Une œuvre d’approche difficile par son style exceptionnel, pour ne pas dire unique, un style déroutant qui, depuis Soifs, repose sur le pari d’une construction du récit par la juxtaposition, sans coupure, d’idées et de mots, d’une combinaison inextricable de changements de situation, de faits, d’actions, d’émotions et de sentiments, sur le pari que l’ensemble de ce flot verbal ininterrompu où chaque mot est irremplaçable, parfaitement adéquat à toutes les subtilités du récit, composera une unité donnant à voir et à comprendre la réalité ainsi saisie et exposée.
Et le pari est une fois de plus gagné avec Le jeune homme sans avenir1, roman de 302 pages tenant dans un seul paragraphe sans un point pour en ponctuer le déroulement, le déboulement.
Une œuvre profondément engagée qui brosse, sans le retoucher, le portrait d’un monde sinistrement désengagé. Avec Le jeune homme sans avenir, Marie-Claire Blais ajoute un élément d’envergure à son grand projet de raconter au présent le temps de notre époque, temps de l’immédiateté, temps de l’individualisme, de l’esseulement, de l’indifférence, de l’agitation inutile, la dépression d’un siècle, le XXe, qui n’en finit pas de finir.
Œuvre contestataire non par une critique soutenue de la société telle qu’elle va, encore moins par un appel à la transformer, mais par la seule puissance d’une mise en scène des effets mortifères de son fonctionnement, notamment de ses répercussions destructrices sur ses individus les plus fragiles.
Œuvre noire qui pour autant n’est pas dure, baignant tout entière dans la compassion, à l’inverse de celle de Victor-Lévy Beaulieu, qui est implacable sans être noire puisqu’elle appelle le bouleversement des choses.
Commencée avec Soifs (1995), poursuivie avec Augustino et le chœur de la destruction (2006), Naissance de Rebecca à l’ère des tourments (2008) et Mai au bal des prédateurs (2010), la fresque amplifie la description du vide tragique de notre époque avec Le jeune homme sans avenir, ce contemporain qui est non seulement sans avenir,
mais sans passé autre que le sien immédiat ; non seulement est-
il sans espoir, mais il est sans révolte, il est isolé sans jouir des bienfaits de la solitude. Il voyage mais ne va nulle part. Sans implication sociale, ni engagement politique, il n’agit pas avec ses proches, il pâtit avec eux. C’est un quark tourbillonnant dans le monde comme six milliards d’autres, chacun dans son particularisme, à sa place et dans son rôle, sans velléité de le révolutionner.
Tout cela s’incarne dans d’innombrables personnages, tous plus ou moins marginaux, mis en présence les uns des autres dans des circonstances improbables, dont les principaux nous sont déjà connus : l’écrivain Daniel, Fleur le musicien de rue, autrefois jeune prodige, et le travesti Petites Cendres. Chacun à leur manière, ils sont une métaphore de l’impuissance de l’homme d’aujourd’hui à agir sur son existence, tant il la confine dans
l’espace réduit de sa vie personnelle. Les récits de leur vie se superposent dans un emmêlement où néanmoins ils ne se confondent pas.
Petites Cendres nous est familier. Il a vieilli, ne fréquente plus les autres travestis avec qui il a jadis fait la fête. Plus
rien ne l’intéresse, il est reclus sur son lit, refuse d’en sortir même pour assister au spectacle grandiose où son ami Robby sera couronné la reine des nuits. Alors que Robby tente de le convaincre, Petites Cendres prend conscience que pendant tout ce temps où il vivait dans ses retranchements, les autres eux continuaient de vivre : « Petites Cendres eut peur soudain que s’achève aujourd’hui, avant l’heure du soleil couchant sur la mer, que s’achève son existence, comme on dit bonsoir, bonne nuit ».
On retrouve le plus souvent Fleur dans la rue, se mourant de faim en compagnie de son chien. Cet enfant doué pour la musique a vu son désir de devenir un grand artiste de concert brimé par ses parents riches, égoïstes et
surprotecteurs, qui se sont opposés aux éloignements qu’une telle carrière supposait. Maintenant il joue de la flûte traversière dans les rues, se rappelant les jours où il aurait pu partir, mais n’avait éprouvé aucun courage : « […] oui, ses partitions sous le bras, il aurait pu s’enfuir vers un train, un avion, s’enfuir il aurait pu, car c’est bien à onze ans, douze ans que se décidait pour lui son destin, partir ou l’étiolement, la fin de tout ».
Daniel ouvre et clôt le récit. Son vol retardé sans qu’il cherche à en connaître la cause, Daniel sera retenu prisonnier à l’aéroport pendant sept heures. Temps qu’il emploie à revenir sur lui-même, sur ses relations avec ses enfants, son petit-fils, sa femme, ses amis. Il se pose en vrac des questions existentielles sur la vie, la mort, l’amour, la paternité, sur la pertinence dans notre monde de donner naissance à des enfants. Quand une passagère lui annonce que l’avion est prêt à décoller, Daniel sort de ses pensées, regarde autour de lui et voit un jeune homme encadré de deux policiers. Il croit le reconnaître mais n’en est pas certain et cela l’entraîne ailleurs, amenant avec lui et sans transition le lecteur sur les traces d’autres personnages où « chacun irait seul dans la nuit ».
« Ce dont je parle est universel », a déclaré Marie-Claire Blais, en entrevue avec Josée Lapointe, de La Presse. C’est absolument vrai. D’où vient alors que j’ai eu le sentiment de pénétrer dans un monde fermé et enfermant ? D’où vient que je ne me suis pas attachée à ses personnages ?
1. Marie-Claire Blais, Le jeune homme sans avenir, Boréal, Montréal, 2012, 302 p. ; 26,95 $.
EXTRAITS
[…] et tout en jouant de sa flûte traversière, Fleur pensait qu’il fallait l’écrire, cet opéra, ou bien cette Nouvelle Symphonie, ou bien, ou bien, étrange mission, pensait Fleur, que d’être parmi les arrière-petits-enfants du Grand Docteur de la Mort, […] que de se retrouver dans cette même famille accueillant l’ère du crime, car soudain, grâce à la science du physicien poète, ne serait-ce pas une normalité de tuer la vie […] l’artiste Oppenheimer partageait avec Fleur son ambiguïté dans le mal, car comme Fleur, sans cette idée empoisonnée de la bombe, il n’eût jamais fait de mal à une mouche…
p. 110
[…] il ne faut pas qu’ils apprennent, non, je dirai à ma mère, nous vivons dans la démolition […], tout est implosion, démolition, et même l’air que je respire est saturé, ne le sais-tu pas, m’man, ne le sais-tu pas, le violon, le chant du violon, tel le violon de Clara sera la note de pureté, d’espérance…
p. 274