Je n’ai jamais vu Shining, de Stanley Kubrick. Si c’était le cas, je m’en souviendrais, c’est certain. On n’oublie pas un film d’horreur. De surcroît s’il a été réalisé par l’un des plus importants cinéastes du XXe siècle, s’il a été interprété par Jack Nicholson et Shelley Duvall. On n’oublie pas des répliques telles que : « Tu aimes les glaces, canard ? »
Je sais toutefois à quel point un film, un livre, une œuvre d’art peuvent changer le cours d’une vie (j’exagère, mais c’est voulu, ça donne le ton, la couleur de Ma vie rouge Kubrick1 de Simon Roy), peuvent nous précipiter dans une quête à jamais résolue : comprendre les motivations profondes qui nous poussent à agir de telle ou telle manière. À écrire, par exemple. C’est avant tout de cette quête que traite le livre de Simon Roy, ouvrage hybride qui se rapproche certes de l’essai, mais qui se démarque avant tout par sa singularité, par son obsession colorée, serais-je tenté de dire.
Ma vie rouge Kubrick peut se lire comme un hommage torturé au génie de Stanley Kubrick, comme l’écrit Simon Roy dans ses remerciements à la fin de l’ouvrage, mais j’ai, et de loin, préféré retenir la fable noire sur le processus de création. « L’écrivain en processus de création actif devient en quelque sorte obsédé par une idée fixe. Monomaniaque, tout juste socialement tolérable. Et ça, c’est dans les bonnes journées », écrit l’auteur en début d’ouvrage. C’est d’ailleurs ce qui guette Jack Torrance dans le film, que tourmente l’idée de pouvoir mener son roman à terme, l’incitant à accepter de se retrancher avec sa famille, à titre de gardien, dans un hôtel isolé des montagnes Rocheuses du Colorado. Le précédent gardien, le prévient le directeur de l’hôtel qui l’engage, a assassiné, il y a de cela plusieurs années, sa femme et ses deux filles à coup de hache avant de se suicider. Voilà que les choses se mettent peu à peu en branle (pas dans le film, mais dans l’ouvrage de Simon Roy où il faut être constamment attentif car les superpositions et les croisements entre le film de Kubrick, le roman de Stephen King et le propre récit de vie de Roy ne cesseront du début à la fin de l’ouvrage de multiplier les pistes d’interprétation, créant par moments un effet de labyrinthe, recherché il va sans dire), la fascination qu’exerce Shining sur Roy se révèle : « L’intérêt manifeste que j’y porte depuis des années tient moins au mystère qu’à une manière d’exorciser un passé familial marqué par un crime qui n’a pas fini de faire résonner des coups sur nos têtes fragilisées de Forest ».
Le passé familial dont il est ici question est des plus sordides : le grand-père maternel (ou paternel, mais peu importe puisqu’il s’agit de transmuer l’expérience familiale en matériau littéraire) de Roy, médecin et homme respectable s’il en est, assassine sa femme à coups de marteau sous les yeux horrifiés de ses deux filles qui ne s’en remettront jamais. À deux reprises, la mère de Roy tentera de se suicider, y parvenant à la seconde tentative. On peut dès lors comprendre le pouvoir de fascination qu’exercera sur Roy un film comme Shining, tant au regard de l’effet d’exorcisme qu’il peut exercer sur l’histoire familiale que de l’analyse minutieuse et méthodique d’une démarche de création. Dans les deux cas, les plongées dans la folie meurtrière et dans une entreprise de création se révèlent tout autant troubles, incompréhensibles, inexplicables. Ce que démontre avec brio Simon Roy, et ce, d’autant plus qu’il le fait par moments avec un humour tout juste mordant pour nous éviter, à notre tour, de basculer dans la sordidité.
Le projet sur lequel repose l’ouvrage va au-delà de la coexistence des pistes de lecture suggérées ci-dessus. Il est avant tout englobé, porté, catalysé par le désir d’exorciser, « d’esthétiser la souffrance pour ne pas avoir à regarder l’horreur dans les yeux », comme il est écrit. Pour ce faire, Simon Roy passe au crible, décante, filtre tous les éléments du film, comme tous ceux de sa vie qui y font écho pour en comprendre et en désamorcer la charge dramatique. De la répétition des motifs, des références numériques, des coïncidences rapportées, de l’image du double, de la charge sémantique et sémiotique du moindre objet apparaissant dans le film, des moindres événements et souvenirs de celui qui cherche ici à comprendre, rien n’est laissé au hasard. Roy endosse le rôle de l’enquêteur qui ne veut rien omettre dans la restitution des faits et l’analyse qu’il en tire, qui sait que chaque détail compte, que l’énigme de la cruauté qui a conduit au meurtre de sa grand-mère, comme celle qui a entraîné le suicide de sa mère, ne pourra être résolue, même partiellement, qu’au prix d’une quête sans relâche. Baisser les bras, renoncer, c’est accepter que rien n’ait de sens, qu’un infini trou noir menace chacun de nos pas.
En refermant Ma vie rouge Kubrick, on ne peut douter que Shining se soit révélé pour Simon Roy « une œuvre phare qui guide [ses] pas dans le labyrinthe ténébreux de [sa] généalogie macabre », comme on ne peut douter que l’auteur ait atteint son but en transformant ses souvenirs en une œuvre littéraire singulière et forte. Le style et la construction de l’ouvrage en 52 courts chapitres m’ont parfois rappelé le rythme et la cadence qu’imposaient nos vieilles machines à écrire, heureux que nous étions chaque fois que le mouvement du chariot nous renvoyait à la ligne, au paragraphe suivants. Sans doute cette comparaison s’impose-t-elle à moi en raison du caractère effréné de la quête que mène ici Simon Roy pour se libérer de ses démons. Il est maintenant temps de visionner ce film, au moins une première fois.
1. Simon Roy, Ma vie rouge Kubrick, Boréal, Montréal, 2014, 170 p. ; 19,95 $.
EXTRAITS
Contrairement à ma mère, jamais je ne dois perdre de vue le fil d’Ariane. La seule issue heureuse consiste à avancer obstinément vers la lumière. Apprendre à marcher avec mes cicatrices ouvertes. Je n’ai guère le choix : je dois laisser les rayons du soleil pleuvoir sur moi comme les versets d’un ciel irradiant d’un magnifique rouge Kubrick.
p. 28
J’essaie de m’imaginer que ce monde n’est pas devenu fou. Chaque jour me montre un peu davantage que plus rien n’a de sens. Sans doute l’un des films les plus riches et complexes de Stanley Kubrick, The Shining exerce depuis plus de trente ans une fascination qui ne se dément pas. L’intérêt manifeste que j’y porte depuis des années tient moins au mystère qu’à une manière d’exorciser un passé familial marqué par un crime qui n’a pas fini de faire résonner des coups sur nos têtes fragilisées de Forest.
p. 52
L’effet de dédoublement de la voix du chef Hallorann a créé en moi un malaise si puissant que j’en garde encore près de trente ans plus tard un souvenir intact. On ne choisit pas ses souvenirs, et celui-là s’est imprimé dans mon esprit selon un procédé analogue à la création d’un fossile. J’avais beau me dire que ce n’étaient que des images diffusées à la télévision, mais une sensation malsaine m’avait résolument gagné, comme si l’homme noir qui avait prononcé ces paroles me regardait, moi précisément, de ses yeux de charbon, plutôt que le petit garçon nommé Danny […].
p. 12-13