Nietzsche et Casanova, Épicure et Rimbaud sont ses inspirateurs, d’autres diraient ses maîtres, énonçant ainsi le plus stupide des contresens. Comme tous les créateurs, c’est essentiellement un insoumis qui ne saurait suivre un modèle, même en se donnant pour objectif de le dépasser.
Seule l’admiration qu’il éprouve pour le génie des autres nourrit le sien. Bach l’émeut, Picasso le fascine, toute œuvre accomplie le fait vibrer de joie.
Toujours, il plante le drapeau de la culture au faîte, sans se préoccuper de la cordée. C’est ce que plusieurs lui reprochent. Et ils en profitent pour ne pas le lire, sans pour autant se priver d’éreinter son œuvre. Ce qu’ils n’avouent pas, c’est leur dépit de le voir afficher avec désinvolture sur toutes les tribunes sa superbe aisance aussi bien à vivre qu’à écrire.
L’écrivain décrié comme auteur mondain, égocentrique, libertin, dédaigneux des débats et combats politiques actuels (si tant est qu’ils existent), papiste par surcroît, qui pense pour penser, marque flagrante d’un dévergondage d’oisif. La pensée doit porter des fruits, décrètent en chœur et la mine assurée les intellectuels de tous bords qui n’ont d’idées que celles des autres, les « parasites », comme les qualifie Philippe Sollers dans Les voyageurs du temps.
Pourtant, qui mieux que lui porte sur notre monde un regard plus aigu et plus cohérent. Cohérence qui organisesa pensée dans son art et dans son existence, qui préside à la réalisation de chacun de ses livres, de chacun de ses actes.
Cohérence du critique, de l’essayiste, du romancier, dont l’œuvreentière a pour enjeu essentiel de montrer à l’évidence les multiples conséquences mortifères de la guerre des sexes, issue de la volonté, et entretenue par elle, de contrôle de la jouissance érotique « au profit de l’homosexualité masculine » et au maintien des femmes « dans la répétition de procréation ». Lire Femmes (Gallimard, 1983) pour comprendre cette critique foncièrement féministe du rôle des femmes dans le perpétuel étouffement de la singularité de chaque être humain, critique développée sous apparence d’hostilité déclarée contre elles, en réalité contre les mères, actives exécutrices des desseins du pouvoir patriarcal.
L’écrivain qui démontre comment les créateurs et créatrices d’œuvres de pensée et d’art ont réussi, au long des siècles, à échapper à cette emprise et, dans le même souffle, à maintenir vivante l’humanité, en lui montrant la liberté à l’œuvre. La guerre du goût (Folio, 1996) et Éloge de l’infini (Gallimard, 2001) sont des hymnes aux hérauts de cette exemplarité.
L’écrivain qui se considère comme leur riche et heureux héritier et se nourrit de leurs œuvres avec un sentiment d’immense gratitude. Il les fréquente assidûment pour toujours mieux les comprendre et mieux nous les faire connaître ou redécouvrir à travers son approche inédite et pénétrante.
L’écrivain qui fait de la culture façonnée par les œuvres de pensée et de beauté, ces actes absolus de rébellion, le fer de lance du combat à mener actuellement contre les puissances de déshumanisation d’une humanité ravagée par l’insignifiance du Spectacle et par la domination de l’instrumentalisation Technique, diluée dans l’abolition de ses différences, dans l’uniformisation de ses besoins et désirs et de ses manières de les satisfaire, refluée dans l’analphabétisme et l’illettrisme, enlisée dans la vulgarité d’un plaisir sans désir.
Cohérence de l’homme dans ses choix de vie, tous indissociablement liés à son éthique du bonheur qu’il conjugue à l’impératif d’une existence humaine s’accomplissant dans la réalisation de ses hautes exigences intellectuelles, cordiales et sensuelles.
Sollers ne hiérarchise pas les joies de l’intelligence. Pour lui sont égales celles nées d’une relation amoureuse épanouie qui n’a à voir que partiellement avec le sexe et le sentiment, mais tout avec la liberté de la rencontre, celles éprouvées dans la contemplation d’un lever de soleil aussi bien que celles qu’apporte la délectation d’un chef-d’œuvre littéraire et d’art.
Auteur de plus de 60 ouvrages, dont Une vie divine, à mon avis le roman de langue française le plus ample et le plus profond de notre contemporanéité, qui a aiguisé jusqu’à leur fine pointe mes enthousiasmes intellectuels.
Qu’en est-il de ses récents ouvrages ?
Pour cette chronique, j’ai lu coup sur coup Un vrai roman, Mémoires (Plon, 2007), Grand beau temps (Le cherche midi, 2008) et Les voyageurs du temps (Gallimard, 2009)1, pour constater rapidement la difficulté, sinon l’impossibilité de faire un compte-rendu de ces ouvrages de Sollers, sans d’abord parler del’ensemble de son œuvre. Force est d’admettre qu’ils ajoutent peu à son accomplissement. Ils m’ont déçue, même s’ils sont essentiellement de la même belle eau que les précédents.
Grand beau temps
Il s’agit d’un recueil de citations extraites de plusieurs ouvrages de Sollers, colligées et éditées par un dénommé Guillaume Petit, en 2008, aux éditions Le cherche midi. Pensées et aphorismes présentés sans jamais faire référence à l’ouvrage dont ils sont tirés. C’est le genre, je le sais. C’est néanmoins exaspérant. Comme s’il allait de soi de considérer ces courts fragments d’une œuvre peu connuecomme éléments constitutifs des cultures générales de langue française.
Je reproche à Sollers d’avoir consenti à cette publication, approbation qui ne peut que renforcer sa réputation d’écrivain vaniteux.
Toutefois, à quelques exceptions près, ces pensées et aphorismes expriment l’autonomie de leur sens respectif et donnent au bout du compte une juste idée de la vision du monde de Sollers. Si bien qu’en dépit des réticences qu’il m’inspire, je recommande ce livre d’à peine une centaine de pages à tous ceux et celles qui se sont laissé détourner de l’œuvre sollersienne par les journalistes et analystes pisse-vinaigre qui au fil des ans l’ont vilipendée, faute de la comprendre, si ce n’est de la lire.
Un vrai roman, Mémoires
Les deux défauts de ces Mémoires relèvent du paradoxe. D’où vient en effet le sentiment que Sollers y parle trop de lui-même, puisqu’il s’agit du récit de sa vie ? D’où vient l’impression que l’amertume est la trame majeure de cette autobiographie, alors que l’auteur y retrace avec intelligence ses expériences existentielles et littéraires, toutes présentées comme de riches moments d’épanouissement ou y conduisant ?
Très certainement, parce que Sollers dans cette autobiographie ne parle des autres, y compris de Dominique Rolin et de Julia Kristeva, ses constants et heureux amours, y compris de Shakespeare, Dante, Nietzsche, Bach, Mozart et de tout le XVIIIe siècle, objets de sa grande vénération et de ses plus profondes joies intellectuelles, que pour les ramener à lui, pour mettre en valeur le bon goût et la congruence de ses choix. De même en est-il de ses références multiples aux penseurs et écrivains contemporains qu’il a fréquentés ou à tout le moins rencontrés, de Lacan à Barthes, de Mauriac à Malraux, sans oublier les Breton, Ponge, Foucault et autres Antoine Gallimard, pour ne nommer que les plus réputés parmi ceux qui ont louangé ses écrits, attestations évoquées, pour ne pas dire invoquées, comme preuve de son talent et a contrario de l’indigence actuelle de la « France moisie » à le reconnaître.
Il en souffre, c’est manifeste, même s’il ne l’avoue pas. Au contraire, il surenchérit sur ses déclarations d’indifférence aux critiques, se targuant de son adhésion au conseil de Nietzsche, cité, page 254 : « Place entre toi et aujourd’hui au moins l’épaisseur de trois siècles ». En laissant ainsi entendre sa certitude de passer à la postérité, il nie orgueilleusement sa vulnérabilité à la présente dépréciation de son œuvre qu’il croit avec raison être grande. Cette impuissance às’abandonner disqualifie le titre de l’ouvrage, car elle empêche que ces Mémoires soient un vrai roman.
Pourtant, comme il commence bien. Dès ses trois premières lignes, l’atmosphère est créée, on se croirait dans un roman de Simenon. Je cite : « Quelqu’un qui dira je plus tard est entré dans le monde humain, le samedi 28 novembre 1936, à midi, dans les faubourgs immédiats de Bordeaux, sur la route d’Espagne ». Ce « je » qui ne naît pas, mais entre « dans le monde humain », est de toute beauté. Il caractérise d’emblée le juste rapport que Sollers établira sa vie durant entre lui-même et l’en dehors, celui de la distance : solitude sans isolement. Autres pages magnifiques, celles consacrées à son enfance, où il parle de sa mère, femme souveraine qui a su se dégager de sa fonction maternelle, disant ce qu’il doit à sa finesse et à sa liberté. Enfin, il y a tout le chapitre intitulé « Reprise », qui exprime génialement l’incarnation dans sa vie, depuis sa naissance jusqu’à maintenant, son parti pris de s’arracher à tout prix aux lois de la reproduction sociale.
Matière à roman, certes, cette histoire passionnante de la vie d’un contemporain exceptionnel, de surcroît écrite avec style, demeure néanmoins dans les limites communes à l’autobiographie.
Les voyageurs du temps
L’intrigue-prétexte de ce roman se noue autour de la relation érotique du narrateur avec Viva, une jeune militaire en présence de qui il s’entraîne au tir, à Paris qu’il aime et dont il parle avec une éblouissante érudition. En fait, cet ouvrage répète son admiration pour les créateurs de culture et son dégoût pour la déliquescence de notre époque, soumise aux décrets du quatrième pouvoir et de ses mandarins, ces pique-assiettes, ici nommés « parasites » qui n’ont d’autre talent, conformes à leur ignorance et à leur petitesse, que de nourrir la culture avec les miettes recyclées des œuvres de création.
Comme dans ses livres précédents, Sollers recourt à la mise en exergue, par voie de citations, des démarches existentielles et créatrices des penseurs, des écrivains et des artistes qui ont traversé le temps, le génie de « la Bête », indestructible, l’emportant nécessairement sur ses parasites. L’apport de ce nouvel opus réside dans la réflexion inédite sur les derniers moments de la vie. Où était Hölderlin ? Qu’est-il arrivé à Isidore Ducasse ? s’inquiète l’auteur qui, à 73 ans, prend conscience de sa vieillesse. Il se délecte néanmoins comme jamais des œuvres d’art et de pensée et dans le même souffle nous fait partager sa joie.
Pardonnons-lui ses quelques radotages.
1. Philippe Sollers, Grand beau temps, Le cherche midi, Paris, 2008, 24,95 $ ; Un vrai roman, Mémoires, Plon, Paris, 2007, 34,95 $ ; Les voyageurs du temps, Gallimard, Paris, 2009, 33,95 $.
EXTRAITS
C’est beau une femme qui n’a pas peur.
Grand beau temps, p. 11.
En réalité, tranquillement, sans insistance, Watteau a commis un crime étonnant. Que ses femmes soient là pour rien, dans la gratuité de la dépense pure ; qu’elles soient à la fois chez elles et pour rien, c’est déjà une insulte à toute religion du pouvoir.
Grand beau temps, p. 75-76.
Toutes les religions et la philosophie, depuis Platon, procèdent à une captation et à une confiscation d’Éros au profit de l’homosexualité masculine, dans un but politique et social reléguant les femmes dans la répétition de procréation.
Grand beau temps, p. 95.
Chaque fragment de Bach est dimanche.
Grand beau temps, p. 77.
Je crois à ce qui me fait plaisir. Me transporte. M’enchante. M’allège. Me donne le sentiment d’un salut. Raisonnable, non ?
Grand beau temps, p. 109.
Il n’est pas un écrivain qui, à un moment ou à un autre, ne nous parle de la lecture. Et pour cause ; peut-être que le sujet central de tous les vrais livres est là.
Grand beau temps, p. 83.
La tradition française est le roman philosophique et il faut bien admettre que, désormais, la plupart des écrivains ne pensent pas fort (il arrive même qu’ils s’en vantent).
Un vrai roman, Mémoires, p. 213.
Je passe parfois un peu de temps à lire les romans que je reçois. […] Les hommes semblent épuisés et perdus, les femmes souffrent et le disent. Non seulement le bonheur n’existe pas et ne peut pas exister, mais il ne faut pas qu’il existe.
Un vrai roman, Mémoires, p. 302.
Paris se célèbre, bouillonne, s’insurge, retombe, meurt, s’insurge à nouveau et remeurt. En ce moment, la ville est de nouveau quasi morte, elle est dominée par l’imposture et l’affairisme, c’est déjà arrivé, le désespoir a pu en emporter certains.
Et pourtant :
[…] Paris a été, est et sera. Les voyageurs du temps s’en occupent.
Les voyageurs du temps, p.127-128.