Pareillement à Marguerite Duras, connaître l’œuvre d’un artiste me suffit. Aussi bien, avant de lire La passion suspendue1, je ne connaissais rien ni de la vie ni de la pensée de l’auteure de L’amant, bien qu’elle ait, semble-t-il, multiplié ce genre d’entretiens et autres formes de confidences de soi.
Je viens donc de découvrir avec enchantement une femme exceptionnelle dont la vie, la pensée et l’œuvre sont tricotées serré avec les fils d’une même passion incandescente.
Comme le montrent la pertinence et la rigueur de ses questions et commentaires, Leopoldina Pallotta della Torre connaît à fond l’œuvre de Duras, autant cinématographique et théâtrale que littéraire. Une œuvre qu’elle aime, qui explique sa profonde compréhension de ce qui lui a donné lieu, l’enfance de sa créatrice. Une enfance vécue comme écart à la fois extérieur et intérieur, une altérité intime, dirai-je, d’où jaillissent le désir et le sens de l’absolu.
Cependant et comme il va de soi, la valeur inestimable de ces entretiens tient essentiellement aux propos de Duras, qui entre dans le vif du sujet tout au long des treize chapitres de l’ouvrage. Elle répond sans restriction, parfois avec une franchise brutale aux questions de la journaliste.
J’ai suivi avec plaisir le récit sans complaisance des moments cruciaux de la vie de l’écrivaine, tels qu’elle les perçoit, les analyse, les évalue à 73 ans2. J’ai partagé la sévérité des jugements qu’elle porte sur ses contemporains : les penseurs, les politiques et les écrivains, notamment. J’ai apprécié la hardiesse de ses critiques du Parti communiste français, de l’homosexualité, du « nouveau roman » ou des « nouveaux philosophes » qui avec le recul apparaissent fondées.
La vie
De ses dix-huit premières années vécues en Indochine « entre les rizières, les forêts et la solitude », elle dit qu’elles l’ont écrasée sans diminuer sa puissante énergie, et ont conditionné toute sa vie : sa pensée, ses émotions, ses actions, son écriture.
C’est là qu’est né et que s’est enraciné solidement son « attachement animal à la vie ». C’est là qu’elle a expérimenté les contradictions des sentiments à travers l’amour-haine qu’elle éprouvait pour sa famille.
De ces années d’enfance et d’adolescence de Marguerite Duras, il faut surtout retenir l’influence indélébile exercée sur elle par sa mère, sujet qu’elle aborde en profondeur pour la première fois dans ces entretiens. Elle parle de la femme d’une manière à la fois admirative et très critique, mais de la mère, elle retient cette réalité fondamentale : « Dans l’existence d’une personne, je crois, la mère est dans l’absolu la personne la plus étrange, imprévisible, insaisissable que l’on rencontre ».
Elle a passé presque tout le reste de sa vie à Paris où sa personnalité s’est forgée et épanouie dans l’effervescence des débats intellectuels d’une « incomparable épaisseur culturelle ». Elle parle avec enthousiasme de ses années « Mitterrand ». Elle y a vécu ses amours, rencontré ses maris et donné naissance à son fils. C’est à Paris aussi qu’elle a mené une vie mondaine décevante, qu’elle a sombré dans l’alcoolisme, où, à un moment donné, elle ne peut plus travailler, tant son agitation la perturbe.
La pensée
Contrairement à ce que la critique plus mondaine que littéraire a dit des commentaires de Duras exprimés dans ce livre, ceux-ci ne sont pas des opinions rapides et superficielles sur les phénomènes abordés, mais des réflexions toujours bien argumentées, qui atteignent parfois, aussi brèves soient-elles, la qualité des analyses les mieux informées et structurées.
Ainsi sa description et sa vision des « progrès » de l’humanité sont d’une limpidité fulgurante. En un paragraphe, elle expose et critique les avantages et les périls des développements incessants de nouvelles technologies, pour conclure par l’énoncé de cette vérité élémentaire : « […] la bataille incessante, jour après jour, on la mène avec soi, par la tentative de résoudre son irrésolubilité ».
Même limpidité lorsqu’elle soutient en tant qu’écrivaine que l’appartenance à un parti peut conduire à l’autisme, ou qu’elle affirme en philosophe que le danger d’un parti est celui de réduire la conscience.
Sa conception de l’aptitude des femmes à vivre la passion, cette puissance de recréation constante de leur vie, demeure cependant l’assise de la richesse et de la vigueur de sa pensée.
L’œuvre
Les propos les plus intéressants demeurent ceux qui se rapportent à son parcours littéraire et cinématographique, à sa conception de la littérature et du cinéma. Ils sont ceux de la créatrice géniale d’une œuvre qu’on ne peut en fin de compte connaître qu’en la fréquentant. Ici, une œuvre à lire et à voir. C’est le désir le plus vif que suscitent ces entretiens.
1. Marguerite Duras, La passion suspendue, Entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre, trad. de l’italien par René de Ceccatty, Seuil, Paris, 2013, 196 p. ; 29,95 $.
2. Les entretiens ont eu lieu en 1987 et 1988 et ont d’abord été publiés en italien dans une petite maison d’édition féministe, La Tartaruga. Ils ont été traduits et annotés par l’écrivain René de Ceccatty, qui signe aussi l’introduction de la présente édition française.
EXTRAITS
Depuis L’Amant, votre écriture s’est faite de plus en plus allégée.
C’est le son de la parole qui a changé, par rapport à ce qu’il était avant ; comme quelque chose qui aurait acquis une sorte d’involontaire simplicité.
Expliquez-vous mieux.
L’Amant est un livre tellement plein de littérature qu’elle semble, paradoxalement, très loin. On ne la voit pas. On ne doit pas voir l’artifice, c’est tout.
p. 57
Quelle est la tâche de la littérature ?
De représenter l’interdit. De dire ce qu’on ne dit pas normalement. La littérature doit être scandaleuse.
p. 83
C’est aux rôles féminins que vous confiez une force, le besoin radical d’expérimenter la totalité du sentiment.
Oui, les femmes sont les véritables dépositaires d’une ouverture totale vers l’extérieur, la vie, la force débordante de la passion […]. L’homme est plus fossilisé dans un passé dont il ne sait pas sortir […]. Toutes les héroïnes de mes films et de mes romans sont comme des sœurs d’Andromaque, Phèdre, Bérénice ; martyres d’un amour qui les submerge, jusqu’à atteindre le sacré.
p. 101-102
Vous avez souvent déclaré que « les hommes sont tous homosexuels ».
Impuissants à vivre jusqu’au bout la puissance de la passion, j’ajouterais. Prêts à comprendre seulement ceux qui leur ressemblent. Le vrai compagnon de vie d’un homme – le confident réel – ne peut être qu’un autre homme.
p. 140
Que croyez-vous que soit la spécificité féminine de votre œuvre ?
Je ne me pose pas la question de ce que signifie avoir une sensibilité féminine quand je travaille.
p. 149
Moi, ça ne m’a jamais intéressée de connaître les artistes que j’aimais. Ce qu’ils faisaient me suffisait.
p. 158