SANS-RANCUNE
Pseudo de Blanche d’Aglemont, L’Écho des Deux-Montagnes, 1890-1895
La remarquable biographie que Myriam Anissimov consacre à Romain Gary arbore un titre justifié : Romain Gary, le caméléon (Denoël, 2004). Caméléon il y a, en effet. Quand, cependant, l’adaptable caméléon s’efforce aussi de dicter ses préférences à la vie qui l’entoure, il verse à ses risques dans la démesure de Promothée.
Ces risques, Romain Gary, romancier fécond, polyvalent et ondoyant, ne les subit pas, il les recherche. À noter que les vocations du caméléon et de Prométhée ne sont pas incompatibles. Bien que moins élaborée, la biographie que signe Dominique Bona (Romain Gary, Mercure de France/Lacombe, 1987) concorde globalement avec le verdict de Myriam Anissimov.
Au cœur du projet
Malgré les méandres de ses carrières, Romain Gary mérite d’être perçu comme l’homme d’une cause. Qui plus est, d’une grande cause. À peine l’armistice de 1945 est-il proclamé qu’il signe du haut de ses 30 ans Éducation européenne (Calmann-Lévy), livre encore vibrant des tueries, des massacres et des trahisons, mais où s’affirme l’ambivalence qui, toujours, caractérisera le personnage : verdict désabusé sur l’hommerie et pari entêté sur la dignité humaine. « […] on vient en Europe pour s’instruire, écrit-il. Mais à la fin, tout ce que cette fameuse éducation européenne vous apprend, c’est comment trouver le courage et de bonnes raisons, bien valables, bien propres, pour tuer un homme qui ne vous a rien fait ».
L’homme, répétera Gary avec force, doit défendre les racines que le ciel a plantées en lui. Qui oublie, ignore et renie ce levain s’inscrit au passif de l’humanité. Non seulement cette conviction explique-t-elle le titre d’un de ses plus magnifiques ouvrages, mais encore elle justifie et donne son sens à l’affrontement écologique et politique que raconte Les racines du ciel (Gallimard, 1956). Les pragmatiques autoproclamés, englués dans leurs évidences à courte vue, ne comprendraient rien à cette protestation : « Ils ne comprendraient pas. Peut-être parce qu’ils n’avaient pas encore connu les camps de travail forcé, cette apothéose de l’utilitaire et du rendement intégral dans la marche en avant. Ils ne pouvaient donc comprendre à quel point la défense d’une marge humaine assez grande pour contenir même les éléphants pouvait être la seule cause digne d’une civilisation quels que fussent les systèmes, les doctrines ou les idéologies dont on se réclamait ». Cette marge humaine, l’ondoyant Gary la défendra toujours ; sous ses masques et malgré ses incessantes pirouettes, elle donnera à l’essentiel de son œuvre unité et grandeur. Les racines du ciel ne devient pas pour autant prétexte à prêchi-prêcha. Le livre cultive même un doute lancinant : à qui donner raison ? À l’Européen Morel, qui entend mettre les éléphants à l’abri des maquignons, ou à l’Africain Waïtari, qui sacrifierait les pachydermes pour mieux soustraire son continent au statut de « jardin zoologique du monde » ?
Reste à doter cette ambition des moyens appropriés. Comment réformer le monde quand on naît juif dans une minuscule Lituanie accolée à une Pologne elle-même soumise à Moscou ? Quels atouts possède le jeune Roman Kacew ? Une mère qui idolâtre la France et son fils, une oreille qui capte et retient toutes les langues, mais, surtout, la certitude que la fiction confère à qui la maîtrise le droit de remodeler l’univers. Gary parie sur ses propres chances.
Paris, à nous deux !
Que les étapes soient nombreuses importe peu. De Wilno à Varsovie, de Nice à Paris, le jeune Kacew gomme les traces de son père juif pour esquiver l’antisémitisme omniprésent, ajoute le français à ses premières langues et s’insinue, mère et intrigues à l’appui, dans les cercles favorables. La fabulation,
qui ne chômera jamais, fonctionne à plein régime. Entre les mains d’un auteur qui se traite lui-même de saltimbanque et qui, toujours, sera en représentation, la fiction exerce ses droits. Elle les a tous. De fait, Gary se préoccupe si âprement de son image que le public n’a pas à choisir entre ses œuvres et sa biographie : il est son propre biographe et il se canonise deux fois plutôt qu’une. En 1960, à 46 ans, il rédige La promesse de l’aube (Gallimard) où, sous couleur de présenter sa mère, il évoque sa jeunesse et verrouille au passage quelques-uns des mythes les plus tenaces de sa vie. Peu portée à la candeur béate, Myriam Anissimov ramène le couple mère-fils à des dimensions encore grandioses, mais moins vertigineuses. En 1974, parvenu à la soixantaine, Gary usera d’un autre trucage : il présentera La nuit sera calme comme – affirme l’éditeur, Gallimard – un récit-confession. Il s’agit, en fait, d’un long entretien avec un ami d’enfance, François Bondy. Récit ? Sans doute. Confession ? Certes pas, car Gary, de connivence avec le comparse, rédige et les questions et les réponses… Pourquoi cette mise en scène ? Bien présomptueux qui prétendrait l’expliquer. Chose avérée pourtant, Gary a besoin de plusieurs vies pour combler tous ses appétits ; autre facteur visible, il aborde gens et événements avec une désinvolture que beaucoup lui reprocheront. Où qu’il aille, aviateur ou diplomate, scénariste ou séducteur, il rejette les usages et ceux qui les professent. Dans de telles circonstances, mieux vaut jouer de plusieurs identités et d’autant de registres. Hypothèse supplémentaire et aventureuse, Gary admirait trop de Gaulle pour ne pas chercher à imiter l’audace de l’homme de Londres : si de Gaulle pouvait, simple général de brigade en rupture de légitimité, se hisser
au palier de Churchill et de Roosevelt, pourquoi Gary ne pourrait-il pas sauter d’un genre littéraire à
l’autre, tâter (misérablement) du théâtre et du cinéma, enguirlander la dynastie Gallimard jusqu’à l’obtention de conditions de travail plantureuses et écraser de son mépris le critique trop critique ?
Pseudonymes et contorsions
La mystification qui permit à Gary de se réincarner en Émile Ajar fit tant de bruit qu’elle a éclipsé ses autres avatars. Dès 1958, Gallimard avait pourtant publié L’homme à la colombe sous la signature de Fosco Sinibaldi, alias Gary. En 1974, alors qu’il publiait Gros-Câlin (Mercure de France) sous le pseudonyme d’Émile Ajar, Gary signait Les têtes de Stéphanie (Gallimard) du nom de Shatan Bogat. Sans égaler Simenon ou Donald E. Westlake quant au nombre de ses masques, Gary a quand même souvent tenté de tromper lecteurs et critiques. Tendance lourde plutôt qu’accident de parcours. Quoi qu’il en soit, l’aventure Émile Ajar mérite une attention particulière. En premier lieu, parce que Gary s’y plonge à une heure où la hantise du vieillissement pèse cruellement sur lui. En second lieu, parce que plusieurs des livres publiés par Gary depuis le Goncourt décerné aux Racines du ciel lui ont valu, au mieux, des appréciations mitigées. La mystification peut constituer une contre-offensive sur les deux fronts. Sa nouvelle peau, espère-t-il, lui vaudra une deuxième jeunesse. Si, d’autre part, son identité inattendue lui permet de séduire malgré eux les critiques qui le jugent dépassé, il ridiculisera la faune littéraire parisienne : il la montrera incapable de lire chaque livre d’un œil toujours neuf. Au moins deux des ouvrages publiés sous le pseudonyme d’Émile Ajar lui donnent raison contre la critique : non, Gary n’est ni décadent ni vidé. La vie devant soi (Mercure de France, 1975) mérite le Goncourt, tandis que L’angoisse du roi Salomon (Mercure de m
France, 1979) rappelle, dans ses meilleures pages, la marge humaine réclamée par Les racines du ciel. D’ailleurs, comme si ce pied de nez aux savantissimes critiques parisiens avait requinqué Gary, Les cerfs-volants (Gallimard, 1980), publié à petite distance de sa mort, redonne son plein prestige au nom de Gary. Tout comme deux thèses défendables s’affrontaient dans Les racines du ciel – la protection des éléphants ou l’accession de l’Afrique à un autre statut que celui de zoo –, deux plaidoyers plausibles se disputent l’adhésion du lecteur des Cerfs-volants : ou refuser tout contact avec l’occupant allemand ou maintenir la gastronomie française et le culte de la qualité dont elle est porteuse. Dans les deux cas, Gary incite le lecteur à préserver l’espace qualitatif dont l’humanité ne doit pas se passer. Il n’est pourtant pas dit que Gary se soit grandi en prolongeant la fiction d’Ajar. Pour préserver le secret de sa machination, il dut multiplier les mensonges, tromper ses amis, s’accorder des coupe-files peu élégants. Certes, son talent s’imposa malgré une presse prise en flagrant délit de myopie, mais Gary se révéla ainsi carriériste prêt à tout. Paul Pavlowitch, son prête-nom, protestera en vain contre les manœuvres de Gary : « Ces piteuses révélations étaient d’autant plus atroces qu’elles témoignaient de son indifférence. J’étais simplement un matériau1 ».
Et le reste ?
Autour des indiscutables chefs-d’œuvre que sont Éducation européenne, Les racines du ciel, La vie devant soi et Les cerfs-volants, se logent, avec des mérites divers, une trentaine d’œuvres. Aucun exploit au théâtre ou au cinéma. Gary utilisa sa deuxième épouse, Jean Seberg, dans deux films de son cru, mais il la traita de façon aussi tyrannique qu’Otto Preminger l’avait fait. Il écrivit le médiocre Clair de femme (Gallimard, 1977), que Costa-Gavras ne parvint pas à illuminer malgré la participation de Romy Schneider et d’Yves Montand. Il commit Lady L. (Gallimard, 1963) : incursion agréable dans l’humour britannique ; sans plus. Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable (Gallimard, 1975) connut un certain succès, mais peut-être pour de mauvaises raisons. Gary, en effet, y scrutait les angoisses sexuelles du mâle vieillissant, mais il insistait lourdement sur la différence d’âge entre son héros et sa jeune épouse, situation que vivaient Gary lui-même et la jeune Jean Seberg. Avec Chien blanc (Gallimard, 1970), Gary remonte d’un cran : il s’attaque au racisme dont les Noirs étatsuniens font les frais. Cette fois encore, il aborde un thème important, mais il procède en même temps à ce qui ressemble à un règlement de compte avec Jean Seberg. Il la décrit, en effet, comme une naïve entre les mains de terroristes. Des années plus tard, Gary défendra son ex-épouse avec vigueur contre le salissage que lui font subir le FBI et des revues comme Newsweek, mais en vain.
Merveilleux conteur, plume vouée aux plus hautes causes, personnalité aux chatoiements multiples, Romain Gary étonne et déçoit par l’inconscience de ses indélicatesses.
1. Cité par Myriam Anissimov, Romain Gary, le caméléon, Denoël, Paris, 2004, p. 791.
EXTRAITS
Très vite, il [Gary] comprit que sa mission en Bolivie ne serait pas une partie de plaisir mais, comme chaque fois qu’il s’établissait dans un lieu nouveau, il sut capter très rapidement la réalité du pays. Il était un caméléon, comme il se plaisait souvent à le dire.
Myriam Anissimov, Romain Gary, le caméléon, p. 396.
L’Afrique ne se réveillera à son destin que lorsqu’elle aura cessé d’être le jardin zoologique du monde… Lorsqu’on viendra ici, non pour regarder nos négresses à plateaux, mais nos villes et nos richesses naturelles enfin exploitées à notre seul profit. Tant qu’on parlera de « nos espaces illimités », et de notre peuple « de chasseurs, de cultivateurs et de guerriers », nous serons toujours à votre merci – ou mieux, à la remorque de quelqu’un.
Les racines du ciel, p. 350.
– Le droit sacré des peuples ça existe, oui ou merde ? – Bien sûr que ça existe. C’est une grande et belle chose. Mais je ne vois pas le rapport. – Le rapport, c’est que si ça existe, Madame Rosa a le droit sacré des peuples à disposer d’elle-même, comme tout le monde. Et si elle veut se faire avorter, c’est son droit.
La vie devant soi, p. 232.
Il y a longtemps que toute trace de haine pour les Allemands m’a quitté. Et si le nazisme n’était pas une monstruosité inhumaine ? S’il était humain ? S’il était un aveu, une vérité cachée, refoulée, camouflée, niée, tapie au fond de nous-mêmes, mais qui finit toujours par resurgir ? Les Allemands, bien sûr, oui, les Allemands… C’est leur tour, dans l’histoire, et voilà tout.
Les cerfs-volants, p. 324.
– Tu te souviens de Tadek Chmura ? Il appelait cela notre « éducation européenne ». Je n’avais pas compris, à l’époque : j’étais trop jeune. Et puis il savait qu’il allait mourir, alors, il mettait de l’ironie partout. Mais maintenant, j’ai compris. Il avait raison.
Éducation européenne, p. 265.