Fondée récemment par Michel Vézina, la nouvelle maison d’édition Coups de tête désire offrir des histoires où prime l’action afin d’attirer une clientèle habituellement réfractaire à la lecture et au roman. Le pari est sensé, bien que ce projet soit partagé par maintes maisons d’édition sans que ce chétif lectorat ne trouve nécessairement le chemin du livre. Coups de tête a-t-elle ce qu’il faut pour rallier ces lecteurs réfractaires ?
Des romans d’une centaine de pages, guère plus, à l’écriture espacée, remplis d’action, où les victimes s’accumulent, voilà ce qui caractérise la maison, vouée, comme l’indique le communiqué de presse, à « faire taire ceux qui disent que lire, c’est platte ». Bien sûr, un tel mandat écarte tous ceux qui croyaient déjà au plaisir de lire et à la satisfaction de s’immerger dans un univers fictif et complexe. Ces romans s’adressent à des gens qui ne lisent pas, on l’a dit, et qui trouvent ailleurs leur plaisir culturel, dans la musique et le cinéma principalement, et c’est à ces deux formes artistiques que puisent d’abord les auteurs. De la musique, ils reprennent le monde de la scène, les références à des œuvres connues, du cinéma d’action, ils empruntent un rythme effréné, une prédilection pour le règlement de compte, la violence, l’univers noir d’une ville aux prises avec les affres de la criminalité. On le voit, la maison d’édition s’inspire d’éléments appartenant à d’autres pratiques culturelles et pourtant, elle s’inscrit aussi dans une vaste tradition d’écriture romanesque dont la « Série noire » de Gallimard et l’œuvre de San-Antonio ne sont que la partie la plus visible. L’entrée en matière de la maison laisse entendre qu’elle comble un besoin en territoire québécois, alors que des auteurs, comme François Barcelo, participent déjà à une littérature essentiellement ludique qui multiplie les aventures et les imbroglios.
Trois romans donc sont lancés en même temps et nous permettent de jeter un premier regard sur le travail de la maison d’édition : d’abord, une belle surprise, La gifle1 de Roxanne Bouchard, puis deux fictions qui se ressemblent étrangement dans leur traitement et dans le milieu représenté, L’Odyssée de l’extase2 de Sylvain Houde et Élise3 de Michel Vézina.
Chronique d’une gifle annoncée
Le deuxième roman de Roxanne Bouchard, lauréate du prix Robert-Cliche en 2005 pour Whisky et paraboles, est assurément le plus intéressant des trois titres parce qu’il allie une intrigue rocambolesque à une réflexion loufoque sur une action banale, mais incisive, la gifle. Le court roman est divisé en deux parties, qui se répondent et servent à construire le suspense. Plus traditionnelle, une part du récit consiste en une journée dans la vie de François Levasseur, peintre italo-québécois qui veut profiter d’un mariage italien dans le Bas-du-Fleuve pour révéler au public sa dernière œuvre, un portrait de la mariée, qui devrait lui ouvrir les portes de la reconnaissance. Les tribulations de François, de la matinée jusqu’à la fête post-nuptiale, tournent autour de sa libido et du besoin de l’assouvir. Pour ce faire, il parcourt son village natal à la recherche de Carmelia Soriano, non sans avoir à affronter sa mère et celle de la mariée, qui ont bien des reproches à lui adresser, entre autres d’avoir peint nue Alicia Galvani, la mariée en question, et de l’avoir séduite. C’est que François utilise l’art comme technique de séduction et préliminaire à l’art sexuel, pratique mise en place d’abord avec les bourgeoises anglophones de Québec en séjour de désennui dans l’atelier du peintre. Les six premières sections de cette partie du récit visent à annoncer l’imminence de la gifle, et l’intérêt du roman réside dans l’identité de la « giflante », comme l’appelle le narrateur, tant les possibilités s’additionnent devant les gestes et commentaires déplacés de François. À la manière d’un Gabriel García Márquez, dans Chronique d’une mort annoncée, Bouchard excelle à dépeindre un univers social isolé, où la truculence des personnages évoque un univers plein de verve et de rancœur, assorti à une fête qui décuple les conflits. La gifle est annoncée dès le départ, ne reste plus qu’à la voir se déployer.
À cette intrigue toute simple, mais bien décrite, Roxanne Bouchard ajoute un autre récit, proche de l’essai, où le narrateur explique la signification de la gifle, ses fondements au Québec, ses caractéristiques, ses utilisateurs, sa technique, son contexte et son résultat, autant d’apartés intercalés dans le roman – dans un mouvement d’alternance avec la journée de François – qui ont pour fonction de rendre alléchante l’action banale d’une gifle bien administrée. Ces informations, leur caractère explicatif et généraliste, de même que leur drôlerie bien placée, s’apparentent aux diverses digressions de Serge Bouchard et Bernard Arcand dans leur célèbre série sur les lieux communs. La gifle apparaît comme un addenda à leur anthropologie du quotidien.
Roman bien construit, habile et divertissant, La gifle est une vision carnavalesque du Québec teintée d’une commedia dell’arte italienne, où chacun joue son rôle, pousse l’outrance nécessaire et est outré à bon escient, au grand plaisir du lecteur, incapable de s’ennuyer à cette noce décousue. Aussi, en mêlant la réalité italo-québécoise à la vie régionale et en discourant habilement de l’art pictural québécois (par un savoureux mélange de Jean-Paul Lemieux, d’Ozias Leduc et d’Albert Rousseau), Roxanne Bouchard réécrit de manière festive l’univers culturel du Québec à l’aune du métissage actuel.
Une extase bien relative
Le créneau de la maison d’édition est l’action, jumelée à la simplicité de la description, au mordant des gestes posés et, dans une certaine mesure, à la présence de sang, de coups et de cadavres qui participent pleinement à générer les aventures désirées. Le roman de Sylvain Houde répond parfaitement à l’esthétique proclamée : de nombreux cadavres jonchent le parcours d’un tueur en série intrigant qui abat sa sale besogne dans le milieu des bars, principalement chez l’Odyssée de l’extase. Cette salle, ouverte pour répondre aux désirs du milieu culturel underground en s’octroyant une mission communautaire de transgression artistique, est déjà sur la sellette au moment où le premier cadavre, nommé V-1, pour victime numéro 1 par un narrateur qui n’a que faire de la compassion et de la décence, est découvert. En effet, la police des mœurs voit d’un mauvais œil la culture qui se développe dans son prolongement, considérée beaucoup trop remuante, voire incontrôlable, puisqu’elle aurait pour dessein de contester l’ordre actuel. Ici, Houde mélange de façon manichéenne fiction et réalité et procède à une revalorisation sans demi-teinte des Foufounes électriques (où il a par ailleurs travaillé), bar dans la mire de la police lors des années 1990 et fermé – temporairement – par elle. La description faite de l’Odyssée de l’extase correspond, tant dans sa programmation que dans son décor, à celle de ce bar mythique montréalais, mais ce rabattement du fictif sur le réel agace et n’est assurément pas la dimension la plus réussie de ce simili-roman policier.
La victime V-1 annonce évidemment d’autres proies, chacun des chapitres étant consacré à l’une d’elles, et le roman compte onze chapitres, ce qui donne une bonne idée de la fréquence des assassinats et de la rapidité avec laquelle le narrateur passe au cas suivant. De fait, l’intérêt réside peu dans le sort des cibles choisies par le meurtrier ni même dans la résolution de l’enquête, faite aussi peu efficacement que celles de l’inspecteur Gadget, mais bien dans la description de la vie à l’Odyssée, métier par métier.
En effet, la plupart des dépouilles travaillaient dans ce lieu, et chaque description de la façon dont elles ont perdu la vie permet au
narrateur de présenter une effusion de sang, où le morbide trouve naturellement sa place, et, plus intéressant, de caractériser le travail auparavant effectué par le mort : d’agent de sécurité à serveuse, en passant par la conciergerie, Sylvain Houde, au fait de la culture alternative montréalaise, montre le dynamisme (et la répartition des tâches) d’un bar voué à la diffusion culturelle émergente. La musique participe ici à créer des références et à alimenter le scandale qui fait la réputation de l’endroit. Après la description de la fonction occupée par chaque victime dans la machine culturelle, le narrateur présente les réactions des employés – du patron au responsable de la promotion – et des intervenants, tous aussi rapaces les uns que les autres. C’est à partir de ces échos que le récit progresse et ouvre des perspectives qui permettraient de résoudre l’enquête. Dans ce roman où prédominent un humour juvénile et un univers noir, où les policiers sont mis sur le même pied que les motards et les violeurs, deux protagonistes prennent du galon et mènent à leur façon désinvolte l’enquête : Promo, qui s’occupe de la publicité du bar et qui met sa créativité au service de l’ECA, l’enquêteur chargé de l’affaire, qui est davantage intéressé par sa nouvelle sexualité sado-masochiste qu’à trouver le coupable.
Roman qui noircit à outrance le portrait social montréalais pour critiquer la police, les médias jaunes, la justice, etc., mais surtout pour provoquer un sourire ironique, voire parodique, L’Odyssée de l’extase ne parvient pas à susciter un intérêt soutenu, notamment parce que l’humour tombe trop souvent à plat et que le récit s’apparente davantage à un règlement de compte personnel qu’à une œuvre de fiction.
Un monde risiblement totalitaire
La plaquette de Michel Vézina, Élise, appartient à cette catégorie d’œuvres qui présentent un monde futuriste et totalitaire, marqué par la violence d’une société régentée par la discrimination et le contrôle. Une part importante de la science-fiction se sert de telles prémisses, tout comme certains classiques littéraires tels 1984 de George Orwell et Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley. C’est dire que le filon peut être intéressant, puisqu’il souligne, en en grossissant les traits, un état actuel d’autoritarisme. Vézina, dans Élise, réédition d’un court récit antérieurement publié dans Les contes de l’inattendu en 1991, décrit un Québec décadent, scindé en différentes zones qui restreignent la mobilité des individus et protègent ainsi certaines parties du territoire en laissant les autres au chaos et à la violence. La stratégie d’anticipation aurait pu fonctionner, en révélant la part actuelle d’entraves à la liberté par l’ajout d’un élément (les zones) à un portrait qui autrement pourrait être contemporain. Or, elle s’avère un coup d’épée dans l’eau, entre autres parce que pour le lecteur contemporain, les zones de démarcation, nommées de 1 à 5, provoquent davantage le rire que l’effroi, puisqu’elles semblent correspondre aux catégories instituées par la Société de transport de Montréal pour délimiter son territoire et ses tarifs. Le caractère injuste et discriminatoire du monde régenté et hiérarchique d’Élise tombe ainsi un peu à plat.
Des bandes armées et des tueurs solitaires arpentent les rues de Montréal qui font partie des zones subalternes, et c’est dans ce milieu hargneux et dangereux que Jappy travaille, mercenaire efficace dans cette jungle. En multipliant les personnages caricaturaux, grossiers et exaspérants dans leur logique d’affrontement, et en usant d’une langue sans richesse ni inventivité, Jappy raconte sa survie dans ce monde hostile et ses trucs pour éviter le harcèlement des policiers. Surtout, il commente les problèmes d’Élise, sa flamme qui, à la suite d’un meurtre qu’elle a commis, devient persona non grata. Jappy lui vient alors en aide, en brisant quelques règles et quelques gueules, en se soustrayant à la surveillance policière. Cette épopée est vaine puisque Élise est attrapée et jetée en prison, alors que les deux amants devaient partir sur la Lune, nouvelle extension de la Terre, où les marginaux rêvent de s’enfuir.
Jappy fomente une riposte pour venger Élise, victime de la confiance qu’elle avait eue en un mécréant, plus soucieux de ses bons rapports avec les autorités que des vertus de la fidélité en amitié. Alors qu’Élise purge sa peine, Jappy se recrée une existence légale pour échapper à la surveillance et reprend ses activités musicales abandonnées depuis longtemps ; ses performances osées et impressionnantes en font une figure artistique importante, et Michel Vézina réussit bien à cette occasion à décrire l’effervescence et la portée d’une pratique culturelle dissidente. Toutefois, c’est l’unique moment intéressant de ce récit, qui se perd dans les complots, les explosions, les attaques et l’illusoire échappatoire qu’est la Lune. Le récit ne suscite pas d’intérêt, le sort des personnages laisse le lecteur indifférent, les descriptions d’attaques manquent de clarté et de mordant, trop souvent liées à une dureté des personnages qui confine au risible.
Tout conduit vers un seul élément : l’État contrôleur et la police gardienne des limites des zones incarnent un pouvoir contre lequel n’existe qu’une seule réponse ; la dissidence butée et individuelle, une sorte de probité à faire des pieds de nez aux autorités, et Jappy s’autoproclame dans ce contexte un des derniers hommes d’honneur, un résistant intègre, l’un des rares à éviter la compromission au pouvoir. C’est cette morale à deux sous, professée de multiples manières, qui agace le plus, comme si cet artiste performateur avait trouvé le saint Graal de l’opposition au totalitarisme et que ce résistant individuel, capable de se sacrifier pour l’amour, devait être un modèle.
Il est assez décevant qu’une nouvelle maison d’édition procède d’abord par la réédition d’ouvrages passablement tombés dans l’oubli depuis leur publication initiale. Deux des trois titres qui inaugurent Coups de tête avaient déjà été publiés et ce sont les deux plus faibles et aussi les plus pompeux, ceux qui nous convoquent à une transgression obligatoire pour ne pas être les participants du pouvoir. Méritaient-ils réellement une réédition, où est-ce un moyen pour le directeur de la maison de remettre en circulation l’un de ses titres ? Au mieux, la pertinence de cette décision éditoriale est relative, pour employer un euphémisme. À tout le moins, le bouquin de Roxanne Bouchard vient sauver la mise et souligne l’à-propos de récits brefs, ironiques et drolatiques qui savent éviter le piège de la facilité, qu’ils prennent la forme de la juvénilité ou d’une morale manichéenne.
…
L’édition d’un périodique étant ce qu’elle est, depuis la rédaction de cet article, d’autres titres se sont ajoutés* au catalogue de la maison, dont La valse des bâtards4 d’Alain Ulysse Tremblay, un auteur pour la jeunesse qui publie ainsi son troisième roman pour adultes. L’occasion est belle de voir si ce titre change l’impression initiale du projet éditorial de Coups de tête. D’emblée, disons que le texte de Tremblay confirme qu’une littérature populaire, marquée par l’action et la violence urbaine, peut être attrayante. Six personnages, qui vivent dans la rue, expriment leur rage et leur désespoir, en prenant appui sur leur enfance difficile et sur les gestes de rupture ou d’abandon qui les ont menés au centre-ville de Montréal. Chacun raconte ses mésaventures, ses déboires en cherchant à justifier son parcours, sa vision des choses. Ils ont tous un langage singulier, tributaire de leur passé, de la violence subie, de la hargne qu’ils portent. Lena, la fille débrouillarde d’une mère latino-américaine aspirée par son fantasme du retour au pays natal, Bob, en butte à un père chaud lapin, Lex, le fils de bonne famille en fuite, Mo, élevée par sa tante, Fred, le mulâtre en exil depuis la Côte-Nord et Frank, le rescapé d’une autre génération, prennent la parole. Il en résulte un tableau intéressant, vrai et sombre du Montréal d’aujourd’hui.
Ils ont beau venir de familles aisées ou immigrantes, monoparentales ou n’avoir aucune famille, ils peuvent être originaires de Montréal, de la banlieue, de la Côte-Nord, ils vivent dans la rue une précarité totale. Ils doivent construire des solidarités éphémères avec les autres rescapés, alliances qui ne sont pas sans générer leur lot de violence, de trahison, de luttes. Tremblay rend bien les diverses violences qu’ils exercent et qu’ils subissent, sans complaisance envers ses personnages. Leur témoignage en sort donc renforcé, il colle à la réalité urbaine, et les mots crus prononcés, les anglicismes si souvent utilisés, les marques de l’oralité distillées avec précision, les formules vulgaires et autres tics langagiers forment à la fois un effet de réel réussi. Les clichés d’usage (prostitution, racisme, drogue, violence, vengeance) ne sont pas loin, mais le portrait hétérogène esquissé de Montréal et de la vie dans la rue viennent contrebalancer cet effet prévisible.
Les témoignages des jeunes qui alternent et se répondent finissent par établir des liens entre eux et par les intégrer à une histoire commune, où l’action de l’un a des répercussions sur l’existence de l’autre, si bien que Tremblay parvient à construire un récit juste et ficelé à partir d’êtres aux destins disparates. Le parcours de Frank, si important dans l’histoire, établit toutefois une distinction entre les jeunes, encore dans la misère, et un doyen qui s’en est sorti, ce qui place celui-ci dans une position d’autorité, posture qui me semble en opposition avec le propos général du roman. Si les effets de surprise s’émoussent avant d’atteindre leur cible, il n’en demeure pas moins que La valse des bâtards remplit agréablement le mandat formulé par la maison d’édition. Loin de moi l’idée d’enfoncer le clou (après tout, Michel Vézina fait de l’excellent travail à l’hebdomadaire Ici), mais la pertinence du roman d’Alain Ulysse Tremblay rend encore plus curieux le choix de rééditer deux titres qui ne le méritaient sans doute pas.
*Neuf titres sont parus.
1. Roxanne Bouchard, La gifle, Coups de tête, Montréal, 2007, 107 p. ; 10,95 $.
2. Sylvain Houde, L’Odyssée de l’extase, Coups de tête, Montréal, 2007, 115 p. ; 10,95 $.
3. Michel Vézina, Élise, Coups de tête, Montréal, 2007, 91 p. ; 10,95 $.
4. Alain Ulysse Tremblay, La valse des bâtards, Coups de tête, Montréal, 2007, 108 p. ; 10,95 $.
Edouard H. Bond
PRISON DE POUPÉES
Coups de tête, Montréal, 2008, 122 p. ; 10,95 $
La nature du sujet d’un livre dicte-t-elle le choix du style d’écriture, la nature de la langue, le niveau des mots ? Ne peut-on parler d’amour que dans un langage fleuri, romantique et élevé, légèrement éthéré, et, inversement, est-il absolument nécessaire de traiter de la violence et de la dissolution morale autant que physique à coups de phrases dures, sèches, dans une langue émaillée de parler de la rue ?
De toute évidence, pour l’auteur de Prison de poupées, la réponse à cette question est oui, car plonger dans ce roman aussi court que percutant est un traitement de choc et une prise de contact peau contre peau avec une langue archi-dure, celle des bas-fonds, celle de la fange. Celle des bas-fonds, oui, mais de façon flagrante sublimée dans une certaine démarche de recherche littéraire. Tout en étant hautement métissée de joual contemporain, de néologismes trash, d’ellipses et de vocabulaire sexuel de premier niveau.
Sur guère plus de 122 pages, Edouard H. Bond nous enchaîne à l’horreur ordinaire et inconcevable de la prison pour femmes de Saint-Jean-de-Matha. On nous force à regarder les yeux dans les yeux des poupées plutôt sanglantes et très mal embouchées. Des femmes, vraiment pas des enfants de chœur, toutes, en fait, à divers degrés de la criminalité, de la déchéance et de la perversion, tentent de surnager dans l’univers carcéral avec ses geôliers, chacun bien campé dans son rôle, avec à l’appui le raffinement de la cruauté.
Le court récit parle donc des prisons et touche ainsi à des questions fondamentales, à commencer par celle des droit de la personne et de leur violation permanente (certaines scènes évoquent d’autres lieux, d’autres geôles tristement célèbres, comme Guantanamo, Abou Ghraib, les camps de concentration). Mais ces questions importantes semblent quasiment occultées, noyées par la violence sans filtre, au premier degré, des images qui nous assaillent et qui ne nous permettent guère de souffler, de prendre du recul par rapport au texte.
Réaction de petite bourgeoise gâtée devant une réalité trop éloignée de son univers urbain propret et de sa littérature de confort ? Un peu de cela, sans doute. Mais il y a plus, car dans Prison de poupées, on ne peut s’empêcher d’avoir l’impression que l’auteur, trempé dans la culture des fanzines et de l’écriture rapide, se vautre avec un certain délice, voire une complaisance, dans la fange et l’excès ; perdant en route un objectif certain et louable, celui de l’authenticité, celui de livrer une œuvre sans fard, collée à son sujet. Et laissant derrière, au détour d’un corridor de prison, sans doute, certains lecteurs.
Florence Meney
Frédérick Durand
JE HURLE À LA UNE COMME UN CHIEN SAUVAGE
Coups de tête, Montréal, 2008, 88 p. ; 10,95 $
Un matin, on sonne à la porte de Jacques Larivière. Une dame, « une bourgeoise sortie d’un téléroman américain genre Dynasty ou Dallas », lui propose de participer à une soirée privée. Jacques est un travailleur du sexe, il a besoin d’argent. Il accepte. Aussitôt, il est conduit, yeux bandés, sur les lieux où le soir même se déroulera une grande partouze. D’autres prostitués sont engagés pour l’événement, et Jacques passe l’après-midi en leur compagnie. En début de soirée, des gardiens les escortent, c’est l’ouverture de la fête. Dans une grande pièce, on leur demande de se placer en rang et de rester immobiles. Devant eux, des gens masqués s’abandonnent à diverses pratiques sexuelles ; au centre, une maîtresse et son esclave se plient à une mise en scène sadomasochiste. La femme flagelle et invective son partenaire, qui pendant un bon moment geint de contentement. Toutefois, la bacchanale tourne au drame quand, sous les regards hébétés de l’assemblée, on constate la mort de l’esclave. L’épouse du défunt est au nombre des partouzards. Envahie par un sentiment de vengeance, elle poignarde la maîtresse sans plus de préambule. Dans cette confusion, les prostitués, devenus de nuisibles témoins, sont reconduits et enfermés dans leurs quartiers. À ce moment, Jacques prend la situation en mains. Il persuade ses collègues de l’importance de s’évader des lieux ; dans le cas contraire, suppose-t-il, on les liquidera. En assommant deux des gardes, ils parviennent à quitter leur prison. Là, débute le jeu du chat et de la souris entre les gardiens du manoir et la troupe dirigée par Jacques. On se camoufle derrière des rideaux, on assiste à une scène de nécrophilie, on tire des coups de feu, on longe d’interminables et labyrinthiques couloirs pour finalement atteindre la sortie. Le récit se termine ainsi.
Ce bref roman de suspense est le septième titre à paraître chez l’éditeur Coups de tête, qui exploite le créneau de la littérature de gare. Ainsi, l’écriture est simple, convenue, et la narration, linéaire, voire dépourvue d’invention. Dans cet univers de stupres et de perversités, le narrateur en profite pour critiquer une certaine bourgeoisie, dont les déboires et les exubérances sont dignes de la décadence de l’Empire romain.
Louis-Martin Savard
EXTRAITS
Parce qu’elle procède d’une technique précise et d’un doigté sûr, la gifle ne doit pas être confondue avec la vulgaire baffe humoristique. Il s’agit plutôt ici d’un art noble, d’une danse sacramentelle qui nécessite une technique corporelle rigoureuse. D’abord la position de la main imite celle de la bénédiction papale, mais le geste doit être beaucoup plus vif, hardi et résolu. […] De plus, la giflante doit choisir, au préalable, si elle frappera le sujet (que nous pourrions aussi nommer « personnage secondaire » ou « acteur de soutien ») avec la paume ou avec le revers. Ces deux parties de la main appartiennent à deux philosophies différentes.
Roxanne Bouchard, La gifle, p. 38-39.
Camelia l’entend, exaspérée. Francesco Levasseur est un être égocentrique aux blagues stupides. Elle aime son sexe constamment dressé comme un éternel monument en hommage à sa beauté. Il est discret et pervers, l’amant idéal, mais… Mais c’est aussi un artiste sans imagination, mesquin, qui critique sans vergogne son travail avec une condescendance déplacée. Aussi, lorsqu’il joue les grands maîtres, le trouve-t-elle insupportable et tricote-t-elle à son endroit un perpétuel filet d’amertume qui la rend susceptible.
Roxanne Bouchard, La gifle, p. 60.
Bien que les matrices croient que l’action peut s’exécuter en privé, les giflantes de calibre professionnel savent quant à elles que la gifle est une activité publique. Le motif invitant le geste est généralement d’ordre privé, mais habituellement, il s’agit d’une confidentialité de placotage qui a subi quelques fuites humiliantes. Quand une femme décide d’actualiser la gifle, ce n’est pas pour provoquer une douleur physique, mais pour venger un honneur souillé. D’ailleurs, la giflante ne frappe pas n’importe où : elle vise le visage, l’identité, elle secoue l’image du mâle dominant.
Roxanne Bouchard, La gifle, p. 65.
La programmation artistique et musicale de l’Odyssée n’est pas accidentelle, mais bien préméditée. Des choix esthétiques. Politiques, par le fait même. Le parti pris du scandale. La pratique de la provocation. Des performances gravées creux dans l’immémorial en dépit de la volonté d’oublier, comme celle de cet artiste new-yorkais du shit art, avalant sa boîte de laxatifs au début de son show, qui se terminait quand il se mettait à chier sur scène et à poursuivre le public dans la salle, ses excréments plein les mains. Inoubliable !
Sylvain Houde, L’Odyssée de l’extase, p. 32.
La campagne de salissage des flics bat son plein. Malgré le soutien solidaire à la cause de l’Odyssée de l’extase de la part des médias indépendants, des associations culturelles alternatives et des politiciens de l’opposition, la bêtise légale, comme un cancer social, comme un sida procédural, injecte son venin au sein même du système d’apparence de justice.
Sylvain Houde, L’Odyssée de l’extase, p. 33.
Le rédacteur en chef adjoint, appelons-le désormais le RECA, aime bien son boulot, qui consiste à romancer la lubricité de l’humanité en fouillant dans le linge sale du commun des mortels. À ses débuts à Polar Police, il se disait que c’était pour prendre de l’expérience avant de faire le saut dans un grand quotidien. Puis, il s’est amouraché de la vulgarité de sa tâche : gratter les plaies piquantes des pauvres loques humaines vulnérables, sans pudeur, sans pitié.
Sylvain Houde, L’Odyssée de l’extase, p. 83.
Je vis de ce que les autres ont en trop. Je squatte l’ancienne chaufferie d’un immeuble. Le concierge me laisse faire, je fais fuir les rats. J’aime exploser des cadenas, transgresser les règles, fucker les identificateurs rétiniens qu’ils ont mis à certaines portes. Je pique l’argent des gens des belles Zones, soit directement dans la rues, soit chez eux. J’entre en Zone 1 comme je veux. Mon passé de passeur me sert. Je m’arrange avec les flics en leur donnant quelques renseignements bidon, rien qui puisse nuire à personne, et ils me renouvellent mes laissez-passer.
Michel Vézina, Élise, p. 11.
L’avocate d’Élise est venue chez moi hier. Le lendemain de son arrestation, les écrans, les journaux, les blogues, la rue, tout le monde parlait de ma blonde comme d’une criminelle sanguinaire, comme d’une petite pute tueuse de flic. Selon les journaleux, elle avait égorgé un inspecteur qui procédait à son arrestation. […] Si l’avocate arrive à la sortir de là rapidement, il sera hors de question pour Élise de quitter la ville avant un bon bout de temps. Liberté surveillée. Réhab’ psychosocio. Rapports de conduite hebdomadaires. Au moindre pet, en d’dans, mon bébé !
Michel Vézina, Élise, p. 39.
Je n’étais qu’un pauvre artiste minable avec de moins en moins d’influence, en qui plus personne n’avait confiance ; toutes les bandes voulaient ma peau, et celle qui l’aurait se promènerait avec ma tête dans un bocal juste pour le fun… Les solitaires n’existaient plus. Les bandes les avaient éliminés. Ne restait plus que moi.
Michel Vézina, Élise, p. 56.