Dessiner les rapports complexes entre des personnages et leur époque est l’apanage des grands romanciers. Sándor Márai est de ceux-là, qui allie subtilité dans l’analyse psychologique et force dramatique dans l’évocation de la culture européenne que la guerre conduit à sa fin.
Vision pessimiste ou constat ? Que peut-on, dans ce désastre, et que doit-on sauver ?
Approches : Budapest 1945
Libération1 (paru en 2007) a été écrit au lendemain et même, pourrait-on dire, dans l’événement qui en est le centre : le siège de Budapest qui marquait la fin de la guerre mais allait ouvrir pour la Hongrie une ère d’autres épreuves. Les Allemands défendent la ville maison par maison contre l’avancée irrésistible de l’armée soviétique. La population se trouve donc prise en tenaille dans ce combat féroce. Elisabeth cherche à mettre en sécurité son père, universitaire renommé recherché par la Gestapo. Le seul lieu provisoirement sûr est une cave, le vieil homme y rejoint d’autres emmurés. La jeune femme, de son côté, s’entasse avec des dizaines d’hommes et de femmes dans un abri souterrain. Les combats dont ils ne perçoivent que des bruits de tirs et d’explosions se rapprochent avec l’imminence de la mort. La peur accuse les personnalités dans une lutte sauvage pour la survie : le thème est récurrent dans tous les récits qui mettent en scène la mort ou (comme La peste) une situation d’enfermement. L’abri est évacué, les réfugiés dirigés vers une autre cave. Elisabeth demeure seule alors qu’entre en éclaireur un jeune soldat russe. Une étrange relation s’établit alors, de méfiance – sont-ils ennemis ? –, d’apprivoisement, de désir, de complicité, avec l’espoir de voir s’achever l’horreur. Le soldat est tué en sortant de la cave. Elisabeth sort à son tour alors que les combats ont gagné d’autres rues, elle est libre, elle n’en est pas très sûre.
Récit plus que roman, parfois un peu étiré, un peu bavard, sans doute rapidement rédigé, qui apparaît néanmoins comme les prémisses du grand roman à venir, qui aura quelle ampleur, quelle intensité ! Il faut à Sándor Márai comme à tant de ceux qui ont traversé cette guerre raconter pour exorciser la peur encore oppressante, puis le souvenir qui ne peut s’effacer, pour comprendre un peu, pour survivre.
En 1979 Sándor Márai achève Métamorphoses d’un mariage2 commencé quarante ans plus tôt. En 1989, en Californie où il s’est exilé, l’écrivain se donne la mort. Par sa position chronologique et ses dimensions, par le nombre et la richesse des thèmes qui s’y entrelacent, par la place aussi qu’y prend la réflexion sur l’écriture, il est tentant de voir dans cette œuvre un testament spirituel. Elle renvoie sous cet angle à un autre récit de Márai, Paix à Ithaque, qui a pour centre Ulysse vieillissant. Ainsi se présentent deux versants d’une même entreprise : à travers la légende homérique et le mythe d’une part, de l’autre à travers des personnages insérés dans l’histoire occidentale entre les deux guerres, réunir une somme d’expériences, dessiner une vision de la vie où l’ombre de la mort sans cesse se projette.
Ce roman a en effet la tonalité d’un requiem, chanté ou psalmodié, pourrait-on dire, sans apitoiement ni éclats désespérés, un requiem assourdi, en mineur. Histoire d’un naufrage, celui d’individus et d’un monde, vu rétrospectivement, et des tentatives pour lui survivre.
Destins ambigus
Quelques personnages se relaient pour raconter les circonstances qui les ont rapprochés plus que vraiment unis – car de quoi est faite une relation, toujours fluctuante, incertaine, contradictoire, en fin de compte insaisissable ? Sándor Márai reprend ici un procédé qu’il a utilisé à plusieurs reprises (en particulier dans Les braises et L’héritage d’Esther) : un personnage se raconte à un ami dont la présence est à peine signalée et qui n’intervient pas directement. Face à ce témoin muet mais nécessaire, il se livre à ses souvenirs et à ses pensées, comme si en fait il se parlait à lui-même, comme si parfois il rêvait les yeux ouverts. Ilonka prend la parole en premier : belle femme vieillissante qui fut l’épouse de Peter. Elle vient de l’apercevoir, ce qui déclenche le retour du passé : « Oui, je crois bien que je l’ai aimé ». Elle a partagé la vie de ce grand bourgeois hongrois, a été mêlée à la société corrompue que le statut de fils de famille obligeait Peter à fréquenter. Quand la rivale est apparue, Judit, petite paysanne engagée comme simple « bonniche », Ilonka a lutté, mais en vain. Peter est allé irrésistiblement vers Judit, mais cet homme courtois, prévenant, impeccable, réservé, était-il capable d’aimer ? L’enfant qu’Ilonka a eu de Peter est mort, celui-ci lui a-t-il reproché cette mort ? La mauvaise conscience la torture et, dans une scène étonnante qui rappelle Georges Bernanos, elle confesse sa souffrance de femme amoureuse à un vieux prêtre.
Dans le second récit, après le divorce, Peter prend le relais pour compléter l’histoire commune avec Ilonka, en donner une autre version : il y eut la disparition de Judit, son retour, le remariage. Peter n’en a pas été plus heureux. « Oui, je suis un raté, c’est sûr. Oui, je suis resté tout seul après mes grands bouleversements sentimentaux. Je ne crois plus aux femmes, c’est vrai, ni à l’amour, ni au genre humain. » Les mots-clés sont lâchés : « ratage, solitude, perte de la foi dans les êtres » – et ils ne valent pas seulement, le lecteur l’apprend bientôt, pour Peter. Mots auxquels il faut ajouter : « bourgeoisie ». Ce roman, après tant d’autres qui se sont attachés, au point d’en faire un lieu commun du genre, à la décrire, à l’analyser, souvent pour la stigmatiser, réussit la gageure de renouveler le tableau en le concentrant sur le portrait du père de Peter, qui sera complété par l’image qu’en donnera Judit. Rigueur et raideur, culte du cérémonial et de l’ordre pour vaincre « en nous, et dans le monde entier, toute propension à la révolte. Tout nous paraissait suspect, dangereux » Cette bourgeoisie dévorée par la « passion de la totalité », si sûre de sa puissance, en fait a vécu en état de siège. Riche patron d’une usine, honnête, certes, compétent, généreux même, Peter devient inexorablement victime d’un « processus de glaciation » : il se ment à lui-même. Judit, la petite paysanne, le met impitoyablement en face de cette lâcheté. Cette jeune femme belle, inculte, secrète, qui a connu la pire misère, possède un pouvoir auquel Peter ne résiste pas malgré la différence de condition. Rapport et lutte de classes que Judit, devenue l’épouse distinguée et dépensière, mènera dans la maison fastueuse au point de ruiner son époux ? Sans doute mais plus. Le tourbillon hypnotique dans lequel Peter est entraîné porte celui-ci à considérer un enjeu plus essentiel de son existence : à quoi croit-il, quelle est sa vérité ?
Après leur séparation, beaucoup plus tard, dans un hôtel de Rome, Judit donnera à son amant de l’heure, un musicien de bar, sa version du rapport qu’elle a eu avec Peter. Elle le « haïssait et l’adorait comme une folle ». Dans leur luxueuse demeure bourgeoise, elle a connu l’angoisse et, quand elle a cru comprendre que Peter voulait en l’épousant l’acheter, la rage. Mais « il ne voulait pas qu’on l’aime Il ne m’a pas aimée, il m’a seulement tolérée ». Étrange relation donc, où l’un fuit l’autre, le recherche dans une double fascination, chacun voyant dans l’autre ce qui lui manquera à jamais. Pour Peter, dit Judit, « j’étais à la fois le tigre, le safari et le détournement de fonds », une forme d’existence, voire d’être, possible mais toujours hors d’atteinte. Et pour Judit, Peter demeure « l’exilé » perpétuel dans sa propre vie.
Les strates du récit
Leur histoire, si elle implique bien un rapport de classe, ne peut évidemment se réduire à un écart de condition sociale : le mal est plus profond et sans doute sans remède. Sándor Márai fouille beaucoup plus avant chez ces personnages où il semble avoir mis tant de lui-même et tout ce qui l’a fait souffrir, ses tâtonnements, ses doutes, ses angoisses, ses instants de lumière ou de ténèbres moins opaques. Tant de souvenirs aussi d’une époque où les destins singuliers s’engouffrent et se perdent dans la guerre qui broie les individus et condamne les survivants à une « errance archaïque ». Vu à travers les yeux de Judit – partout dans ce roman les événements sont ainsi montrés non pas directement mais médiatisés par la mémoire –, le siège de Budapest en 1945 (au lendemain de ce qu’évoque Libération) est à la fois intensément présent et spectral. Plus particulièrement les mois qui suivent, alors que la ville est en ruines, pillée successivement par les Croix fléchées fascistes et les soldats russes avant de tomber sous la coupe des envoyés de Moscou qui volent au nom du « peuple ». Des trafics y prospèrent, comme la corruption, la délation, la terreur rampante qu’instaurent les nouveaux maîtres. Des hommes et des femmes parcourent la ville, ne sachant où aller, ne sachant pourquoi désormais vivre. C’est ainsi que sur un pont du Danube – lieu évidemment symbolique – Judit rencontre Peter : un fantôme dépouillé de tout, de ses biens, de sa substance, toujours courtois, d’une réserve qui l’isole encore plus dans le déferlement collectif d’instincts. Il écoute Judit, ne livre rien de ce qu’il a vécu, inexorablement absent, il va partir pour l’Amérique.
Après le naufrage
C’est à New York que se situe l’épilogue. Ede, l’amant musicien de Judit, raconte à son tour l’après-guerre en Hongrie, comment la police politique a voulu faire de lui par chantage un indicateur : tout le monde est suspect dans le régime nouveau. Il réussit à s’enfuir et à gagner les États-Unis où les rouages sociaux semblent fonctionner à l’envers : le bourgeois doit maintenant convaincre les prolétaires d’acheter ce qu’il fabrique dans ses usines ! Des écrivains à la mode (parmi lesquels le lecteur reconnaît quelques silhouettes) fréquentent les bars mais les vrais, les poètes, ne se montrent pas. Ede observe, incrédule, lucide, cynique, revenu des promesses des lendemains qui chantent : « Nous, on sait que le socialisme, c’est des paroles en l’air, une vaste tromperie à l’échelle mondiale ». Une culture est morte, la prochaine se dessine en Amérique, combien déconcertante ; de quoi sera-t-elle faite ? « Il me semble, dit Ede, qu’en Europe, la joie a commencé à s’éteindre, et qu’ici, à New York, elle ne s’est pas encore allumée. »
Et Judit, qu’Ede dit avoir vraiment aimée, est morte. À travers les récits qui semblent se contredire et s’annuler, se dessinent des portraits qui viennent à nous avec une netteté de gravure, et parfois se dérobent dans un flou étrange ; les personnages avancent puis s’éloignent pour revenir encore ou s’anéantir dans la mort. Ils survivent seulement dans le souvenir des autres. Ils disparaissent donc, comme le monde dont ils étaient issus. Ainsi la question angoissante se pose dans ce vaste et complexe roman, à la fois libre et rigoureux dans sa narration, reflétant incertitudes et contradictions, l’impossibilité d’une perspective unique, celle d’une affirmation décisive : comment meurt une culture, qu’est-ce qui en fait la valeur irremplaçable, et d’abord qu’est-ce qu’une culture ?
Les mots sauveurs ?
L’interrogation sous-jacente un peu partout dans ces pages est abordée de front et formulée par un autre personnage à éclipses, Lazar, l’écrivain d’abord célèbre qui, la guerre venue, a cessé d’écrire. D’Ilonka et Judit à Ede et Peter dont il a été l’ami, tous ont reçu de lui des ondes insaisissables. Secret, déconcertant, d’une lucidité aiguë qui le porte au cynisme, d’une parole tranchante, Lazar peut paraître d’abord un personnage méphistophélique. « Magicien maussade et blasé », devenu témoin d’une culture réduite à un souvenir alors qu’il en fut un acteur, il est l’homme qui sait parler du néant avec « une indifférence malicieuse ». Sándor Márai lui-même ? Des traits de sa personnalité sans doute, mais plus directement un regard porté sur l’écriture dans un temps qui paraît bien la frapper d’impuissance et d’inanité. Au milieu de la débâcle de la civilisation européenne, fier et digne, Lazar s’efforce de maintenir « un ordre personnel ». Il ne croit plus en l’homme ni en la raison sans pouvoir face aux instincts, il a renoncé à écrire parce que ses paroles risquent d’être falsifiées, détournées, souillées, mais il conserve les mots de sa langue comme un trésor ultime, il les prononce avec volupté.
Figure pathétique malgré l’impression ambiguë d’abord donnée au lecteur, en laquelle se résume le destin de tant d’écrivains de cette Mitteleuropa qui fut si créatrice et cependant porteuse de signes de décadence. Elle a connu un premier naufrage en 1918 avec la fin de l’empire austro-hongrois, puis un autre, plus radical, avec la Seconde Guerre. Sándor Márai, éternel errant, exilé de lui-même comme son Peter, a vu s’anéantir autour de lui tout ce en quoi il mettait sa foi et son espérance. Récit poignant que ce roman, comme le sont en des registres voisins La marche de Radetzky de Joseph Roth, les nouvelles d’Arthur Schnitzler, celles de Stefan Zweig et son Monde d’hier. Récit conduit avec une maîtrise admirable (et remarquablement traduit), où les différentes voix s’ajustent intimement à la personnalité des narrateurs. Leur succession y crée, selon un procédé qui doit ses lettres de noblesse à Luigi Pirandello, William Faulkner et Lawrence Durrell, un questionnement toujours repris, un doute quant à la nature secrète des êtres, un mystère. Entre leurs aveux et souvenirs, leur histoire personnelle et l’évocation d’une époque chaotique, les plans glissent et se fondent et par là naît une double impression : de proximité avec le réel dans son foisonnement complexe, et d’étrangeté onirique.
Si nous pouvons voir dans ce puissant roman un ultime message de son auteur, il semble que l’emportent sans équivoque le constat d’échec, la désillusion, voire la faillite totale non seulement d’un individu mais celle d’une société, d’une culture humaniste, d’une morale. « La vérité, l’affreuse vérité, c’est qu’il n’y a pas de justice sur terre », dit Judit. En est-il ailleurs ? Le livre ne se réfère pas explicitement à une transcendance – encore que la confession d’Ilonka au prêtre ne l’exclut pas. Nous pouvons du moins y voir l’étendue et la permanence d’une souffrance qui tient au mensonge dans lequel les êtres et les peuples s’enfoncent et qui est bien l’ignorance de notre vraie nature.
1. Sándor Márai, Libération, trad. du hongrois par Catherine Fay, Albin Michel, Paris, 2007, 224 p. ; 33,95 $.
2. Sándor Márai, Métamorphoses d’un mariage, trad. du hongrois par Georges Kassai et Zéno Bianu, Albin Michel, Paris, 2006, 449 p. ; 42,95 $.
Sur l’ensemble de l’œuvre voir « Sándor Márai l’exilé », Nuit blanche, no 89, hiver 2002-2003.
Œuvres de Sándor Márai traduites en français :
Les braises, Buchet-Chastel, 1958, Albin Michel, 1995 et 2001 ; La conversation de Bolzano, Albin Michel, 1992, 2000 et Livre de poche, 2002 ; Les révoltés, Albin Michel, 1992 et Livre de poche, 2003 ; Les confessions d’un bourgeois, Albin Michel, 1993, 2000 et Livre de poche, 2002 ; Paix à Ithaque, In Fine, 1995 ; L’héritage d’Esther, Albin Michel, 2001 et Livre de poche, 2003 ; Divorce à Buda, Albin Michel, 2002 et Livre de poche, 2004 ; Mémoires de Hongrie 1944-1948, Albin Michel, 2005 et Livre de poche, 2006 ; Métamorphoses d’un mariage, Albin Michel, 2006 ; Libération, Albin Michel, 2007.
La date de la publication d’origine est souvent absente dans les traductions françaises.
EXTRAITS
Ce qui a explosé de cette façon, c’était notre histoire à tous les deux, ce cinéma stupide, ignoble, digne de ces navets américains où le P-DG épouse sa dactylo… Je venais de comprendre qu’au lieu de nous chercher l’un l’autre nous avions tourné autour du pot – avec cet horrible sentiment de culpabilité qui circulait toujours sous la peau et dans la chair de cet homme. C’est avec moi qu’il avait espéré calmer ce qui le tourmentait. Et qu’est-ce qui le torturait ainsi ? La richesse ? Voulait-il comprendre pourquoi il y a des pauvres et des riches ? Vois-tu, tout ce qui a pu être dit ou écrit là-dessus… que ce soit par mon écrivain chauve, par les grosses têtes, par les prêtres à la parole onctueuse, par les révolutionnaires barbus à la voix tonitruante… tout cela n’est que sottises. La vérité, l’affreuse vérité, c’est qu’il n’y a pas de justice sur cette terre. Cet homme-là cherchait la justice – est-ce possible ? Est-ce pour cela qu’il m’a épousée ?
Métamorphoses d’un mariage, p. 338.
II ne croyait plus aux mots, mais il les aimait et les savourait. La nuit, au cœur de cette ville plongée dans l’obscurité du black-out, il se grisait de termes hongrois… il les sirotait avec délice, comme toi, l’autre jour, ce cognac Grand Napoléon qu’un trafiquant de drogues sud-américain t’a offert au petit matin… oui, ce nectar, tu le buvais avec recueillement, les yeux fermés, dans la même attitude que mon chauve prononçant des mots comme « alouette » ou « romarin ». Pour lui, ces mots étaient des êtres de chair et d’os, palpables comme de la matière. Dans un état proche de la transe, il ne proférait plus, gémissant ou hurlant, que les mots rares d’une langue asiatique… Moi, je l’écoutais avec une certaine répugnance, comme si j’assistais à une orgie orientale, comme si, égarée dans un monde dément, j’entrevoyais, dans la nuit noire, ce qui reste d’un peuple… un homme et quelques vocables, venus de très loin pour échouer sur cette terre.
Métamorphoses d’un mariage, p. 388-389.
On dit que la civilisation existait autrefois dans cette ville, à Rome. Oui, que tout le monde y était civilisé, même ceux qui ne savaient ni lire ni écrire et passaient leur temps à croquer des pistaches sur les marchés. Ils étaient sales, d’accord, mais, pour se laver, ils allaient dans les thermes où ils discutaient de la justice et de la vérité. Ne crois-tu pas que c’est pour cela, précisément, que mon bonhomme, cette espèce de fou, est venu mourir ici ? Parce qu’il était persuadé que ce qu’on appelait autrefois la culture, cette source de joie, était définitivement mort. Il est donc venu ici où tout se dégrade jusqu’au tas d’immondices, mais d’où dépassent çà et là – comme ces pieds, qui, après le siège, émergeaient des sépultures improvisées du Champ du Sang – quelques vestiges de la culture. Est-ce pour cela qu’il est venu ici ? Dans cette ville, dans cet hôtel ? Parce qu’il aurait voulu qu’au moment de sa mort flotte encore autour de lui l’odeur de la civilisation ?
Métamorphoses d’un mariage, p. 397-398.
La troisième nuit qui suivit le nouvel an – au vingt-quatrième jour du siège de Budapest –, une jeune femme prit la décision de quitter l’abri d’un grand immeuble du centre-ville assiégé où elle habitait, pour passer de l’autre côté de la rue transformée en champ de bataille et rejoindre, par n’importe quel moyen et à n’importe quel prix, l’homme qui se terrait depuis trois semaines avec six compagnons dans l’abri de l’immeuble d’en face, à l’intérieur d’une cave étroite et entièrement murée. Cet homme était son père.
Libération, p. 7.
Le nom de son père, qu’Elisabeth portait aussi, ce nom, connu et respecté au-delà des frontières du pays, partout où les hommes étaient encore à même de juger objectivement et de penser scientifiquement : ce nom-là, il n’était pas recommandé de le porter ouvertement.
Libération, p.11.