Véritable plaidoyer en faveur de l’enseignement, Aimer, enseigner1 d’Yvon Rivard ne pouvait mieux s’inscrire dans la nouvelle collection « Liberté grande » de Boréal, et dans le débat sur l’enseignement qui a présentement cours au Québec – ou plutôt l’absence de débat véritable – où, à force de tordre les concepts comme on hisse les bannières, ne flottent plus que la déception, la désillusion, la démission. Après 35 années d’enseignement de la littérature à l’Université McGill, Yvon Rivard s’interroge et réfléchit sur son parcours, ses motivations, sur le sens que revêt aujourd’hui l’enseignement, plus particulièrement de la littérature, et sur celui d’accepter la responsabilité d’accompagnateur, de passeur, d’accoucheur d’esprits, d’allumeur de réverbères.
L’exercice auquel Yvon Rivard se livre n’est pas sans risque, il le sait mieux que quiconque, lui qui énonce d’emblée ce que plusieurs préfèrent taire, voire railler tant le constat heurte : « Un bon professeur aujourd’hui, c’est quelqu’un qui est dispensé d’enseigner parce qu’il a obtenu tellement de subventions qu’il doit se consacrer à la recherche de ce qu’il a déjà trouvé et exposé, budget et bibliographie à l’appui, dans son projet soumis à des chercheurs qu’il a lui-même évalués dans un concours précédent ». Le constat est pour le moins sévère, mais il a le mérite de dire les choses clairement. Yvon Rivard ne cherche pas tant à avoir raison qu’à soulever les questions qui devraient prévaloir avant d’arrêter ce choix professionnel. Ce choix qu’en d’autres temps on nommait vocation, parce qu’il devait, croyait-on, résulter d’un appel, d’une force, d’une abnégation, d’un mouvement intérieur plus grand que soi ; et qui présumait, comme d’autres choix d’ailleurs, qu’on sache écouter, tendre la main, percevoir sa propre vulnérabilité dans le regard de l’élève ; et, enfin, qui exige de ne livrer quelque enseignement que par le filtre personnel. Yvon Rivard renoue avec une approche avant tout humaniste de l’enseignement, loin des diktats pédagogiques émanant de hautes tours. À ses yeux, la connaissance, et sa transmission, passent nécessairement par l’expérience. « Enseigner, aimer, c’est peut-être moins transmettre des connaissances qu’accompagner […] ceux qui entrent, terrifiés et fascinés, dans l’inconnu que devient l’univers dès que s’éveille en eux le désir de le connaître. »
Pour Rivard, le désir d’apprendre et le désir d’enseigner, et il n’est certes pas superflu de le souligner, sont les deux facettes d’une même expérience amoureuse. La connaissance, comme l’amour, que l’on a du monde ne peut être transmise que si l’on accepte de se dévoiler en la transmettant, de mettre à nu sa propre vulnérabilité. Enseigner, de surcroît la littérature, c’est révéler la beauté, le mystère, la complexité du monde dans lequel nous évoluons le plus souvent les yeux fermés. C’est, justement, dessiller les yeux de l’élève sans que soient confondus la connaissance et celui qui la livre, la beauté ainsi révélée et l’admiration qu’il porte à celui qui rend cela possible, qui rend l’éblouissement tangible, palpable. Pour ce faire, pour que la révélation opère, pour qu’elle puisse se reproduire librement et indéfiniment, la distance préexistante entre l’objet suscitant le désir, la connaissance, la beauté, et celui qui la révèle doit être protégée, autrement grand est le risque de rendre à jamais l’élève inapte à la découverte du monde, de le rendre aveugle à la beauté, de le détourner à jamais de l’idéal recherché.
Sur ce dernier point, le constat de Rivard, sur ce qu’il nomme la perversion théorisée, ne laisse place à aucune ambiguïté : « Des deux sortes de fautes qu’un professeur peut commettre [qu’il n’éveille pas chez l’élève le désir de lumière ou qu’il l’éveille et le détourne vers lui-même], je crois que la seconde est la plus grave, car dans le premier cas l’infini est sauf, l’élève pourra toujours trouver ailleurs l’occasion de le découvrir, de découvrir son âme (la partie de lui-même qui aspire à se dépasser, à ne pas mourir) alors que dans le second il risque de ne jamais pouvoir se détacher de celui qui s’est substitué à l’infini qu’il avait réussi à éveiller ». La faillite ainsi causée de l’enseignement par ces professeurs qui abusent sexuellement de leurs élèves (qu’il qualifie de piratage sexuel), est des plus révélatrices quant à l’importance de la responsabilité, de l’éthique, au sens moral et non corporatif, chez qui fait le choix de guider, d’ouvrir une voie, qui à ses élèves, qui à ses enfants, qui à ses patients qui acceptent de mettre à nu leur âme, de baisser leur garde. C’est tout autant l’importance du rôle de l’adulte, du guide, de l’accompagnateur, que la fragilité de la relation entre l’enfant et l’adulte, entre l’élève et le maître que cet essai dévoile en s’appuyant sur l’expérience de son auteur et sur les guides qui l’ont accompagné tout au long de ses 35 années d’enseignement, certes, mais bien au-delà. S’y profile également la constante recherche d’unité, d’honnêteté, d’intégrité.
L’intérêt de cet essai, ai-je été suffisamment explicite, ne se résume pas à sa seule dimension professorale, à l’importance de la relation maître-élève qui doit prévaloir, qui doit s’établir avant même que l’on définisse ce qui doit être enseigné. Loin de là. Le titre est d’ailleurs des plus évocateurs à cet égard, le premier terme annonçant l’idéal poursuivi, la virgule donnant à l’un et l’autre des verbes dans l’ordre d’apparition l’importance qu’ils doivent revêtir. Yvon Rivard puise tout à la fois dans son expérience d’enseignant, d’écrivain, de lecteur, voire d’élève, et non dans les préceptes qui contribuent à ses yeux à asseoir la fausse autorité de ceux qu’il qualifie de prédateurs sexuels et de fossoyeurs intellectuels. Les propos qu’il livre dans cet essai sont empreints d’un humanisme qui fait actuellement cruellement défaut aux débats qui ont cours au Québec. À l’utilitarisme des uns et à l’esclavagisme sexuel des autres, il oppose la responsabilité éthique, le sens moral, la générosité. Il nous rappelle avec force notre devoir premier de reconquérir la part d’humanité en chacun de nous, ce que permet, entre autres voies, la littérature : « La littérature sert à cela, à nous faire vivre un peu, davantage ou mieux, avant de mourir et malgré la mort ».
Aimer, enseigner est riche d’enseignements pluriels. Un livre lumineux à garder à portée de main.
*Henri Michaux, Les portes de la perception.
1. Yvon Rivard, Aimer, enseigner, Boréal, Montréal, 2012, 208 p. ; 22,95 $.
EXTRAITS
La confiance et non la suspicion, l’admiration et non la déception, la vérité et non l’erreur, sont les principes mêmes de tout enseignement, et c’est pourquoi on enseigne toujours par l’exemple, en proposant à l’élève (et en même temps à soi-même) ce qui le dépasse : les œuvres, les formes, les pensées les plus exigeantes, celles qui nous inspirent, nous aspirent vers la plus grande connaissance de l’être.
p. 84
Avec cette notion de responsabilité, nous voici de retour au lien que Vadeboncœur établit entre conscience et morale, la dimension morale n’étant pas un attribut parmi d’autres de la conscience mais bien ce qui la constitue : être humain c’est être conscient, et être conscient c’est percevoir les liens qui unissent les hommes entre eux, et les hommes avec l’univers.
p. 46
Qu’est-ce qu’enseigner, aimer, sinon s’appliquer à ne rien faire d’autre que laisser le monde et les mots, les êtres et les choses surprendre et élargir le regard et la pensée ? C’est pourquoi le cœur ne vieillit pas et qu’un professeur ne prend jamais vraiment sa retraite, qu’il se sent solidaire de cette communauté unique formée d’êtres que rassemble le désir de conquérir leur humanité.
p. 171