Le dernier livre d’Hélène Dorion, dont le titre est on ne peut mieux choisi, oscille constamment entre l’intimisme du propos, la volonté d’extraire un sens aux expériences ici rapportées, et le souffle poétique, aux élans parfois mystiques, qui le traverse.
Tout, ici, est fondu au creuset de l’écriture, le récit empruntant le lent mouvement d’un fil d’Ariane qui ne cesse de s’enrouler et de se dérouler sur lui-même pour nous rappeler que « chaque vie comprendrait une infinité de mouvements circulaires qui s’emboîteraient les uns dans les autres ». Un à un, la narratrice du récit démêle le fil de ces mouvements. De l’ombre à la lumière, de l’immobilité au mouvement, de la mort à la vie, le cycle de la vie se déploie sous nos yeux telle une chrysalide.
Recommencements1 s’amorce au moment où la mère de la narratrice, que l’on ne peut dissocier de l’auteure tout au long de cette quête, avance vers le bout de sa route. Comment meurt-on ? demande-t-elle à sa fille qui lui répond « qu’elle allait choisir l’heure, choisir les personnes qui seraient près d’elle à ce moment-là, et qu’elle n’aurait qu’à s’abandonner, à se laisser porter, quelque chose viendrait la guider et il s’agirait de suivre sans résister ». Suivre sans résister, s’abandonner, se laisser porter. L’essentiel est dit, résumé dans ces quelques mots. Le message livré par la mère au seuil de la mort contient déjà la réponse à cette autre question, miroir de la première, à laquelle la narratrice tentera de répondre : comment vit-on ? Dès le début, donc, la boucle se forme et se referme sur elle-même, mais il nous faudra, comme la narratrice, remonter le cours d’une vie pour accéder à cette connaissance, pour faire accéder la conscience que nous en avons à l’expérience qui se vit au fil des jours. En s’ouvrant sur la mort de la mère, Recommencements nous rappelle que toute vie émane d’un cycle dont la mort précède et assure la perpétuelle renaissance. Pour que le papillon puisse prendre son envol, la chenille doit cesser d’être. Le thème de la métamorphose est ici omniprésent et présenté sous différents angles, dont le premier se révèle être le don de liberté et d’amour que permet la mort de la mère : « Ainsi ma mère m’invitait-elle, par sa mort, à remonter vers ma propre source… »
La narratrice nous entraîne à sa suite dans cette lente remontée où se forme peu à peu la conscience de sa propre présence au monde, couplée avec le besoin de comprendre ce qui compose à la fois ce « je » et le monde dans lequel il apprend peu à peu à se mouvoir physiquement, à interroger les forces qui l’animent, à prendre conscience de l’étendue de l’univers et de notre incapacité à l’embrasser dans sa totalité, à en cerner les contours, à en maîtriser la connaissance par la seule rationalité. Déchiffrer l’ordonnancement du monde, la figuration du mystère propre à toute vie, repose d’abord sur l’apprentissage et la maîtrise du langage, puis sur celle de l’écriture qui permet d’en esquisser les rouages et de tenter d’en révéler le sens. « Peu à peu, nous dit la narratrice, j’ai découvert que les mots n’ouvraient pas seulement un chemin mais plusieurs, et que le sens ressemblait à une figure plate s’ouvrant tout à coup sous le regard pour engendrer deux, trois, quatre dimensions qui sont autant de directions possibles. »
La philosophie sera l’une de ces directions. Elle ouvrira à son tour un chemin vers la littérature, et cette dernière ramènera la narratrice à la philosophie, en proposant une fois de plus de nouvelles directions vers la philosophie orientale dont la pensée traverse également ce récit. Constamment, dès que la narratrice emprunte une voie nouvelle, c’est pour mieux illustrer que son apparente linéarité témoigne de notre incompréhension, voire de notre refus, à en percevoir et à en accepter le mouvement cyclique. On ne peut rien retenir, nous sera-t-il constamment répété, aussi nous faut-il consentir à ce que toute chose soit appelée à se transformer, à se métamorphoser continuellement, voire imperceptiblement sous nos yeux. « Même les mots, même les phrases tiennent d’un état transitoire qui les porte d’un passage à un autre. »
Tout au long du récit, la narratrice épouse au plus près l’objet de sa quête, que ce soit par sa présence auprès de sa mère, par son retour sur une île dévastée par une tempête où elle trouve refuge pour remonter le cours du temps et donner forme au récit qui se déploie sous nos yeux, par l’expérience de l’amour ou le rappel de ses propres souffrances. Hélène Dorion parvient ici à enchâsser l’objet d’une quête personnelle, qu’elle poursuit inlassablement depuis de nombreuses années, dans une forme narrative tout à la fois libre et inventive qui lui permet d’en rendre compte, dont le résultat témoigne intrinsèquement de l’indissociabilité de cette même quête. « Tout est un dans ce mouvement continu de transformation composé d’un tissu unique où coexistent, identiques, l’esprit et la matière, le cœur et la pensée, l’intérieur et l’extérieur, l’inspiration et l’expiration, le temps et l’éternité. Pas davantage il n’existe de séparation entre le monde et moi. »
En refermant ce livre, on sait déjà qu’on le rangera à portée de main pour en reprendre la lecture, pour découvrir et explorer de nouvelles directions au fur et à mesure que nous déployons notre propre fil d’Ariane.
1. Hélène Dorion, Recommencements, Druide, Montréal, 2014, 219 p. ; 19,95 $.