L’histoire1 est connue. Et banale. À tel point que l’on pourrait se demander si elle ne s’inscrit pas dans la suite de la trilogie qui s’est vendue à plus de quarante millions d’exemplaires dans le monde (après tout, ne devait-il pas y avoir sept tomes à l’aventure Millénium ?).
Mais rappelons les faits : Stieg Larsson, journaliste suédois qui peine à vivre de son métier (on lui refusera même à plusieurs reprises des postes de journaliste sous prétexte qu’il n’écrit pas suffisamment bien) s’intéresse depuis toujours aux mouvements d’extrême droite suédois et européens, aux liens occultes entre ces derniers et les partis politiques, à la défense des droits des femmes, à la science-fiction. Ses textes paraissent pour la plupart dans une revue qu’il supportera contre vents et marées sa vie durant (Expo) et qui servira de modèle à l’autre revue dirigée par le couple modèle de journalistes engagés que représentent Mikael Blomkvist et Erika Berger. Parallèlement à ses activités journalistiques et politiques, Stieg Larsson se lance (le mot n’est pas trop fort) dans l’écriture de Millénium et dépose un manuscrit de plus de deux mille pages réunissant les trois premiers tomes de la saga de Lisbeth Salander. Et il est foudroyé par une crise cardiaque avant même la parution du premier tome. L’histoire ne s’arrête pas là, celle qui nous est racontée dans Millénium, Stieg et moi commence plutôt à ce moment même.
Après 32 ans de vie commune, la conjointe de Stieg Larsson (que l’on affublera du joli dénominatif quelque peu vieillot en nos terres de concubine) se voit refuser toute part de l’héritage. La loi suédoise ne reconnaît pas l’union de fait. Et la belle-famille (le père et le frère de Larsson), loin de le regretter, s’empresse de dresser l’inventaire. Leur surprise passée (sans doute de taille devant l’immense succès de Millénium et les alléchantes offres de traduction et d’adaptation télévisuelle et cinématographique), les avocats engagés, l’autre saga s’amorce. Des hommes qui aimaient davantage les avoirs de leur fils/frère, et qui n’avaient que faire d’une concubine au demeurant gênante qui s’érige en parangon pour protéger les droits moraux de l’œuvre de Stieg Larsson, se font du jour au lendemain pâles copies de personnages sans scrupules mis en scène dans la trilogie Millénium.
Millénium, Stieg et moi s’inscrit donc en marge et dans la prolongement de cette lutte pour la succession et la protection littéraires (dans le cas d’Eva Gabrielsson, la conjointe de Larsson) et pécuniaires (le duo père et frère) rattachées à Millénium. Même si l’on ne peut qu’être sympathique à la cause d’Eva Gabrielsson (qui se voit même menacée d’être évincée de son appartement puisqu’il fait partie de la succession), on a par moments davantage le sentiment de lire le compte rendu de faits divers certes malheureux, mais sans intérêt marquant sur le plan littéraire, voire de la genèse de l’œuvre. D’apprendre en effet que tel personnage de la trilogie, tel lieu, telle intrigue font référence à des personnes, des lieux ou des faits réels n’enrichit d’aucune manière la lecture de Millénium. Il est même par moments difficile de ne pas avoir la fâcheuse impression de se débattre, tout comme Eva Gabrielsson, au milieu de lieux communs. Ce qui l’a amenée à avouer qu’elle aurait préféré ne jamais écrire ce livre. Reste la trilogie sur laquelle le lecteur, qui aurait jusqu’ici échappé au pouvoir attractif de Millénium, peut se rabattre. Quant aux autres lecteurs, sans doute tout aussi nombreux, ils devront se montrer patients et attendre l’issue des procédures judiciaires entamées pour récupérer le manuscrit du quatrième tome dont le titre provisoire est déjà annoncé : La vengeance de Dieu. Il y a fort à parier que ce titre, selon l’issue des procédures judiciaires, sera l’objet d’un « révisionnisme » familial.
1. Eva Gabrielsson et Marie-Françoise Colombani, Millénium, Stieg et moi, Actes Sud, Arles/Leméac, Montréal, 2011, 186 p. ; 29,95 $.
EXTRAITS
Millénium a permis à Stieg de dénoncer tous ceux qu’il vomissait pour leur lâcheté, leur irresponsabilité, leur immoralité et leur opportunisme : les militants de salon, « guerriers [qui ont] besoin de vent portant » ou « skippers pour vents faibles» ; les faux amis qui se sont servis de lui pour se fabriquer une carrière ; les chefs d’entreprise et les actionnaires sans scrupule qui se font attribuer des primes disproportionnées… Dans ce sens, ses livres ont été pour Stieg la meilleure des thérapies.
p. 80.
Aujourd’hui, Eva se bat pour obtenir la propriété intellectuelle de l’œuvre de son compagnon. Elle le fait pour lui qui, plus que tout, aurait détesté que Millénium, ses articles contre le racisme, ses livres sur l’extrême droite, ses textes de jeunesse deviennent une source de profit. Si sa requête est acceptée, elle lèvera le mystère sur le quatrième tome, dont elle a suivi la genèse de l’intérieur, comme pour les trois premiers volumes. Ainsi, les amoureux de Millénium que nous sommes peuvent encore espérer retrouver un jour leurs héros. Et les ennemis de Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist doivent, eux, commencer à trembler. Ce livre aura pour titre La vengeance de Dieu. Qu’ils sachent qu’Eva, grande danseuse de salsa devant l’Éternel, est prête à fini d’écrire leur destin et à mener ainsi la danse sur leur cadavre.
p.10.