Dostoïevski est partout présent dans ce livre. « Arrête de te prendre pour le personnage de Dostoïevski, s’il te plaît, lance le pénétrant Parwaiz à Rassoul.
Son acte à lui a un sens dans sa société, dans sa religion. » De fait, Rassoul parodie Raskolnikov en tuant lui aussi une antipathique usurière, mais il ne partage que bien peu les motifs du personnage russe. Rassoul, en effet, n’a rien de l’énorme orgueil qui, en Raskolnikov, place les humains aux ambitions impériales au-dessus des lois et les absout des crimes propices à leur mise en orbite. Rassoul, Afghan aux aspirations modérées, éprouve le poids du jour, mais il tue en pensant à ses proches, fiancée, mère et sœur. En outre, les crimes des deux personnages ne sont pas parallèles : Raskolnikov tue une antipathique usurière, mais aussi Élisabeth l’innocente. Rassoul s’arrête au premier crime.
Les deux meurtriers diffèrent plus encore par la rumination qu’ils font de leurs crimes. Raskolnikov est rongé par la culpabilité et le lecteur est prié de le comprendre. Rassoul, qui ne regrette rien, tient à être jugé. S’il y a procès, il saura s’il fait encore partie de son univers, ce dont il doute. « Personne ne veut me juger. Cet acquittement, qui lave la conscience de tous, me dépossède de mon crime, de mon geste, de mon existence. » Ainsi, se boucle une étrange boucle. Raskolnikov appartenait à une Russie en mutation, secouée et tentée par l’influence des monstres à la Napoléon. Rassoul subit, dans sa chair et son pays, une rupture aussi profonde, mais différente. « Ce livre [Crime et châtiment] est à lire en Afghanistan, un pays autrefois mystique, qui a perdu le sentiment de responsabilité. » Dans l’Afghanistan nouveau, Rassoul reçoit malgré lui sinon l’absolution, du moins l’édulcoration de son crime. Il a tué, lui dit-on, mais l’usurière méritait la mort. D’ailleurs, les pouvoirs publics n’ont rien à dire : à la famille de voir ce qu’elle réclame de Rassoul comme compensation. Contrairement à Raskolnikov, Rassoul ne parvient donc pas à mettre la justice en branle ; autour de lui, l’Afghanistan mystique est remplacé par une société capable de toutes les banalisations. « Oui, c’est ça, je suis victime de mon propre crime. Et le pire dans cette histoire, c’est que mon crime non seulement est banal et vain, mais qu’il n’existe même pas. Personne n’en parle. Le cadavre a mystérieusement disparu. » Rassoul a de quoi maudire Dostoïevski : que signifie le crime à ce point privé de châtiment qu’il semble disparaître ?
1. Atiq Rahimi, Maudit soit Dostoïevski, P.O.L, Paris, 2011, 317 p. ; 33,95 $.
EXTRAITS
Dostoïevski, oui, c’est lui ! Avec son Crime et châtiment, il m’a foudroyé, paralysé. Il m’a défendu de suivre le destin de son héros, Raskolnikov : tuer une deuxième femme – innocente celle-ci ; emporter l’argent et les bijoux qui m’auraient rappelé mon crime…
p. 16
Aujourd’hui, ce qui te tourmente donc, ce n’est pas l’échec de ton forfait ni d’en avoir mauvaise conscience ; tu souffres plutôt de la vanité de ton acte. Bref, tu es victime de ton propre crime. Ai-je raison ?
p. 230
C’est une leçon fulgurante. Si, aujourd’hui, chacun de nous, à l’instar de cet homme, remettait en question ses actes, nous pourrions vaincre le chaos fratricide qui règne aujourd’hui dans le pays.
p. 297