Il est difficile d’imaginer deux êtres plus différents que Marcel Chaput et Pierre Bourgault. Autant le premier en tenait pour l’argumentation minutieuse, autant l’autre se laissait guider, voire emporter par l’émotion. Ils vouèrent pourtant le même culte à la souveraineté. Ils partagèrent aussi, ce qui facilita leur collaboration, un égal respect pour André d’Allemagne, homme de fermeté autant que de souplesse, de clarté autant que de patience. Notons les différences d’âge : Chaput naît en 1918, d’Allemagne en 1929, Bourgault en 1934. En termes politiques, ils appartiennent à des générations différentes.
La biographie de Pierre Bourgault, telle que la reconstitue avec rigueur Jean-François Nadeau1, fait souhaiter que Marcel Chaput bénéficie au plus tôt d’un éclairage comparable ; convergences et différences gagneraient en clarté. À l’heure actuelle, le profil de Pierre Bourgault repose à la fois sur une biographie de grand calibre ainsi que sur les Écrits polémiqueset les divers essais du tribun, tandis que Chaput attend toujours qu’une biographie fouillée s’ajoute à ses textes.
Marcel Chaput
En 1961, lors de la publication de son plaidoyer en faveur de l’indépendance, Pourquoi je suis séparatiste2, Marcel Chaput avait eu droit aux choix éditoriaux les plus discutables de son éditeur. Jacques Hébert, prêt à réduire son sommeil pour mieux détester les souverainistes, avait imposé à Chaput un titre contraire à ses volontés, en plus d’une couverture qui plaidait sourdement contre le livre. Un avertissement présenté dès la première page exprimait l’insatisfaction de l’auteur. Chaput y tentait de contourner les inélégances de l’éditeur. « Et puis, à la réflexion, il n’y a pas là matière à faire un drame. Je peux bien leur accorder 44 pouces carrés de carton. Après tout, j’ai à moi seul 150 pages de texte. » Le dommage était quand même important : l’auteur avait l’air d’aimer l’épithète de séparatiste, alors qu’il la récusait ; le fond violemment rouge de la couverture et la feuille d’érable coupée en deux qui ressortait contre ce rouge accréditaient l’idée que Chaput voulait briser le Canada et non pas donner une patrie aux Québécois. Hébert avait été assez bon éditeur pour flairer la bonne occasion, pas assez démocrate pour respecter l’adversaire.
Un fait demeure : Chaput a bien utilisé ses 150 pages de texte. Aucun fracas, aucune hargne, la sérénité qui traite les questions sérieuses sérieusement, mais sans dramatisation. Le ton est celui des manuels qu’aimait encore la pédagogie de l’époque. À peu de choses près, on y retrouverait la minutie et le verrouillage d’un petit catéchisme. On avance à petits pas, chaque avancée veillant à déminer le terrain, à ne rien laisser traîner qui puisse exploser à retardement. L’auteur présente donc, dans l’ordre, les six dimensions du séparatisme, les cinq solutions de notre problème, les quatre questions relatives à l’indépendance, les trois objections majeures à l’indépendance, les deux options de la nation canadienne-française, avant de dévoiler, comme seule et implacable conclusion logique, l’unique raison de notre cause. Aucun pathos, une langue calme et claire, quelques statistiques lumineuses. La lente pression d’une vis plutôt que le brutal et moins fiable enfoncement d’un clou.
Comment le texte a-t-il résisté au temps ? Dans l’ensemble, fort bien, ainsi que le note le préfacier Michel Venne. Certes, le Québécois n’avait pas encore remplacé le Canadien français et la loi 101 n’avait ni promis ni réussi un redressement linguistique, mais les prévisions démographiques dont Chaput fait état en 1961 se sont avérées depuis. Quant aux arguments auxquels l’auteur accordait préséance, ils sont à l’abri de l’érosion : c’est la dignité d’un peuple qui est en cause. Au nom de cette dignité et sans mépris de l’autre, le Québécois entend quitter son statut d’éternel minoritaire. C’est tout.
Les notes de Sylvie Chaput, succinctes et opportunes, situent Marcel Chaput dans son temps, ses valeurs, ses expériences. Chimiste de formation, il est homme de méthode. À l’emploi du gouvernement central, militaire pendant des années, il témoigne en cruelle connaissance de cause des difficultés que rencontre jour après jour le Québécois qui entend penser et vivre dans sa langue. Les quatre textes qui s’ajoutent à Pourquoi je suis séparatistenuancent et complètent le portrait que brosse de son père l’auteure des notes et annotations. L’avant-dernier, par exemple, fait voir qu’en Marcel Chaput le sens de la mesure n’interdisait pas la fermeté ni même l’intransigeance. « N’ayant pu obtenir de mes supérieurs l’autorisation de m’absenter, j’aurais dû, en fonctionnaire docile, me soumettre à leur décision et rester à Ottawa. […] Mais il y a plus dans cette affaire qu’une vulgaire journée de congé. Il y a un principe : devant un geste arbitraire des autorités, la défense de la liberté exige souvent la désobéissance. » D’où, malgré la sanction qu’il risque, la participation de Chaput au premier Congrès des affaires canadiennes le 17 novembre 1961. D’où, au nom de la même détermination, les deux grèves de la faim qui firent connaître le personnage.
Pierre Bourgault
Le parcours de Pierre Bourgault, tel que le retrace Jean-François Nadeau, est nettement plus sinueux. Plus imprévisible aussi, car l’ouragan Bourgault frappe où et comme il lui plaît. Une première rupture se produit à la fin de l’adolescence, lorsque le collégien passe de la docilité à l’effervescence, de la conformité à la liberté la plus farouche. Le cours classique s’interrompt et les tâtonnements professionnels alternent avec les espoirs, les ajustements avec les déceptions. Le théâtre attire Bourgault, mais sans lui fournir la sécurité ou même une niche stable. Heureusement, d’autres formes de communication, depuis la radio et les quotidiens jusqu’aux métiers qu’invente la télévision montante, trouvent des échos dans l’imaginaire de Bourgault et une place variable dans sa quête de revenus. D’autres chocs s’ajoutent : le jeune homme prend acte de son homosexualité et le tribun est révélé à lui-même comme à son entourage. Survient aussi l’adhésion à la cause souverainiste. Claude Préfontaine accorde une grande importance à la rencontre que le hasard a ménagée entre d’Allemagne et Bourgault. « Il [Bourgault] était d’un naturel curieux. Il voulait tout savoir. Alors, ce soir-là, il est venu chez d’Allemagne. Et je crois qu’il fut le dernier à partir ! C’est d’Allemagne qui lui a tout enseigné, du moins au début. » Ainsi, puisque Chaput occupe déjà les lieux, se trouvent réunis les trois hommes qui, en confrontant leurs choix initiaux, donneront vie au Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN). Déjà s’esquissent les tensions à venir : Chaput est pressé de transformer le RIN en parti politique, d’Allemagne préférerait attendre un peu, Bourgault voit la souveraineté comme un moyen, non comme le but ultime. Bourgault est perçu comme plus à gauche, tandis que Chaput, parce qu’il veut faire l’indépendance « avec la société québécoise telle qu’elle est », c’est-à-dire avec une majorité française et catholique, semble plus conservateur. Chaput en arrivera à quitter momentanément le RIN, à fonder le Parti républicain du Québec (PRQ) et à tendre la main à l’Alliance laurentienne de Raymond Barbeau ainsi qu’à la Société Saint-Jean-Baptiste. Ces soubresauts, qui ébranlent le RIN, auront aussi pour conséquence de pousser Bourgault à l’avant-scène.
Comme si ces débats ne suffisaient pas à dérouter plusieurs des militants souverainistes, l’évolution politique de René Lévesque marque la conjoncture. Comme le Mouvement Souveraineté Association (MSA) hésite à son tour entre une mission éducative et la mutation en véritable parti politique, beaucoup ne savent plus à quel chef accorder la préférence. Le regroupement des forces autour d’un seul chef paraît nécessaire, mais les divers aspirants, Lévesque et Bourgault en particulier, ne conçoivent le regroupement qu’autour de leur seule personne… On connaît la suite : le RIN, qui a divisé le vote libéral lors du scrutin de 1966 au point de porter au pouvoir une Union nationale pourtant moins populaire (41 % du suffrage contre 47 % pour le Parti libéral), est conduit par Bourgault à se saborder. Lévesque dirigera désormais l’ensemble des forces souverainistes, mais le geste de Bourgault a indisposé ceux des militants qui souhaitaient maintenir le programme plus radical du RIN. Nadeau rappelle, toutefois, que les rinistes présents au congrès extraordinaire d’octobre 1968 approuvèrent la dissolution de leur parti par un vote de 227 voix contre 50.
À compter de ce moment, le biographe Jean-François Nadeau projette une lumière de plus en plus drue sur la relation entre Lévesque et Bourgault. Le chef du Parti québécois (PQ) prend tous les moyens pour tenir Bourgault à distance, tandis que Bourgault s’entête à gravir les échelons au sein du PQ. Pour Lévesque, Bourgault est un allié indésirable ; aux yeux de Bourgault, Lévesque est si timoré qu’il n’obtiendra jamais plus pour les Québécois qu’un simulacre de souveraineté. Le récit et l’analyse de Nadeau s’en tiennent aux faits et aux témoignages vérifiables, mais on n’échappe pas à une tentation : celle de considérer les deux hommes comme incapables de coexister sous un même toit. Ils sont d’ailleurs nombreux les proches et même les intimes de Bourgault à partager les réticences de Lévesque et à mal accepter le désordre de ses idées et de sa vie. Tous, Lévesque compris, admirent le tribun, mais bien peu se fieraient à ses analyses. Il faut convenir que Bourgault est plus brouillon que requis. Son verbe est inflationniste et sa mémoire peu fiable. À l’en croire, son séjour en Europe en 1959 l’a mis en contact avec Beckett et Ionesco, rien de moins. « On devait, affirme aussi Bourgault, jouer avec Ingrid Bergman dans un Shakespeare pour faire la tournée des troupes américaines. Ça a foiré. » Sainement sceptique, Nadeau attend les preuves. Bourgault tient des propos révolutionnaires, mais les intellectuels de gauche qu’il tente de rapprocher du RIN estiment à juste titre qu’il n’est ni révolutionnaire ni même vraiment socialiste. On craint qu’il défende demain la thèse qu’il ridiculise aujourd’hui. Il pourfend le joual, « ce jargon d’à peine 300 mots », mais il commet lui-même plusieurs textes de chanson dans ce dialecte. Il se dira à jamais incapable de parler à Robert Bourassa, mais il sera l’un des rares, au lendemain de la mort de l’ancien premier ministre libéral, à le vanter comme un grand chef d’État. Il encourt le mépris de Pierre Vadeboncœur quand il justifie dans les termes suivants les accusations libelleuses portées contre des permanents de la CSN : « C’est un exemple imaginaire que j’ai employé afin d’illustrer ma pensée ».
Face à un Bourgault qui dépasse en éloquence tous ses contemporains, mais qui ne parvient ni à mesurer ses coups de griffes ni à accepter les règles de la collégialité, Nadeau tient le cap de la mesure et de la rigueur. Comme il se doit, il fait comprendre pourquoi, malgré sa superbe et ses réactions plus épidermiques que réfléchies, Bourgault fut un des plus efficaces promoteurs de la souveraineté ; comme il se doit aussi, sans rien enlever au tribun, Nadeau fait de Bourgault un « esthète un peu farfelu ».
De fait, il est pathétique de voir sombrer le Bourgault vieillissant dans un hédonisme débridé, dans un délire de consommation qui s’étend des poissons exotiques au kangourou mal domestiqué, dans une dépendance humiliante à l’égard d’amants de passage qu’il choisit avec un mauvais goût sans faille. Nadeau, fidèle à sa mission de biographe minutieux, ressent visiblement un malaise croissant quand il lui faut entendre les chroniques présentées à Indicatif présent : « […] la constance semble s’approcher tout de même du radotage lorsque, aux fins de la rédaction d’une biographie, on se trouve dans l’obligation d’écouter toutes les bandes de ces chroniques les unes à la suite des autres… » On pourrait ajouter que les ultimes billets de Bourgault dans les pages du Journal de Montréal (ou de Québec) ne relevaient pas non plus du grand art.
Au total, un tribun, mais un tribun seulement ? Ce serait un peu court que de réduire à ce seul talent la contribution sociale et politique de Pierre Bourgault. On doit cependant convenir, à la lecture (et à la relecture) de Nadeau, que cette vie fut plus riche de fougue que de lucidité politique, plus polémique que réfléchie, plus excessive et désordonnée que généreusement vouée à une cause. En ce sens, Marcel Chaput, plus prévisible et moins charismatique, présente une trajectoire plus convaincante.
Le lecteur, surtout s’il habite Québec, s’étonnera de ce que le biographe ne dise à peu près rien de l’incursion ratée de Bourgault dans la radio de la capitale. C’est seulement au détour d’une phrase qu’il en est question : « Il [Bourgault] s’intéresse aux dérapages des animateurs de radio en région, dont il fut d’ailleurs victime dans son effort de contrecarrer lui-même le succès d’André Arthur en acceptant d’animer une émission à Québec ». Verdict confus. Alors que l’erreur d’aiguillage qui éloigne un moment Bourgault de son macadam montréalais fait l’objet de plusieurs pages, l’échec de Bourgault à la radio de Québec est à peine évoqué dans sa feuille de route.
Deux autres détails, minuscules. Nadeau a peut-être raison de présenter Bourgault comme le recordman des expulsions à Radio-Canada, mais l’humoriste Jacques Normand est passé lui aussi plusieurs fois par les portes tournantes de l’auguste Maison. D’autre part, la phrase que Nadeau attribue à Sacha Guitry (p. 420 : « […] il faudrait construire les grandes villes à la campagne… ») est plutôt d’Alphonse Allais qui semble l’avoir lui-même empruntée à quelqu’un d’autre.
Cela dit, le travail de Jean-François Nadeau, pour cruel qu’il puisse sembler à certains, mérite notre reconnaissance.
1. Jean-François Nadeau, Bourgault, Lux, 2007, 552 p. ; 30,35 $.
2. Marcel Chaput, Pourquoi je suis séparatiste, Bibliothèque québécoise, 2007, 271 p. ; 10,95 $.