L’équipe réunie par et pour ce projet1 inspire d’emblée confiance. Les trois types de signatures ont, en effet, valeur d’endossements. Au départ, deux auteurs dont les œuvres traversent les décennies, Serge Bouchard et Jean Désy, garantissent la solidité et la générosité des perspectives.
Témoignent ensuite neuf personnalités liées au Nord par la chair ou l’adhésion : elles humanisent le plaidoyer à grands renforts d’observations issues de leur enracinement culturel ou professionnel. Enfin, trois photographes rompus à la majesté nordique captent de leurs pupilles alertes les démesures d’un Nord implacable et hallucinant de beauté : Mathieu Dupuis, dont on connaissait Le Québec au fil de l’eau (L’Homme, 2009), Heiko Wittenborn et Mario Faubert (Nunavik, Du Passage, 2010). L’album est au diapason.
Deux regards
Le duo s’imposait. Désy est médecin, Bouchard anthropologue, mais les deux vivent avec le Nord une relation de respect et d’amour, une amitié construite sur l’échange de gestes engageants. Médecin, Désy s’est d’abord mis au service de la Côte-Nord ; celle-ci s’est ouverte à ses expéditions hardies en motoneige ou en canot. Bouchard, dont l’adolescence a mémorisé la toponymie du Nord, en fréquente aujourd’hui le décor à bord de son camion dont « les paupières lourdes… clignent dans la noirceur ». Désy aime être « là où tous les azimuts se réunissent pour danser comme le fait une aurore boréale ». Bouchard, capable d’assembler un bestiaire aussi juste que littéraire, aborde le Nord avec humilité : « Le vrai routier, écrit-il, sait qu’il ne pourra jamais battre la distance et le temps ». À eux deux, Désy et Bouchard lisent le Nord comme un partenaire puissant et fragile, tendre et coléreux, serviable et susceptible. Peu de parenté entre leur Nord et les visions limitées aux retombées financières.
Chacun a sa voix. Poète au franc-parler et d’intuition pénétrante, Jean Désy reçoit du Nord un « éblouissement spirituel ». Quand il voit « un pays dans le pays », René Richard, Jacques Rousseau, Louis-Edmond Hamelin et combien d’autres épousent sa vision. Quand il invite à « aller au Nord », il s’explique : « On va au Nord pour s’inscrire dans les fibres les plus ancestrales de son humanité ».
Serge Bouchard a suivi une autre voie. « Je suis devenu anthropologue pour partir au Nord », écrit-il. Il y trouve « l’état de nature, là où l’ordre premier du monde n’a pas été enlaidi par les foules industrieuses ». Qu’on ignore le Nord le déconcerte : « Nous sommes un peuple nordique qui tourne le dos à sa nordicité. Le Nord est encore une colonie, là où on va pour travailler, avec boni pour l’ennui » ; avis à Georges Dor qui chantait : « Si tu savais comme on s’ennuie à la Manic ». Les titres de Bouchard donnent chair au Nord. Ainsi, « La société des nomades disparus », « La prière de l’épinette noire », « Le silence du Nord », « L’honneur des animaux sauvages »… Pourtant, Bouchard boude si peu la modernité qu’il vante « le courage du camion » et oppose la 138 à la célèbre 66 des États-Unis.
Chantre du Nord
À sa contribution personnelle, Jean Désy ajoute les témoignages de neuf personnes qui, de naissance ou par découverte, partagent son amour du Nord. La plupart appartiennent à l’univers de la culture.
Laure Morali, Bretonne d’origine, rend hommage à Shimun, « né et mort nomade ». Naomi Fontaine, qui a bénéficié du mentorat de Désy dès ses premiers écrits, avoue une douleur secrète : « Je viens d’un village que d’autres appellent réserve. Là où le gazon ne pousse pas naturellement ». Romeo Saganash, trilingue, juriste et poète, s’émeut devant les « charnelles épinettes ». Brigitte Lebrasseur, infirmière, musicienne et cinéaste, y va de ses « mots et images du Nunavik ». Le peintre Pierre Lussier accole à ses œuvres du Brésil et de l’Inde quelques portraits croqués dans le Nord. Isabelle Duval, enseignante et cinéaste, demande à l’Écriture sainte de situer le Nord au début du monde : « [A]u commencement était l’épinette noire et l’épinette noire était en moi / et l’épinette noire était moi ». Isabelle Billard, audiologiste qui se partage entre le Nord et l’Université de Montréal, confie son rêve à Thomas, l’enfant qu’une grand-mère lui a demandé d’adopter : « J’ai hâte de te ramener au Nord, là où nous sommes nés ». Rita Mestokosho, poétesse qui dialogue en langue poétique avec Désy, s’identifie corps et âme avec le Nord : « Je dis des pierres / qu’elles sont mes grands-pères / je dis de l’eau / qu’elle est ma vie ». Venu d’Italie, Maurizio Gatti, qui recherche et publie les traces des métisseries nordiques, parodie le « O sole mio » : « Nord amore mio ! » Quant au médecin François Prévost, c’est devant le bel entêtement des peuples du Nord qu’il s’incline. Depuis sa collaboration avec Hugo Latulippe dans Ce qu’il reste de nous, cette admiration n’a fait que croître. Au passage, Désy se joint à ce réseau en évoquant deux réalités indissociables du Nord : le canot et l’épinette. « Quand ton canot file sur l’eau […] / Tu ne montres plus le poing / Tu ne cries pas contre la mort ». Puis : « Épinette noire, ma semblable / ma tête de force mon clocher penché ma balise en solitude ».
Riche et fragile
S’ajoutant aux photographies parlantes et aux ruminations de Désy et de Bouchard, ces témoignages décrivent un Nord riche et menacé. Il doit, face aux voracités qui le parasitent, préserver son âme. François Prévost circonscrit le défi en évoquant une « famille-rivière » reliant six générations vivantes toutes meurtries : « […] six suicides, deux noyés, un jeune décédé dans un accident d’avion, une autre d’une rupture d’anévrisme cérébral et dont le frère, jeune chasseur, avait été avalé par la toundra l’hiver dernier ».
« Oui, écrit Bouchard, il y a des mines et des richesses. Oui, il y a du travail et des gros salaires, de l’eau en masse à barrer et à harnacher. Mais ne pourrions-nous pas, travail faisant, donner sa part à la grandeur, rendre son dû à la beauté ? »
Merci !
1. Serge Bouchard et Jean Désy, Objectif Nord, Le Québec au-delà du 49e, Sylvain Harvey, Québec, 2013, 200 p. ; 39,95 $.
EXTRAITS
Nous avons beau courir le monde, nous divertir sans relâches, le Nord nous rappellera toujours à l’ordre de notre fragile petitesse.
Serge Bouchard, « Le silence du Nord », p. 117.
La banquise arctique disparaît peu à peu, ce qui fait que les gens du Nord doivent composer avec un climat de moins en moins rigoureux. Il faut avouer que la plupart des gens ne pleurent pas cet état de fait.
Jean Désy, « Quand fond la banquise », p. 137.
Épinette moire givrée dans l’attente, vois cette bête qui gronde, essoufflée. Regarde ce navire immobile, ce vaisseau qui dort, une heure, dans le silence froid de la terre éternelle. Épinette noire aux aiguilles figées, épinette raide, pétrifiée, épinette du lac Cosmos dans la forêt sidérale, regarde mon camion apeuré, qui ramasse sa force.
Serge Bouchard, « Le courage du camion », p. 155.