Parmi les préoccupations littéraires et politiques que porte François Ouellet depuis des lustres, deux émergent avec un relief constant : la relation père-fils et la question nationale. Les deux sont d’ailleurs interreliées. En dressant l’une en parallèle de l’autre les œuvres de Jacques Ferron et celles de Victor-Lévy Beaulieu1, l’essayiste donne ici à ce double questionnement une réponse approfondie et d’autant plus douloureuse.
L’écrivain national
Aux yeux de Ouellet, un pays ne peut exister tant qu’il ne s’est pas incarné dans un écrivain national. Durham, en son temps, tombait donc dans le pléonasme en reprochant au Québec de n’avoir ni histoire ni littérature : un peuple privé d’écrivain national n’a forcément ni pays ni littérature. L’entrée en scène de Jacques Ferron, à une époque où le pays semblait marcher vers l’indépendance, faisait espérer une sortie de l’impasse : « Au Québec, écrit Ouellet, Ferron apportait une Littérature », ce qui, du coup, rapprochait la naissance du pays lui-même. En attribuant le titre d’écrivain national à Ferron, Victor-Lévy Beaulieu saluait à la fois les deux épiphanies : le Québec émergeait en même temps que sa littérature et grâce à elle.
Les choses se compliquèrent. D’une part, Ferron refusa le couronnement que proposait Beaulieu ; d’autre part, frappée de diverses fatigues fort bien décrites par Ouellet, la quête québécoise d’indépendance s’attiédit piteusement. D’un pays sans littérature, on passait à l’enfantement d’une littérature dans un pays devenu improbable. Ferron disparu, Beaulieu devenait, par sa stature et son souci filial d’un père littéraire trop tôt disparu, le maître espoir qu’avait le Québec d’un écrivain national.
La précarité de Beaulieu
Fils spirituel de Ferron, Beaulieu lia son œuvre au sort du pays. Il renchérit même sur Ferron, car sa conception d’un Québec indépendant différait de celle de son prédécesseur. Le Québec de Ferron maintenait une parenté avec une certaine Europe, une laïcité plus hexagonale, une coexistence moins barbelée avec l’étranger. Beaulieu, les pieds ancrés dans une région, capable de préférer Mario Dumont à André Boisclair, pratiquait une langue plus lourde d’humus et une politique plus musclée. Le père que Beaulieu devait tuer aurait comme successeur un fils dépareillé dans les deux sens du terme. À condition, toutefois, qu’advienne enfin le pays québécois. S’il est vrai que, dans le relais du témoin du père au fils comme en toutes choses, « on ne détruit bien que ce qu’on remplace », Beaulieu possédait tous les atouts requis d’un nouvel écrivain national, sauf un qui ne dépendait pas de lui : le pays ne faisait pas sa part et ne venait pas à sa rencontre. Tranchant, le verdict de Ouellet résume l’impasse : « […] dans la mesure où l’idée du pays se trouve en recul depuis plusieurs années et que rien ne laisse croire qu’elle gagnera en popularité de façon significative à court et moyen termes, la détermination littéraire du grand écrivain est nécessairement fragilisée et menacée. Disons que Beaulieu est un écrivain précaire ». Prophétie fondée.
Écriture, Père, Pays
Naviguant en connaisseur à travers l’immense œuvre de Beaulieu, Ouellet constate la déconstruction de la trinité qui nourrissait l’écrivain national en devenir : « Père, Écriture et Pays, ce sont les trois termes d’une même symbolique […] qui sont défaits, anéantis, supprimés dans Antiterre. À la place : la mère, la rature et l’utopie ». Non seulement l’ascension a plafonné, mais le grimpeur a entamé sa descente : un écrivain national ne peut exister sans pays.
L’essayiste avait donc raison quand il osait qualifier de ratage La grande tribu, C’est la faute à Papineau (Trois-Pistoles, 2008). Ce livre, dont Beaulieu voulait faire le couronnement de sa trajectoire, de triomphal qu’il devait être entérinait une démission : le Québec, par la voix de son écrivain national, capitulait. Le compagnonnage que Beaulieu avait établi, sans complexe aucun, avec Hugo, Joyce, Bolívar, O’Connell, Lincoln et consorts, l’absence d’un pays québécois empêchait l’écrivain national du Québec de le maintenir. Beaulieu écrirait encore, mais la prudence frileuse de la mère se substituerait à l’appel vertical du père, la rature au vertige de la création conquérante, l’utopie au projet confiant. Autre trinité.
Ouellet n’a certes pas rédigé cette prenante analyse de gaieté de cœur. Atteint lui-même par le désenchantement de Beaulieu, il a pourtant tenu à placer son lecteur devant une capitulation qui emporte à la fois le pays et sa tête chercheuse littéraire.
1. François Ouellet, Grandeurs et misères de l’écrivain national, Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron, Nota bene, Québec, 2014, 388 p. ; 33,95 $.
EXTRAITS
Je tiens pour acquis que ce rapport au monde mobilise à la fois chez l’écrivain et dans son écriture les enjeux symboliques de la métaphore paternelle. Cet aspect se trouve posé par le texte indépendamment de la volonté consciente de l’écrivain, car il est inhérent à l’art d’écrire (ce qui n’exclut pas que l’écrivain puisse en débattre consciemment).
p. 34
La grande tribu est à mes yeux une espèce de ratage à peu près complet. On pourra me trouver sévère, mais au-delà des attentes que ce livre suscitait et de la « légende médiatique » qui s’y était rattachée, et à la lumière du Joyce qui lui fait décidément beaucoup d’ombre, l’échec de La grande tribu est pour moi flagrant.
p. 292