Jour de l’Halloween.
Chère Geneviève Amyot,
Je ne sais si tu as vu mon ami Jacques dans ton nouveau monde équivoque. Il m’a quitté ce printemps après avoir connu toutes les douleurs, tellement qu’il ne lui en restait plus à convoquer au chevet de son lit de Procuste. Mon ami était seul, et bien seul il est mort. Trop seul. Il a quitté la terre qui attendait sa cendre, qui attend toujours la cendre. Je te prie de lui tenir compagnie. Tout comme toi, il était un aristocrate de la souffrance.
Pour l’instant je m’accroche au froid frugal de l’automne, avec tous les petits soleils perdus dans le feu désormais éteint des feuilles. Je veux t’écrire depuis un bon bout de temps, mais il y a grève perpétuelle des postes au Royaume de la mort… Qu’importe ! Je sais les mots quand ils s’envolent dans les cieux imaginaires, quand on les écrit avec l’intensité de la beauté. Tu sais, les mots s’envolent pour mieux ensorceler le néant.
J’ai appris à travers les branches que tu as correspondu longtemps avec un dénommé Jean Désy, ci-devant « docqueteur » et poète à ses heures. Heureux d’apprendre itou qu’il vient de rapailler votre correspondance au Noroît1. Elle couvre une décade plus ou moins nécessiteuse, où le Québec a pédalé dans le marais de la dissolution collective, avec tous les œufs dans le même panier percé par le ver solitaire et prospère en cette affreuse terre anglo-saxonne.
Je tiens à te dire que voici un ben beau livre… qui commence ben mal. Pourquoi ? Parce que, dès la première lettre, Jean Désy se fend d’un poème d’une consternante banalité, à savoir : « La paix l’infinie beauté enfin / De la mer / Douce / La mer douce / Accueillante / La mer miséricorde ». Chère de chère, en guise d’introduction, tu mérites mieux que cette guimauve ! Mais tout juste après, j’ai entendu ta voix, ton unique voix. Aussitôt je suis retourné à ma tente à sueur. Là, tes mots souterrains comme souverains se sont laissés aller aux esprits animaux qui permettent à ta poésie d’échapper à « la réalité rugueuse à étreindre » (Rimbaud).
Oui, certaines de tes lettres sont criantes de vérité, surtout quand tu laisses sur le comptoir de ta cuisine les trivialités et les vicissitudes de l’existence. Surtout quand, tous les deux, vous oubliez les cent remerciements protocolaires et les mille encouragements de gérants d’estrade. Oui, certaines de tes lettres sont envoûtantes quand tu ne te lamentes pas sur l’éternelle violence et la banale méchanceté du monde, la p’tite vie difficile à gagner et le malheur qui confine trop souvent la poésie à l’horizon des événements.
Mais je t’avoue que ces centaines de pages empreintes de naïvetés me laissent pantois… Jean Désy écrit de belles lettres bellement tournées et bien incarnées, mais leur contenu se résume souvent, trop souvent, aux bobos d’un bobo au demeurant bien sympathique, écru et authentique. Et ça souffre, et ça aime, et ça souffre encore, et ça aime tout le temps, et ça pleure quand c’est le temps de pleurer, et c’est en crisse quand c’est le temps d’être en crisse, et c’est pourquoi Jean Désy est toujours à l’heure dans ses poésies. Cet inventaire à la Prévert du petit bonheur comme du grand malheur, cet inventaire dis-je débouche sur rien d’autre que des bons sentiments bien rendus, mais attendus, mais entendus depuis l’aube de la parole. Visiblement, il n’y a pas là matière à vertiges, pistes ou amorces pour de futures illuminations. Ai-je bâillé à la lecture de ces 470 pages qui ne méritaient pas toutes publication ? Oui. Souvent. Trop souvent et malheureusement. Par contre, la densité et l’intensité de certains de tes mots graves m’ont retenu de ricaner, bien calé dans le fauteuil de ma méchanceté.
À dire vrai, Jean Désy est un contemplatif, mais il se tient trop près du paysage traversé en touriste muni de sa carte American Express. Pourquoi a-t-il besoin du paysage pour écrire sur le paysage ? Je me rappelle t’avoir confié un jour que j’avais écrit Miguasha sans y avoir mis les pieds. Tu ne m’as pas demandé pourquoi… parce que tu avais compris que l’on voyage toujours avec soi pour fuir un indécrottable ego, que le paysage est un miroir déformant où le détestable visage est tavelé de malheurs et de bonheurs. Bref, nous rendons au paysage un hommage qui nous est dû. Un hommage plus ou moins tordu… Tu conviendras que cela ne fait pas des enfants forts ; et pas une seule illumination ne sortira de son show de boucane. Car il faut dépasser la nature qui fait dur. Cela veut dire ne jamais s’arrêter à son discours séducteur sur fond sirupeux de l’illusoire harmonie naturelle. La vie, nous l’habitons seulement avant sa destruction essentielle qui est toujours la même, avec tous ses recommencements qui faillissent infailliblement. Et cela m’emmerde.
Il a du cœur, Jean Désy. Du cœur à l’ouvrage dans tous les paysages d’une planète Terre bien-aimée qui le recouvrira un jour, une planète qui ne lui laisse ni le temps ni l’espace des illuminations qui auraient pu m’arracher à mon grabat de pauvre atrabilaire. Il a du cœur tendre à revendre, Jean Désy, mais son étal bien tenu est trop près du marché de la nature, son visage plaqué contre une glace qui ne lui rend que la thermodynamique de ses joies et de ses peines. Çà et là, il a bien quelques élévations, mais il ne suffit pas d’en avoir pour qu’elles deviennent visions. Jean Désy est un pâle lecteur de la réalité.
Nous le savons pour en avoir discuté un soir dans les nuages : la littérature n’est pas un concours de souffrance. Au rayon des lamentations, nous avons les potins des râleurs sur fond de téléromans niaiseux. Mais, il y a pis…. Je veux bien croire que l’on désire passer aux âmes électives un miroir un tantinet individuel à défaut d’être collectif, que l’on recherche amitié et solidarité au-delà des banalités. Par contre, rien n’est plus insupportable que des lettres qui sont souvent, trop souvent, des exercices d’admiration ou, pire, de flagrants encensements. Effaré, dans cette masse épistolière j’ai cherché tes illuminations. J’ai la joie de te dire que j’en ai trouvé quelques-unes, et des plus poignantes, et j’en suis ravi. Mais j’ai dû les chercher longtemps dans cette volumineuse correspondance engluée dans le caramel fondant de chez Kraft.
« Qu’est-ce que t’as encore à critiquer ?! » me lance alors Charlotte à la lecture de mes notes. « Je ne critique pas Jean Désy. Je critique la vie parce qu’on ne doit pas la remplir avec les cendres salissantes de la nature », que je lui réponds dans un murmure. Aussitôt elle me rétorque : « Ben voyons, Renaud ! Qu’est-ce que tu lui reproches vraiment !? C’est quand même pas un vendeur de chars usagés !? » Dans un soupir je lui dis : « C’est ben simple : il lui manque le grain de folie, et le levain qui va dedans. Il lui manque le grain de folie que Geneviève Amyot a porté tout au long de sa vie, qu’elle a emporté au paradis des mots. Jean Désy est trop formaté par une réalité qu’il ne transcende pas, qu’il ne peut transcender à cause d’un déficit d’attention poétique ». Enfin j’éteins tous les feux.
Le silence venu, je tends l’oreille. Derrière la maison, la nuit gravite autour des feuilles mortes. Le vent dans les arbres n’est plus que l’éternel écho d’ouragans ancestraux. Dans mon songe éveillé, j’attends des mystères, des diamants à l’eau nette, des rêves souverains. Oui, des confessions définitives telles qu’on les trouve dans le terrible et troublant Journal de Sylvia Plath : « Écrire est un acte religieux. Quand on écrit, on a le sentiment de rendre la vie plus intense ». Très chère Geneviève, intense est ici le mot magique, loin de la « disposition photographique de l’esprit, qui paradoxalement dit la vérité sur le monde, mais une vérité sans valeur ». Parce que « la pauvreté d’un monde sans rêves est inimaginable tant elle est affreuse. C’est cette folie qui est la pire. L’autre, celle avec des visions et des hallucinations, serait un soulagement ». Et dans tes lettres à Jean Désy, tu t’inquiètes pour ta folie ? Je m’endors en sachant qu’elle était belle, ta folie. J’aime ta critique radicale de la réalité et je ne me suis jamais inquiété pour la qualité de ta couche d’ozone. Eh bien, c’est cette folie « contrôlée » qui manque à Jean Désy, folie que l’on devine dans ta poésie malheureusement trop souvent scarifiée par la médiocrité de l’existence.
En terminant, je me rappelle t’avoir dit dans un vague lancement que l’éternité est ce que nous créons tous les jours, ce que nous ajoutons humblement à l’univers quand nous nous désintégrons. Maintenant je sais comme tu savais. Nous disparaissons avec les ans, et avec les millénaires presque toutes les œuvres créées depuis l’aube de l’humanité. Mais nous devons « disparaître merveilleusement » (Verlaine)… dans la simplicité trop souvent involontaire. Voilà que je vois le rouge inouï des cœurs réunis pour la passion de vivre ici-bas dans un enfer que nous prenons l’éternité à arpenter.
1. Geneviève Amyot et Jean Désy, Que vous ai-je raconté ? Correspondance 1990-2000, Le Noroît, Montréal, 2012, 470 p. ; 27 $.
EXTRAITS
Un jour, un jour, je pourrai me lancer dans l’écriture d’un recueil mystique où Dieu m’étreindra.
Jean Désy à Geneviève Amyot, p. 132.
Je devrais continuer de travailler ces textes plutôt que de m’éparpiller ainsi. Mais la discipline stricte ne me réussit pas. Alors je vais où ça appelle, mais je n’aboutis pas.
Jean Désy à Geneviève Amyot, p. 132.
J’ai acheté pour Magali ces charmants minous que j’offre à l’occasion en échange de services rendus, il m’en reste, je ne peux résister à la tentation… peut-être est-ce pour mieux faire passer ce qu’il me faut vous dire : votre lettre à propos de la « gratuité de l’art » m’a fait lâcher quelques « tu me fais ch… » bien sincères. Vos idées ne seraient pas les miennes, j’en suis sûre, sans votre salaire de doc, sans votre santé par surcroît dans les veines…
Geneviève Amyot à Jean Désy, p. 317-318.
Bon… et puis ce référendum… ces autobus de Canayens qui arrivent aujourd’hui à nos frais, comme des bons petits soldats en temps d’urgence. Ça me fait plus que chier. Inégalité des moyens. L’argent encore. Le pouvoir. Où est l’âme, câlice ? Le respect de l’âme ? Qu’a-t-on fait, dans le journal, de l’âme de [Gilbert] Langevin ? Qu’en sera-t-il, lundi, de notre âme commune ici ? Mon fils a travaillé plusieurs soirs cette semaine au comité du OUI. Il travaillera encore lundi. Il a 16 ans. Il est magnifique. J’ai mal partout. Une sorte de honte pesante, si pesante. Je ne me relis pas. Corrigez mes fautes. »
Geneviève Amyot à Jean Désy, p. 323-324.
Je comprends toutes les religions, c’est-à-dire je comprends le profond désespoir, l’angoisse fondamentale qui les a engendrées de façon indispensable, mais je n’arrive pas à adhérer vraiment, à trouver une espérance, un sens, une justification à l’étrangeté, la cruauté de cette gamique, je voudrais tenir un bébé dans mes bras, c’est comme ça seulement que je peux me rendre, adhérer malgré l’obscurité…
Geneviève Amyot à Jean Désy, p. 347-348.