Le nom d’Henri Roorda, auteur suisse né à Bruxelles en 1870, reste avant tout attaché à ce qui ressemble à une provocation : son texte Mon suicide, qu’il écrivit avant de mettre fin à ses jours à Lausanne en 1925.
Par-delà une insurmontable lucidité, ce dandy entomologiste porte sur ses congénères un regard détaché à l’humour voilé de tragique, donnant corps à une pensée à la fois cocasse et effrayante. De chroniques en traités pédagogiques aussi sérieux que les titres en sont cocasses, d’essais politiques en manuels d’arithmétique, chez ce libertaire de père en fils, l’humour demeure en embuscade : l’ordinaire dérape dans l’absurde, le rire lézarde le réel et le quotidien se prend les pieds dans le tapis volant.
« 6 nov. 1925
Cher ami,
Hier, je t’ai menti. J’étais obligé d’être prudent car je ne veux pas qu’on m’empêche de me suicider. Quand tu recevras ce billet, je serai mort (à moins que je ne me sois raté).
J’ai tout usé, en moi et autour de moi ; et cela est irréparable.
Adieu
H. R. »
Le lendemain, Henri Roorda mettait un terme à 55 années de vie, d’un coup de revolver en plein cœur, après avoir détruit ses papiers et mis le point final à un ultime opuscule, Mon suicide, titre qu’il préféra au Pessimisme joyeux, jugé trop peu alléchant pour un public qui « a un goût prononcé pour le mélodrame ». Et c’est conformément à ce goût excessif – qu’il dénonce en 1923 dans Le roseau pensotant – que Roorda avait choisi dans un premier temps de s’exécuter en public, vendant les places à un tarif proportionnel à la proximité de la scène. Farceur cynique ? Moraliste désabusé ? Misanthrope malgré lui ?
Le suicide prolonge d’une désespérante résonance l’œuvre d’écrivains qui signent de leur sang une existence de maudits. La brèche sanglante qu’ils ouvrent en eux entre leur œuvre et le monde témoigne de leur douleur d’être autant qu’elle indique la voie aux bistouris de l’exégèse. Chez Roorda, au contraire, l’ultime détonation semble avoir assourdi définitivement la rêverie déjà discrète du penseur solitaire. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, constitués en partie d’articles « publiés çà et là » et de manuels de mathématiques – qu’il enseignait, comme Lewis Caroll –, Roorda n’a guère été réédité jusqu’à ces toutes dernières années, où il est redécouvert grâce aux activités de l’Association des Amis d’Henri Roorda. Ses Œuvres complètes, qui excluent les écrits scolaires et scientifiques, ont été publiées en 1969 aux éditions L’Âge d’Homme. Deux volumes. Un peu plus de 750 pages…
La mathématique du désespoir
Or, si l’on s’en tient aux seules collaborations régulières de Roorda dans la presse de Lausanne et Genève entre 1917 et 1925, ce sont près de 420 chroniques signées Balthasar, inédites en volume, qu’il faut porter à son crédit, alors que les éditions réalisées de son vivant et reprises dans les Œuvres complètes n’en proposent qu’une centaine. Plusieurs dizaines d’articles, voire d’essais pédagogiques, signés Henri Roorda van Eysinga, ont également été disséminés dans différents périodiques : des confidentiels et anarchistes Temps Nouveaux à la prestigieuse Revue blanche.
On y découvre un Roorda polygraphe. Plusieurs traités d’éducation aux titres souvent explicites (Le pédagogue n’aime pas les enfants ; Le débourrage des crânes est-il possible ? ; Avant la grande réforme de l’an 2000) cachent derrière l’ironie une réflexion et un projet éducatif d’une grande acuité. « Je suis pour les aristocrates de l’intelligence, contre les parvenus de la culture scolaire. » On y rencontre aussi un auteur dramatique qui, sur le mode d’un vaudeville parodique aux accents courtelinesques, s’élève en pourfendeur de l’hypocrisie. Poèmes et pamphlets trouvent également leur place dans ces recueils où perce souvent une approche visionnaire du XXe siècle. Dans Mon internationalisme sentimental, l’auteur, pacifiste convaincu, perçoit dès 1925 la voie tragique dans laquelle s’engage la civilisation européenne, technologie, barbarie et idéologies comprises. Quel que soit le genre dans lequel s’illustre Roorda, l’humour veille au grain, et dans ses Almanachs à la Alfred Jarry qu’il signe du nom de Balthasar (clin d’œil au roi de Babylone immortalisé par Rembrandt), il pousse dans leurs derniers retranchements des raisonnements logiques où le quotidien dérape insidieusement dans l’absurde. S’il ne recule pas devant les plus énormes blagues de potaches et assume sans complexe les plus tonitruants jeux de mots, l’angoisse et la solitude ne sont pour autant jamais bien loin. « Rire ou barrir, là est la question. »
Anarchiste de père en fils
Bien que contemporain d’une bande d’agitateurs qui ont choisi la Suisse comme terrain de jeux de leurs provocations, Roorda ne semble pas avoir eu de contact avec Tristan Tzara et ses comparses. Question de méthode sans doute car on imagine mal le paisible et respectable Lausannois gesticulant dans les cabarets zurichois. S’il fallait lui trouver une famille littéraire, Roorda ferait figure de chaînon manquant entre Alexandre Vialatte dont il est très proche par l’humour, le bestiaire, le goût pour le leitmotiv incongru et même par certains aspects biographiques, et Pierre Desproges dont la causticité et le goût pour la provocation au énième degré continuent de faire grincer quelques dents mal chaussées. Les jérémiades de Balthasar sur la prétention des Nègres envers les colons et ses interrogations sur leur nature – « jusqu’à quelle profondeur le Nègre est-il noir ? » – valent bien les déplorations de Desproges sur l’hostilité des Juifs envers les nazis et la difficulté à les identifier « depuis que le port de l’étoile est tombé en désuétude ».
Ce n’est pas dans la rupture mais au contraire dans l’imprégnation du milieu familial qu’il faut chercher les dispositions anticonformistes de notre professeur de mathématiques. Du côté du père d’abord, dont le parcours explique la résidence helvétique d’une famille au patronyme batave. Ingénieur au service de la Hollande à Java, Sicco Roorda van Eysinga, anticolonialiste convaincu, en appelle à la révolte sanglante du peuple javanais contre l’oppresseur batave dans un poème-pamphlet dont sa vie durant il fera son viatique : « Malédiction ». Lié aux princes indépendantistes, il se voit exilé pour avoir ouvertement critiqué la corruption d’une partie de l’administration coloniale. Proche d’Elisée Reclus, il trouve refuge en Suisse, aux bords du Léman. Influence déterminante pour le jeune Henri : dans la maison paternelle le grand géographe a son couvert, et il comptera beaucoup dans la formation de l’adolescent qui en fait son mentor et un de ses premiers lecteurs : « […] j’ai été élevé sur les genoux d’Elisée Reclus ». Comme Reclus, comme ses amis l’écrivain Edmond Gilliard ou le chef d’orchestre, mathématicien et philosophe Ernest Ansermet, Roorda a l’anarchisme discret et ne brandit aucun drapeau, fût-il noir. Comme les grands crus qu’il affectionne (quelles savoureuses méditations lui a inspirées le Sauternes !), Roorda, aristocratique et fraternel, s’accommode mal du tumulte et cultive la rareté, l’intimité d’un dialogue en marge. « J’éprouve le besoin de défendre l’individu égoïste contre les exigences de la Morale. » Et l’on sait que cette dernière est rancunière…
Témoin d’un siècle qui s’est levé tard dans les rougeoiements d’une aube dévastée, Roorda interroge aujourd’hui le suivant, d’une voix qui étouffera d’impuissance dans un ultime hoquet sanglant, individuel et longuement médité celui-là. Mais cette impuissance-là est le contraire de la soumission. Inaltérables demeurent l’humour et l’élégance désespérée de cet écorché chez qui le cynisme n’est que la pudeur dont il voile sa compassion. « Si personne ne faisait de l’esprit, il n’y aurait dans le monde que de la matière. Ce serait répugnant. »
1. Chronique parue dans La Gazette de Lausanne le 25 mai 1922 (et recueillie dans Les saisons indisciplinées, volume de chroniques inédites publié en 2013 aux éditions Allia).
Œuvres d’Henri Roorda publiées récemment :
Le roseau pensotant suivi de Avant la grande réforme de l’an 2000, L’Âge d’Homme, 2003 ; Les Almanachs Balthasar (1923-1926), Association des Amis d’Henri Roorda/Humus, Lausanne, 2009 ; Le pessimisme joyeux (recueil d’aphorismes), Association des Amis d’Henri Roorda/Humus, Lausanne, 2009 ; Le roseau pensotant, édition établie et postfacée par Éric Dussert, Mille et une nuits, 2011 ; Le rire et les rieurs suivi de Mon suicide, édition établie et postfacée par Éric Dussert, Mille et une nuits, 2011 ; Le pédagogue n’aime pas les enfants, édition établie et postfacée par Éric Dussert, Mille et une nuits, 2012 ; À prendre ou à laisser, édition établie et postfacée par Éric Dussert, Mille et une nuits, 2012 ; La ligue contre la bêtise (théâtre), préface de Joël Aguet, Le Flibustier, 2012 ; Les saisons indisciplinées (chroniques de 1917 à 1925, totalement inédites en volume), édition établie par Gilles Losseroy (avec la collaboration de Doris Jakubec et Carine Corajoud), Allia, 2013 ; Mon suicide suivi de À Henri Roorda (Edmond Gilliard), Allia, à paraître en 2014.
Sur Henri Roorda : Henri Roorda et l’humour zèbre (actes du colloque de mai 2008 et catalogue de l’exposition « Drôle de zèbre », qui s’est tenue du 13 mars au 28 juin 2009, Musée historique de Lausanne pour ces deux manifestations), Musée historique de Lausanne/Association des Amis d’Henri Roorda/Humus, Lausanne, 2009.
Gilles Losseroy est maître de conférences à l’Université de Lorraine (équipe de recherche Littératures, Imaginaire, Sociétés). Spécialiste du théâtre, il est aussi metteur en scène.