Contre vents et marées, l’essor de la musique contemporaine au Québec s’est souvent heurté à l’incompréhension du public et à l’incapacité de la critique locale de comprendre et d’interpréter cette avant‑garde musicale.
Pourtant, ce ne sont pas les artistes et les compositeurs de talent qui ont manqué au Québec : Pierre Mercure, Jacques Hétu, Serge Garant, Gilles Tremblay, Walter Boudreau et tant d’autres. Avec La Société de musique contemporaine du Québec1, Réjean Beaucage raconte une partie importante d’un parcours méconnu et mal aimé.

© SMCQ
La musique actuelle, contemporaine, abstraite ou d’avant‑garde doit être comprise comme un genre exigeant, exactement le contraire du « jazz lounge » à la Diana Krall que l’on écoute en fond sonore pour meubler une conversation décontractée entre amis autour d’un verre. Cette nouvelle musique, souvent atonale, toujours renouvelée, interroge les structures mêmes des sons, leur organisation, les tonalités, les rythmes. Prise globalement, la musique contemporaine n’est pas très éloignée de l’art abstrait qui caractérisa le milieu du XXe siècle dans la peinture, la sculpture, le cinéma expérimental et la littérature de plusieurs pays. Certains artistes québécois ont pris part à ce mouvement, mais leur contribution demeure méconnue, en dépit de leur importance.
Montréal comme plaque tournante de la musique contemmporaine
L’histoire de la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ) débuta officiellement en 1966. Mais quelques signes précurseurs apparurent à Montréal douze ans plus tôt, en mai 1954, en pleine grande noirceur : un groupe d’artistes québécois dont Gilles Tremblay, François Morel, Serge Garant interprétèrent leurs propres compositions et quelques œuvres actuelles (pour l’époque) d’Olivier Messiaen, d’Anton Webern, de Pierre Boulez lors d’un concert mémorable.
Cet événement n’était pas isolé. Quelques mois auparavant, le 1er février 1954, la Ligue canadienne des compositeurs (LCComp) organisa un concert de musique actuelle dont les auteurs étaient non seulement tous canadiens, mais tous vivants : on pouvait y entendre un concerto de Jean Papineau‑Couture, des œuvres toutes récentes de Pierre Mercure, de François Morel, de Jean Vallerand et de quelques autres. Quel contraste avec les programmes classiques habituellement axés sur la musique européenne des siècles précédents, de Bach à Beethoven ! On dut alors refuser des gens car la salle Saint‑Sulpice du Conservatoire de musique du Québec était trop petite. Selon Réjean Beaucage, cet événement musical moins connu serait peut-être aussi important que la publication retentissante du manifeste du Refus global, paru quatre ans plus tôt.

© Jacques Cabana/SMCQ
Les activités de la SMCQ débutèrent juste avant « l’année de l’Expo » et suscitèrent aussitôt un grand intérêt de la part du public et dans les quotidiens montréalais : « Il y avait sans doute à l’époque une soif d’ouverture sur le monde, dont Expo 67 allait bientôt se faire l’éclatant reflet et qui, quarante ans plus tard, semble bien s’être apaisée ».
Grâce aux activités de la SMCQ, non seulement Montréal devint un lieu de création et de diffusion de la musique contemporaine, mais plusieurs compositeurs d’envergure internationale y séjournèrent : Karlheinz Stockhausen, Olivier Messiaen, Iannis Xenakis, Pierre Boulez.
Un vif débat autour de la musique
Mais cette volonté de sortir des sentiers battus ne plaît pas à tous. Au fil des années, l’incompréhension à laquelle les créateurs québécois de musique contemporaine doivent se heurter donne lieu à une multitude d’articles, de lettres ouvertes, de débats qui débordent le cadre strict de la vie musicale et des arts. En 1983, un critique de La Presse condamna même un concert donné à Montréal par le légendaire Steve Reich !
Les journalistes et chroniqueurs montréalais ont pour la plupart nui à la diffusion de la musique contemporaine québécoise : au lieu d’expliquer, de mettre en contexte, de fournir des pistes aux lecteurs, ceux‑ci condamnaient la plupart de ces concerts, étalant presque avec fierté leur incompréhension de ces musiques nouvelles, s’érigeant eux‑mêmes comme des modèles d’appréciation de la création (avec un raisonnement du type « si j’aime, c’est que c’est vraiment bon ; sinon, c’est mauvais »). Pire encore, au lieu de palier leur ignorance en consultant d’autres artistes, des experts, des musicologues, voire des mélomanes, beaucoup de critiques concluaient expéditivement qu’il n’y avait rien à comprendre dans la musique contemporaine puisque eux‑mêmes n’y trouvaient aucun sens.
En revanche, des pédagogues infatigables comme Maryvonne Kendergi, longtemps vice‑présidente du Conseil canadien de la musique, feront un travail inlassable de vulgarisation et de préparation du public pour faire comprendre et apprécier ces découvertes musicales, principalement à la radio FM de Radio‑Canada2.
Même au XXIe siècle, la musique d’aujourd’hui dérange toujours ou laisse indifférent, en dépit du succès d’événements comme La symphonie du millénaire. Au cours d’un récent débat, le compositeur Simon Bertrand déplorait le fait que dans le domaine du classique et de la musique sérieuse, on ne parlait jamais des compositeurs québécois: « Notre propre musique ne fait pas encore partie de notre culture… C’est un très gros problème ».
En guise de réponse, le directeur artistique de la SMCQ, Walter Boudreau, signale que les musiques actuelles semblent exclues de la vie intellectuelle : « En effet, où sont nos intellectuels ? Que fréquentent‑ils? On ne les voit jamais dans les concerts… Ils ne vont même pas à l’OSM ! »
Ancienne élève de Gilles Tremblay au Conservatoire de musique de Montréal, Isabelle Panneton insiste sur le fait que la musique contemporaine ne pourra jamais devenir « populaire » et attirer les masses, mais que sa pertinence sociale demeure tout entière : « Faut‑il répéter que l’art (tout court) – comme la philosophie, la poésie ou toute forme de recherche – n’a pas à rejoindre un large public pour être essentiel au développement d’une société ? »
Un chapitre de l’histoire des idées
On aurait tort de conclure que ce livre sur la Société de musique contemporaine du Québec serait réservé exclusivement aux inconditionnels de cette musique. En réalité, c’est un aspect peu étudié de la vie culturelle québécoise qui y est décrit, avec comme toile de fond

© SMCQ
l’effervescence de la Révolution tranquille. Respectant la chronologie, Réjean Beaucage relate avec audace cette histoire méconnue mais passionnante et souvent surprenante, établissant même des parallèles avec d’autres genres musicaux (par exemple, les recherches instrumentales de Frank Zappa).
Ailleurs dans le monde, on mentionne trop peu la contribution des compositeurs québécois, par exemple dans les ouvrages d’histoire universelle de la musique contemporaine ; mais il faudrait commencer par se la raconter à nous‑mêmes ! C’est d’ailleurs ce que faisait partiellement le compositeur Clermont Pépin (1926‑2006) dans son autobiographie Piccoletta souvenirs. Par la justesse de son propos, l’acuité de son analyse et sa documentation considérable, Réjean Beaucage nous donne l’ouvrage définitif sur l’histoire de la musique contemporaine au Québec. En fait, c’est un chapitre essentiel de l’histoire des idées au Québec qui nous est ici livré.
1. Réjean Beaucage, La Société de musique contemporaine du Québec, Septentrion, Québec, 2011, 461 p. ; 39,95 $.
2. Voir l’excellent livre de Louise Bail, Maryvonne Kendergi, La musique en partage, Hurtubise HMH, Montréal, 2002.
Pour en savoir plus : Les disques de tous ces artistes cités plus haut sont naturellement la meilleure entrée en matière.
Voir aussi le site Internet de la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ) : http://www.smcq.qc.ca/smcq/fr/