action nous est racontée sous la forme d’un journal intime dans lequel l’anecdote domine largement la réflexion. Ce roman évoque ce qui s’est passé à Moncton durant ces années qui ont vu l’émergence du mouvement artistique acadien.
Le temps a changé de valeur dans Techgnose (Perce-Neige, 2004). Il n’est plus relié à une promenade, à une rencontre, à une réflexion, mais davantage à une émotion, à un mouvement. Leblanc nous fait partager son expérience de la danse, cette extase née de l’abandon de soi dans la musique, dans la frénésie née de la fusion des corps qui se laissent porter par le rythme.
Après lui
Un an après son décès, Perce-Neige publie Poèmes new-yorkais (Perce-Neige, 2006), qui regroupe des textes écrits entre 1992 et 1998. On découvre l’appartement où il vit, entendant avec lui la musique que fait jouer son voisin, ou encore telle rue, telle librairie. On a littéralement le sentiment d’accompagner Leblanc dans ses activités, dans son approche de cette ville qu’il aimait, dans ses expériences affectives.
Il avait réussi à cristalliser autour de lui au sein des éditions Perce-Neige ce que l’on peut appeler aujourd’hui « l’École littéraire de Moncton ». La génération des écrivains des années 1990 lui doit beaucoup : de Marc Poirier et Jean Babineau à Éric Cormier et Christian Roy en passant par bien d’autres dont Sarah Marylou Brideau et Stéphanie Morris. Tous ces jeunes publiés par Perce-Neige ont été encouragés, critiqués et dirigés par lui. Une direction qui n’avait rien de dictatorial, mais qui tenait davantage à son profond désir de faciliter l’émergence d’une parole originale, propre à l’Acadie.
1. Né à Bouctouche le 25 septembre 1945, Gérald Leblanc déménage à Saint-Jean (N.-B.) à l’âge de quatorze ans. Il termine ses études secondaires au St. Malachy’s Memorial High School, donc en anglais. Après quelques petits boulots, il décide de s’inscrire à l’Université de Moncton en 1971. Il abandonne près un peu plus d’une année d’études peu convaincantes. Dès lors, son cheminement est lié à la scène culturelle de la ville, dont il deviendra le chantre. Il participe à la fondation des éditions Perce-Neige en 1981, dont il sera le directeur littéraire quelque temps après la relance de la maison en 1991. Peu exigeant financièrement, il consacre tout son temps à l’écriture, la sienne et celle des auteurs de Perce-Neige. Il décède d’un cancer le 30 mai 2005.
Gérald Leblanc a publié :
Emma I, avec Laurent Comeau (photographies), Louis Comeau (dessins et page couverture), Yvon Leblanc (photographies), Roberthe Mélanson (dessins) et Danyèle Myre (photographies), D’Acadie, 1976 ; Comme un otage du quotidien, poésie, Perce-Neige, 1981 ; Alyre, monologue théâtral, Galerie sans nom, 1981 ; Les sentiers de l’espoir, théâtre jeunesse, théâtre l’Escaouette, 1983 ; Géographie de la nuit rouge, poésie, D’Acadie, 1984 ; Lieux transitoires, poésie, Michel Henry, 1986 ; L’extrême frontière, Poèmes 1972-1988, Prix littéraire de la Ville de Moncton 1990, D’Acadie, 1988 et Prise de parole, 2015 ; La poésie acadienne, 1948-1988, avec Claude Beausoleil, anthologie, Écrits des Forges/Le Castor Astral, 1988 ; Les matins habitables, illustrations de Tristan Wolski, poésie, Perce-Neige, 1991 ; Complaintes du continent, Poèmes 1988-1992, Prix des Terrasses Saint-Sulpice, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1993 ; Éloge du chiac, poésie, Perce-Neige, 1995 ; Méditations sur le désir, avec l’artiste Guy Duguay, livre d’artiste, Atelier Imago, 1996 ; Moncton mantra, roman, Perce-Neige, 1997 et Prise de parole, 2012 ; Je n’en connais pas la fin, poésie, Perce-Neige, 1999 ; La poésie acadienne, avec Claude Beausoleil, anthologie, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1999 ; Le plus clair du temps, poésie, Perce-Neige, 2001 ; Géomancie, nouvelle édition de Comme un otage du quotidien, Géographie de la nuit rouge et Lieux transitoires, poésie, L’Interligne, 2003 ; Techgnose, poésie, Perce-Neige, 2004 ; Poèmes new-yorkais, poésie, Perce-Neige, 2006.
EXTRAITS
Je t’écrirai un poème sauvage
un poème tripes
avec le tam-tam en rut
entre les mots
un poème chiac
Emma, repris dans L’extrême frontière, p. 20.
sur le sentier du rouge
au bureau d’assistance sociale, nos plaies cicatrisent
mal au son de CFQM/country & western. je me retrouve
dans un télé-roman cheap dans les entrailles de
l’Assomption, septième étage. c’est l’été 1981, en ville.
ici, nous sommes majoritairement Acadiens. il faut
demander une clé si nous voulons aller aux toilettes. la
police arrive : un réclamant est tombé endormi à force
d’attendre. on se moque d’une Amérindienne. on
ridiculise une fille-mère. on me rit dans la face quand je
leur réponds que je suis écrivain.
au régime du baloney et des saucisses, j’ai le temps
d’y repenser. que ça me rend aigre. comme Lou Reed
dans les rues de New York qui attend sa fix.
Géographie de la nuit rouge, dans Géomancie, p. 59-60.
Vancouver
qu’est-ce que ça veut dire, venir de Moncton ? une langue bigarrée à la rythmique chiac, encore trop proche du feu. la brûlure linguistique. Moncton est une prière américaine, un long cri de coyote dans le désert de cette fin de siècle. Moncton est un mot avant d’être un lieu ou vice versa dans la nuit des choses inquiétantes. Moncton multipiste : on peut répondre fuck ouère off et ça change le rythme encore une fois. qu’est-ce que ça veut dire, venir de nulle part
L’extrême frontière, p. 161.
flashback
Je retrouve au hasard
des photos dans une enveloppe
un regard sur 1974
me rappelle les amitiés et les projets
la poésie que nous écrivions
tard dans les nuits de fièvre
nous imaginions tout haut
l’avènement d’une Acadie en nous
pour faire remonter
le feu sacré d’une parole ancestrale
aux rythmes de notre rage
activée et brûlante
du goût de chanter dans nos mots
Les matins habitables, p. 63.
éloge du chiac
de jouer dans la langue et d’en rire
d’en rêver quand on find out
qu’on communique
même si le voisin fait mine
de ne rien comprendre
too bad de se priver
de pareille façon
de faire accroire
contre soi-même
que ce rythme n’existe pas
Éloge du chiac, p. 11-12.
en lisant Aragon à cinquante ans
que d’heures perdues à regarder passer le monde
au cœur perdu des heures à regarder le monde passer
au café lire les journaux pour tuer le temps
certains matins lorsqu’en nous l’univers gronde
c’est le mal de vivre auquel on ne peut rien sinon
se perdre dans ses pensées en regardant passer le monde
Le plus clair du temps, p. 32.
le jeu d’épreuves
l’intensité de dire imprime sur ces textes
ce qui autrement m’aurait tué
le corps en feu au cœur d’une langue
avec des dents et du souffle
l’exploration délicieuse des limites
revenir sur ces traces écrites
avant de me rendre à l’extrême frontière
j’ai compris que j’écrivais pour sauver mon âme
Techgnose, p. 30.