Journaliste, traducteur, romancier, poète, critique d’art et intellectuel franco-manitobain, J. R. Léveillé est un auteur prolifique qui, tout au long de sa carrière entamée en 1968, n’a sans doute pas toujours obtenu la visibilité que son œuvre aurait dû susciter. Comment expliquer ce silence relatif autour du travail d’un homme qui aura consacré sa vie à la vitalité de la culture franco-manitobaine, mais aussi au renouvellement incessant de son propre travail dans une démarche réflexive comme on en voit peu ?
Peut-être la distance entre Winnipeg et les centres nerveux de la littérature francophone est en cause. À moins que cela ne repose sur la discrétion de l’homme. Ou peut-être, simplement, que son expression artistique ne répond pas aux attentes que le public et le milieu s’inventent à propos d’une littérature émanant d’un contexte minoritaire. La parole de Léveillé est à des milles d’un ton folklorisant qui souhaiterait faire de la culture menacée sa grande affaire.
Je tenterai donc de tailler une porte pour ceux et celles qui ne seraient pas encore entrés dans une œuvre au croisement de la philosophie, de la spiritualité et de la poésie, où le lecteur est attendu comme agent actif de la signifiance.
Mais par où commencer devant cette œuvre d’une trentaine d’ouvrages diversifiés et exigeants ? Commençons par la fin, ce qui paraît un choix arbitraire, sans doute. Le dernier ouvrage de Léveillé, Sondes (Du Blé, 2014), donne néanmoins une idée de l’entreprise puisqu’il rassemble la totalité des essais publiés par l’auteur dans des revues ou des collectifs entre 2005 et 2014. Cet ouvrage qui s’inscrit en droite ligne avec des recueils précédents – Parade ou Les autres et Logiques improvisées, tous deux parus en 2005 aux éditions du Blé – peut certes sembler éclectique tant il réunit différents types de textes, mais l’ensemble se lit comme une défense de la contemporanéité de la pratique artistique au Manitoba français.
Le recueil se clôt sur un texte de l’auteur portant sur l’indétermination en littérature. S’appuyant sur le principe d’indétermination de Heisenberg, principe physique selon lequel il serait impossible de déterminer avec précision à la fois la masse et la vitesse d’un corpuscule, Léveillé se promet d’en démontrer l’application en littérature. Habilement, il déploie son œuvre comme une tension constante entre la question du temps de l’écriture/lecture et la question du livre comme espace.
Le geste d’écriture. L’objet livre.
Influencé par la philosophie orientale, J. R. Léveillé cite à plusieurs reprises le principe de l’Unique Trait de Pinceau de Shitao et insiste sur l’importance du geste : « Il y a de la poésie dans la peinture et de la peinture dans la poésie » (Sondes). Ce principe permet de témoigner à la fois de la passion de l’écrivain pour les arts visuels et de ces nombreux projets que j’appellerais transdisciplinaires, même si le terme me paraît un peu beige en regard de la poésie qui y est en jeu.
Je pense en premier lieu à certains projets qui remettent en question la linéarité du livre écrit, comme Pièces à conviction (Ink Inc.), paru une première fois en 1999. Collage de textes, l’ouvrage met en page une écriture pratiquée au stylet plutôt qu’au stylo, comme le dit lui-même l’auteur dans Sondes. Les 29 doubles pages, qui sont autant des œuvres visuelles que littéraires, obligent le lecteur à repenser son rapport à l’espace page. Plusieurs années plus tard, à l’occasion d’une exposition, les affiches de Généalogie du lieu interrogent aussi la linéarité du texte, cette fois en présentant des collages d’extraits de manuscrits, souvent caviardés ou corrigés. Parue en 2005, toujours aux éditions Ink Inc., cette collection d’affiches est appelée à être rééditée dans un tout autre format avec d’autres projets visuels de l’auteur.
Ce travail du mot comme matière nous renvoie directement à la remise en question du livre comme espace qui est aussi frappante dans certains projets de poésie ou de fiction de l’écrivain. Par exemple, le roman Le soleil du lac qui se couche, magnifique histoire d’amour en 164 fragments, a été édité sans pagination (du moins jusqu’à sa plus récente édition à La Peuplade), faisant fi des conventions éditoriales les plus élémentaires. Notons aussi la publication, autour de ce même roman, du petit ouvrage étonnant qu’est L’étang du soir, Les poèmes d’Ueno Takami (Du Blé, 2008). Pourquoi étonnant ? Parce que ce livre est d’une certaine façon le « produit » du roman évoqué précédemment : « Moi, je regardais les deux ou trois poèmes dont on avait tiré les épreuves. Le caractère était simple et stylisé à la fois, on le voyait. L’effet par contre avait quelque chose de primitif, de fait à la main » (Le soleil du lac qui se couche). Ainsi, L’étang du soir – poèmes de J. R. Léveillé et dessins d’Étienne Gaboury – est la matérialisation de ce qui se produit au cœur de l’imprimerie du roman : un produit dérivé dans le sens le moins mercantile qu’on puisse imaginer.
Pensons aussi au projet que J. R. Léveillé a mené avec Tony Tascona, d’abord sous la forme d’une exposition, ensuite d’un livre édité sous le titre de Dess(e)ins II/Drawing(s) II (Du Blé, 2001) et qui juxtapose les œuvres de l’un et de l’autre, surtout pas dans l’idée d’une légende ou d’une illustration, mais bien dans le but de méditer sur cette formule qui unit autour d’un seul trait de pinceau calligraphie et peinture. « Le projet du dessin serait à l’origine semblable au dessein de la poésie », souligne-t-on dans l’introduction de l’ouvrage.
Traduire, cette architecture
Ce projet avec Tony Tascona, c’est aussi celui de la traduction, acte incontournable dans l’œuvre de Léveillé, d’abord parce que l’auteur la pratique et l’interroge, mais aussi parce qu’elle se retrouve au cœur de certaines de ses fictions. « Tu t’intéresses aux arts, à la littérature, à l’architecture ; et la traduction, c’est une espèce d’édifice », dit Ueno à Angèle quand ils se retrouvent au-dessus des épreuves de ses poèmes (Le soleil du lac qui se couche).
« Au fond, c’est l’énergie du texte qu’il faut traduire. Adapter les circuits, pour faire circuler la signifiance », affirme l’écrivain dans Sondes. On aura compris que cette question de la circulation de l’énergie et de sa mesure se retrouve partout dans l’œuvre de Léveillé. Elle est aussi directement liée à la préoccupation de l’espace/temps que nous avons évoquée en introduction et, de façon générale, au choix de l’auteur de ne jamais s’arrêter à la frontière des genres, comme le prouvent plusieurs de ses ouvrages, dont le roman Nosara (Du Blé, 2003). Si, pour Léveillé, la traduction ne doit pas être perçue en termes de gains ou de pertes, mais comme un « déplacement de vecteurs » (Sondes), on pourrait dire qu’il en est de même de toutes les formes d’altérité.
On reconnaît dans ces préoccupations de Léveillé un héritage français à la croisée de la littérature et de la philosophie (Barthes, Rimbaud, Sollers, Mallarmé, qui sont des compagnons de tous les instants), mais aussi l’influence d’une certaine philosophie orientale, celle du dao (ce qu’on appelle taoïsme dans le langage courant).
Cette influence du dao est particulièrement sensible chez Léveillé à partir du début des années 2000. On peut la voir dans ce personnage de Ueno Takami, artiste japonais que nous avons déjà évoqué, mais aussi dans la poésie de l’écrivain, qui estime que « dans cette écriture zen, il faut formuler des évidences qui deviennent des surprises » (Sondes). Les deux plus récents recueils de l’écrivain, Poème pierre prière (Du Blé, 2011) et Sûtra (Du Blé, 2014), en témoignent plus particulièrement dans une écriture dépouillée qui se présente sous forme d’aphorismes ou de poèmes brefs semblant surprendre la pensée pour mieux la suspendre momentanément. Si certains critiques ont évoqué le religieux, j’y préférerais encore la notion de spiritualité, étant entendu que le texte de l’écrivain se situe bien loin de toute institutionnalisation, y préférant de loin le parcours de l’autonomie réflexive : « Je vais donc voyager moi aussi. En sortant dans le jardin, je lève les yeux vers le ciel et connais de merveilleux transports » (Sûtra).
C’est un peu cela, J. R. Léveillé, l’invitation au voyage le plus immédiat qui soit.
EXTRAITS
J’ai longtemps observé le visage du poète. Sa tête grisonnante, ses cheveux plutôt courts, ébouriffés. Et ces yeux de charbon. C’est, me semblait-il, contre le noir de ces yeux que tout se mesurait, jusqu’à l’encre de l’imprimeur. Et la vieillesse sur le visage : une bonne usure. Un visage avec une histoire. Les traits japonais, basanés par le vent, comme un marin en haute mer.
Le soleil du lac qui se couche, « Fragment 88 ».
Pensons-y une seconde – une seule, puisque le temps est tout ici –, qu’est-ce que le texte sinon la position de la vitesse qu’est l’écriture.
Sondes, p. 201.
La méditation naturelle continue. La voie de la couleur. Parfois, pour observer, il faut écrire à travers son ombre.
Sûtra, p. 13.
Allez
sans maître
et sans méthode
Vous reviendrez
comme vous êtes parti
La porte étroite
demeure une porte
L’esprit léger
passe sans graviter
Sûtra, p. 59.
je balaie les feuilles
devant mon porche
et je rends grâce
à l’arbre
L’étang du soir, Les poèmes d’Ueno Takami, non paginé.
Il répondit : Il y a quatre saisons.
Celle d’avant. Celle d’après.
Puis celle du moment. Et enfin.
Dess(e)ins II/Drawing(s) II, p. 20.
Je vais
et je suis en paix
Je reste
et je deviens
l’âme n’a pas tort
de prendre forme
Poème pierre prière, p. 23.