J’ai toujours lu Jean-Pierre Guay. Parfois avant même que ce qu’il écrivait devienne un livre. Malgré cela, je n’ai pas la prétention de le connaître. Je dirais même que le connaître est la chose au monde qui m’intéresse le moins. Il écrit, je le lis. Il écrit, je le suis. Jamais aveugle. Non. Mais toujours étonné. Il va où il veut. Envers et contre tous, y compris lui-même.
Ce qu’il est, ce qu’il écrit, ce que je suis, ce que j’écris et finalement ce que nous sommes et ce que nous croyons être. Comment mettre tout ce monde ensemble ? Écrivain, lecteur, critique, chroniqueur, commentateur. Tant de rendez-vous manqués.
Il dit qu’il a voulu dire ceci et cela. Je pense qu’il a voulu dire ceci et cela. Je dis qu’il a écrit ceci et cela. Nous ne savons plus rien. Mais il y a des mots, partout des mots. « Vont-ils nier avoir couché ensemble / dans le même livre, dans le même / lit, ou faire éclater au grand jour / qu’ils se sont aimés ? » (Voir les mots1.)
Ce « Journal » en marche
Coup sur coup on vient de publier un nouveau cahier du journal, François, les framboises et moi2, et tout ce qui se nomme sa poésie, Porteur d’os suivi de Ô l’homme ! et de Autrespoèmes3. Dix-neuf autres cahiers sont déjà prêts. La maison d’édition Les Herbes rouges veut le rejoindre dans son écriture. Bonne chance.
Peut-être que toute cette écriture qui a commencé en 1974 n’était rien d’autre qu’un interminable journal. Au commencement même. Il faudrait tout relire d’un trait. Peut-être que toute cette écriture n’est qu’un seul et interminable poème. L’histoire d’un homme et de son stylo. L’histoire d’un homme qui promène son âme en Amérique, faute de mieux. Carré de sable au bord d’un lac, d’un fleuve ou d’un parc. Un homme sur une rive quelconque de l’Amérique, un bâton à la main et un chien qui attend qu’on lance le bâton. « Le poète est en outre un homme ou / une femme. Il s’agit d’une inversion / de naissance » (Porteur d’os).
L’écriture est un geste inutile dans ce pays qui n’est pas un pays. L’écriture est un signe parmi d’autres de notre errance ou de notre déroute. L’écrivain, avec des mots, se fabrique une terre où mettre les pieds. Il décrit le paysage réel et l’irréel pays. Il dit oui. Il dit non. Et les autres l’attendent au tournant avec un fleuve de louanges ou un torrent d’injures.
Être écrivain, c’est exercer le seul métier du monde où l’on peut dire : je ne sais pas exactement ce que je fais et pourquoi je le fais, mais il faut que cela soit fait. Or, Jean-Pierre Guay cherche toujours du côté du bonheur et je crois qu’on lui en veut pour ça. C’est trop simple. Ça semble impossible à dire. Alors, il marche sur le bord du fleuve, une framboise dans le creux de la main, et il se dit qu’il n’est plus écrivain. Il marche dans la ville, un sac de livres dans les mains, et il se dit qu’il est fait pour les mots. Ça lui suffit. « Moi, je traîne la patte. / Vieux barils, pleins à craquer de / clous crochis. / Les rêves enfargés dans le clair-obscur. / – Ce qu’il faut entendre ! » (Autres poèmes4.)
« Chaque livre est un clou crochi. / Un écrivain mord dans l’espoir. / Je pourrais tout aussi bien écrire : un écrivain mort dans l’espoir. / Lisez lentement, à partir de n’importe quel livre. / Lisez lentement si vous voulez y voir quelque chose. / C’est un homme qui regarde l’amour. / C’est un homme avec des yeux. Pourquoi devrait-il nous montrer ce que nous voyons déjà ? »
Encore lui. Partout. Encore lui. Je le lis et c’est tout. Il m’échappe. Or, il n’y a de véritable écriture que celle qui nous échappe. Tant pis pour moi, je ne serai qu’un liseur entre les mains d’un écrivain.
1. Voir les mots, Jean-Pierre Guay, Pierre Tisseyre, Montréal, 1975.
2. François, les framboises et moi, Jean-Pierre Guay, Les Herbes rouges, Montréal, 1997.
3. Porteur d’os suivi de Ô l’homme ! et de Autres poèmes, Les Herbes rouges, Montréal, 1997, 139 p. et 214 p.
4. « Né déraciné », dans Autres poèmes, p. 117.
Jean-Pierre Guay a publié :
Porteur d’os, poésie, Guy Chambelland, 1974 ; Mise en liberté, roman, Prix du Cercle du livre de France, Pierre Tisseyre, 1974 ; Ô l’homme !, poésie, Guy Chambelland, 1975 ; Voir les mots, essai, Pierre Tisseyre, 1975 ; Le bonheur de Christian Dagenais, roman, Pierre Tisseyre, 1980 ;Lorsque notre littérature était jeune, entretiens avec Pierre Tisseyre, essai, Pierre Tisseyre, 1983 ; Journal I à VI, janvier 1985-juillet 1988, Pierre Tisseyre, 1986-1990 ; Cthulhu, la joie, Le journal, novembre-décembre 1992, Le loup de gouttière, 1993 ; Le grand bluff, Le journal, avril-novembre 1986, Les Herbes rouges, 1997 ; Flâner sous la pluie, Le journal, août 1985-avril 1986, Les Herbes rouges, 1997 ; Porteur d’os / Ô l’homme ! / Autres poèmes (1974-1985), poésie, Les Herbes rouges, 1997 ; La paix, rien d’autre, Le journal, janvier-août 1985, Les Herbes rouges, 1997 ; Où je n’écris plus rien, Le journal, avril-novembre 1987, Les Herbes rouges, 1997 ; Un homme trop bon, Le journal, novembre 1986-mars 1987, Les Herbes rouges, 1997 ; Maman, Le journal, août-septembre 1993, Les Herbes rouges, 1997 ;François, les framboises et moi, Le journal, juillet-août 1993, Les Herbes rouges, 1997 ; Seul sur le sable, Le journal, novembre 1987-juillet 1988, Les Herbes rouges, 1997 ; Un certain désemparement, Le journal, 24 septembre-6 décembre 1993, Les Herbes rouges, 1998.