Alors qu’aujourd’hui, les radicalismes religieux et militants semblent creuser un irréductible fossé entre l’Occident et les pays musulmans, une exposition se tient presque à nos portes qui nous rappelle qu’entre le IXe et le XVIIIe siècle, des échanges soutenus et fructueux se faisaient entre ces deux mondes, grâce aux bons offices des marchands vénitiens. Ce sont quelques vestiges de cette brillante époque qu’on présente du 28 mars au 7 juillet 2007 au Metropolitan Museum of Art de New York.
Organisée par le Metropolitan et l’Institut du monde arabe de Paris, l’exposition Venise et l’Orient était présentée à Paris, l’automne dernier. L’événement ayant donné lieu à la publication chez Gallimard1 d’un ouvrage explicatif, nous pouvons en présenter un aperçu aux lecteurs de Nuit blanche.
Une exposition qui ratisse large
Quelque 250 objets – peintures, tissus et tapis, verreries, céramiques, orfèvreries, documents anciens – provenant des collections vénitiennes et de certains des plus grands musées du monde composent l’itinéraire de cette exposition. On l’aura deviné, nous sommes ici dans le grand luxe. Ces coffres merveilleusement ouvragés, ces objets de métal ciselés, ces tissus d’une grande finesse et ces remarquables pièces de verrerie témoignent en effet du rang élevé de leurs possesseurs et d’un art de vivre d’un grand raffinement.
La rétrospective s’ouvre sur un tableau emblématique intitulé Réception des ambassadeurs vénitiens à Damas. Y sont représentés les membres d’une délégation vénitienne présentant leurs lettres de créances à des dignitaires orientaux. D’entrée de jeu, cette œuvre rappelle aux visiteurs que les Vénitiens ont été les seuls Méditerranéens du Nord à entretenir des rapports privilégiés avec les dynasties du Proche-Orient et à tisser des liens solides avec Le Caire, Damas et Byzance – Constantinople –, et ce, pendant des siècles.
L’exposition couvre plusieurs siècles, depuis l’arrivée à Venise, en 828, de la dépouille de l’évangéliste saint Marc jusqu’à l’entrée de l’armée napoléonienne dans ses murs, en 1797. Forte de ses succès commerciaux, Venise commence à se couvrir de palais, à se parer de tapis d’Orient, de soieries, de brocarts et de velours dès la fin du XIIIe siècle. Toutefois la majorité des objets présentés dans l’exposition remontent à la période la plus féconde des relations de Venise avec l’Orient, soit la période qui va du XIVe au XVIIe siècle. On ne s’étonnera donc pas d’y voir présentées beaucoup de pièces de verre et de faïence, Venise fabriquant le nec plus ultra de l’époque.
À travers le commerce des objets se fait également la transmission, de l’Orient vers Venise, des savoirs, des techniques et des modes de vie. Si bien que dès le XVIe siècle, la République vénitienne exporte à son tour des objets de luxe à décoration d’influence islamique vers les grandes capitales d’Orient. Pour certains de ces objets, la question de leur origine continue d’ailleurs à se poser tellement les sensibilités orientales et occidentales se sont intimement amalgamées au fil du temps.
En choisissant un thème aussi vaste, les organisateurs de l’exposition Venise et l’Orient n’ont certes pas péché par manque d’ambition. Dans cette masse d’objets hétéroclites, le visiteur trouvera-t-il un fil conducteur pour nourrir son esprit ? Peu importe au fond s’il trouve ou non ce fil. Il aura eu la chance de contempler des objets d’une suprême élégance, exécutés avec une très grande habileté.
Un catalogue doublé d’un essai
Le livre publié pour l’occasion par Gallimard fait plus que reproduire les notes du catalogue de l’exposition. Une vingtaine de spécialistes présentent à la fois une vue d’ensemble des rapports entre Venise et l’Orient pour la période couverte par l’exposition et une analyse fine des emprunts stylistiques faits au monde oriental par les artisans vénitiens.
Une première partie rappelle le contexte culturel et historique dans lequel se sont développées les relations entre la Sérénissime et les pays musulmans. Nulle part mieux que dans cette section ne se trouve illustré l’objectif de l’exposition, « mettre en lumière la singularité de l’approche vénitienne et sa compréhension d’un monde trop souvent perçu comme ‘l’Autre’ ».
Des spécialistes nous rappellent le pragmatisme qui a présidé à l’instauration et au développement des relations entre Venise et les pays islamistes. On s’attache également à analyser l’impact de ces relations sur les techniques de traitement de certains matériaux utilisés pour la fabrication d’objets de luxe.
Cet aspect particulier du travail de la matière, plus pointu, forcément, fait l’objet de la seconde partie du livre. Les auteurs font le point sur les techniques et les procédés utilisés pour réaliser des objets comme ceux qui sont présentés à l’exposition. Tout à fait accessible au non-connaisseur en dépit de son niveau de spécialisation et parfois de technicité, cette section présente une cohérence dans le traitement des contenus qui manquait à la première partie.
Enfin, la troisième section de l’ouvrage regroupe toutes les notes du catalogue des pièces exposées. Bien que traitée comme un appendice aux deux précédentes parties (typographie lilliputienne, iconographie chiche, texte pléthorique), elle nous a paru la section la plus intéressante.
Outre les informations habituelles sur la nature de l’objet, son matériau, les techniques de fabrication et la datation, on y trouve une mine de renseignements sur son usage, les mSurs et les traditions de l’époque à laquelle il se rattache de même que sur l’influence orientale dont il est le reflet. Passionnante, jamais assommante, un rien pédante parfois, cette partie du livre en justifierait l’achat à elle seule.
Ouvrage d’une grande qualité dans sa facture (richesse de l’iconographie, qualité des reproductions, solidité de la reliure), Venise et l’Orient souffre pourtant d’étonnantes lacunes éditoriales. Outre le fait que la première partie du livre arrive péniblement à transmettre son message à cause des nombreuses redites d’un texte à l’autre, il faut également déplorer une profusion de fautes, de coquilles typographiques, de notes de renvoi caduques, tout à fait indigne de la maison que l’on sait à l’origine de La Pléiade.
1. Collectif, Venise et l’Orient, 828-1797, Gallimard, Paris, 2006, 372 p. ; 115 $.