Pourquoi donc, nous qui sommes, selon toutes les preuves accumulées par nos sciences, les descendants tard venus d’animaux burlesques, singes configurés pour la plaine et le rivage, nous imposons-nous d’escalader d’innombrables montagnes, au risque d’y perdre parfois nos biens les plus précieux ?
Nous pensons bien sûr à ces montagnes de roches et à ces déserts de glace que nous avons conquis à grand-peine, en prenant parfois des risques insensés ; mais davantage à ces montagnes toutes spirituelles qui jalonnent l’histoire des civilisations, dans les domaines aussi divers que l’art, la science et la religion. À quel sacrifice, savants, artistes et ascètes n’ont-ils pas consenti pour se rapprocher de leur idéal ? Pareil spectacle, qui s’est déroulé sous l’emprise des mythes tout à la fois les plus convaincants et les plus aberrants, étonnera tous ceux qui ont, un tant soit peu, l’esprit philosophique ?
Ces remarques préliminaires nous ramènent à une très ancienne dispute : quelle est l’origine de notre volonté de dépassement ? La religion, notamment sous les formes qu’elle a prises dans l’ère civilisationnelle influencée par le monothéisme, a offert une réponse dotée d’une formidable efficacité symbolique, à tout le moins jusqu’à notre époque. Dans l’esprit du christianisme, l’effort de l’homme visant à s’élever au-dessus de sa condition animale témoigne de l’attrait qu’exerce l’appel de Dieu sur son âme. Quelle autre réponse pouvons-nous offrir aujourd’hui qui puisse présenter une semblable évidence ?
Peter Sloterdijk, à la suite de nombreux observateurs au sein de la culture européenne, cette même culture aujourd’hui mondialisée, ne peut accepter de telles explications, si chargées de métaphysique. Nous qui sommes dégrisés de tous ces enchantements suscités par les spéculations philosophiques et théologiques, nous qui avons pris le tournant éthologique amorcé par la biologie au XIXe siècle, il nous faut désormais inventer une tout autre réponse à cette très vieille interrogation. Le livre de Sloterdijk, Tu dois changer ta vie1, répond à ce projet, donnant naissance à un singulier exercice de style. Passant de la clarté la plus saisissante à l’obscurité la plus déroutante, parfois au sein de la même page, cet ouvrage, destiné au lecteur averti, nous emporte, loin des poncifs académiques, vers des horizons de pensée qui apparaîtront déroutants à certains.
L’auteur de ce livre, fort prolifique d’ailleurs, a connu la célébrité et suscité le scandale à la fin du siècle dernier en raison de la publication d’une conférence intitulée Règles pour le parc humain (1999). On peut comprendre qu’en Europe, davantage encore en Allemagne, un tel titre ait pu susciter les plus vives réactions, évoquant les pires dérives de la politique dans le siècle. Il s’agissait, pour Sloterdijk, de parvenir à penser les règles qui devraient présider au développement d’une civilisation toujours plus technique. En esquissant les principes d’une telle politique de la technique, il fut amené à nier toute pertinence à la distinction, si chère à tous les humanistes, entre l’éducation et l’élevage. Tu dois changer ta vie poursuit le même projet, en situant toutefois l’intervention du philosophe non plus dans le champ politique, mais bien plutôt dans celui de l’éthique.
Sloterdijk reprend à son compte un projet formulé d’abord par Nietzsche. Comme l’écrivait ce dernier dans Par-delà le bien et le mal, il faut « retraduire l’homme dans la langue de la nature ». Très bien, diront plusieurs, mais quelle est justement la langue de la « nature » ? La réponse, pour l’un et l’autre, semble se trouver, pour une part tout au moins, du côté de la biologie, de ce savoir qui a pris forme au cours du XIXe siècle et qui a conduit à de si profondes révolutions dans notre connaissance de la vie et plus encore de l’homme lui-même. N’est-ce pas la biologie qui nous a permis de comprendre, avec Darwin notamment, que toute vie évolue de manière à surmonter les obstacles à sa survie et à sa reproduction ? La pensée de Sloterdijk, notamment dans La domestication de l’être (2000), vise à parachever un tel bouleversement des savoirs, une telle inversion des perspectives, notamment dans le domaine des sciences humaines.
Si l’on accepte cette perspective naturaliste, il faut alors repenser l’anthropologie selon les catégories définies par les sciences de la vie, ce qui signifie se résigner à l’idée que l’évolution des corps sociaux est soumise aux mêmes règles que celles qui président à l’évolution des organismes vivants. Les civilisations, les cultures, les nations, les classes et les individus qui les composent ont à se prémunir contre la possibilité, inlassablement reconduite, de leur déclin inéluctable et de leur destruction finale. Si toutefois l’objectif final de tous les corps, matériels ou symboliques, est le même, les moyens bien sûr diffèrent. Voilà pourquoi une anthropologie conséquente se doit d’être une « anthrotechnique » puisque c’est au moyen de l’outil que l’homme s’écarte de la nature dans le but, bien naturel, de perdurer dans l’être. Tous ces outils que nous fabriquons, depuis des millénaires, nous isolent de la nature ambiante, nous disposent à l’écart des autres bêtes, dans une sphère d’activité au sein de laquelle nous trouvons, si ce n’est le repos, à tout le moins une protection passagère contre les petites et les grandes catastrophes qui jalonnent nos fragiles existences.
L’usage des outils nous sépare du domaine que constituent les autres êtres et établit une frontière entre l’humanité et le reste de la nature, frontière qui, on l’aura compris, forme notre système immunitaire. Cet usage des outils introduit toutefois une autre division, cette fois entre les hommes, et établit entre ceux-ci une hiérarchie, de sorte qu’au sein même des corps sociaux prennent forme des classes d’utilisateurs : paysan, soldat et prêtre, pour ne citer que les plus anciens. Or, le maniement de l’outil n’est pas une activité naturelle et nécessite l’« exercice » d’un savoir, objet d’un apprentissage, voire d’un dressage. Il faut pour manier l’outil correctement, pensons à l’archer ou au rhéteur, s’exercer longuement et accepter de se plier à une discipline exigeante. Parmi ceux qui sont candidats au dressage, certains démontrent plus de talents que d’autres, si bien qu’entre les élèves, d’une part, et les maîtres, d’autre part, apparaissent d’innombrables distinctions. L’histoire de nos civilisations est celle de la formation et de la disparition de ces clivages entre les hommes, inlassablement reproduits sur les bancs de l’école.
Qu’est-ce donc que l’éducation, si ce n’est le dressage général de l’espèce humaine à l’usage de tous ces outils qu’elle façonne dans l’unique but d’assurer l’expansion maximale de son être ? C’est par l’éducation que chacun apprend à se servir de la machine, par exemple l’ordinateur, ou bien encore à s’exercer à la concentration, par le yoga, et chaque fois, il y a maîtres et élèves, c’est-à-dire lutte entre tous ceux qui aspirent à la plus haute maîtrise des techniques. C’est ce long travail de l’homme sur lui-même, au fil d’innombrables générations, qui nous a conduits à devenir des animaux ascétiques, c’est-à-dire ces « bêtes dont on exige trop », que ce soit par le travail harassant, l’étude la plus épuisante ou bien encore l’ascèse la plus inhumaine. Prophète, gourou, apôtre, philosophe, sophiste et professeur, voilà nos entraîneurs spirituels, ceux-là mêmes qui ont inculqué à la bête cette impitoyable volonté de dépassement.
Voilà, au terme de ce parcours insolite, la réponse offerte par Sloterdijk, à la suite de Nietzsche, à la très ancienne question que suscite notre aspiration commune à une existence surélevée. Une volonté de surpassement de soi, que ce soit dans l’art, la science ou la religion, voire l’éthique, qui n’est, en somme, que l’expression terminale d’un dressage séculaire dans l’usage des outils. Et ce qui semble le plus spirituel, à savoir le sentiment que notre âme est disposée en direction de quelque transcendance, qu’en nous subsiste une dimension de verticalité inhérente à notre être, voilà ce qui se révèle être, finalement, une manifestation têtue et dérisoire de notre désir de subsister dans l’être, à l’égal de tous les vivants.
On peut débattre bien sûr très longtemps de la pertinence d’une telle généalogie, extra-métaphysique, mais elle a le mérite de soulever d’intéressantes questions sur notre histoire culturelle, voire spirituelle. Par exemple, au terme de la lecture de Tu dois changer ta vie, on ne peut que se demander ce que devient pareille volonté de dépassement, au fondement de tout effort de transcendance, dans un monde aussi désenchanté que le nôtre, où la vie se trouve magnifiée dans ses manifestations les plus triviales, c’est-à-dire les moins propices à l’ascétisme.
1. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Libella/Maren Sell, Paris, 2011, 645 p. ; 52,95 $.
EXTRAITS
Qu’est-ce que l’homme sinon l’animal dont on exige trop ?
p. 633
[I]l s’agit simplement « d’introduire une langue alternative » pour parler de spiritualité, piété, morale et éthique.
p. 16
J’entends par [anthropotechnique] les procédés d’exercice mentaux et physiques avec lesquels les hommes des cultures les plus diverses ont tenté d’optimiser leur statut immunitaire cosmique et social face à des vagues de risques pour la vie et de certitudes aiguës de la mort.
p. 24
Le reste est « culture » – pour autant que l’on désigne ainsi la photocopieuse qui nous garantit l’autoconservation du complexe de conventions (depuis peu : memplexe par transfert de modèles valides d’une génération à la suivante et à celle qui lui succède).
p. 586
En raison de son design égalitaire, la modernité se sent contrainte de reformuler toutes les vérités auxquelles n’avaient jusqu’ici eu accès qu’un petit nombre de personnes en vérités pour le plus grand nombre – et à en négliger le reste intraduisible. On ôte ainsi tout fondement à l’extrémisme ascétique…
p. 603
Avec un concept de l’exercice fondé sur une large base anthropologique, nous sommes enfin dotés de l’instrument permettant de franchir le fossé – censé être infranchissable du point de vue méthodologique – qui sépare les phénomènes d’immunité biologiques et culturels, c’est-à-dire le clivage entre des processus naturels, d’une part, et des actions, de l’autre.
p. 25
Penser et agir en termes post-métaphysiques, cela signifie : dépasser, à l’aide de la technique et sans programmes ascétiques extrêmes, les charges de l’ancienne conditio humana.
p. 602
Ceux que l’on appelle depuis le XVIe siècle les « professeurs » n’étaient au début que des enseignants dans les écoles de la transfiguration, et ceux auxquels on a donné plus tard le nom d’étudiants ont d’abord été des chercheurs en qui œuvrait, more academico, l’éros de l’impossible.
p. 458