Le titre coiffe une collection lancée à l’automne 2005 à la Foire du Livre de Francfort. L’idée revient à Jamie Byng, de Canongate Books : proposer à des écrivains réputés de réécrire l’un des grands mythes de l’humanité selon leur propre inspiration. De quoi titiller l’imaginaire, les mythes ne présentant pas de version définitive et se prêtant à de multiples interprétations d’une richesse inestimable, en offrant des archétypes transposables dans toutes les civilisations.
Trente-trois éditeurs du monde entier, dont la maison montréalaise Boréal pour la traduction française au Canada, se sont associés au projet de l’éditeur américain, qui a prévu la sortie du centième mythe revisité pour 2038. Le coup d’envoi de la collection a été marqué par la publication simultanée des trois premiers titres, écrits par la Britannique Karen Armstrong, la Canadienne Margaret Atwood et le Russe Viktor Pelevine.
Une brève histoire des mythes
Qu’est-ce qu’un mythe ? Comment les mythes sont-ils apparus ? À quoi est dû leur presque disparition ? L’historienne britannique Karen Armstrong, reconnue pour ses ouvrages portant sur les grandes religions, répond à ces questions avec force exemples dans Une brève histoire des mythes1, traduit de l’anglais par Delphine et Jean-Louis Chevalier. Elle identifie six grandes périodes, allant du paléolithique (20 000-8000 ans avant J.-C.), qui correspond à l’époque des chasseurs, à la « grande transformation occidentale » (1500-2000 ans après J.-C.) qu’est celle de « l’enfant du logos ».
Dès la fin de son évolution biologique, l’homme a fabriqué des mythes, comme en témoignent les tombes néandertaliennes qui attestent des expériences humaines qui vont bien au-delà du monde sensible. Karen Armstrong note que le mythe s’enracine dans l’expérience de la mort et dans le constat que fait l’homme de l’existence de forces qui le dépassent, tels les cycles de la nature qui se succèdent sans interventions apparentes. La création du mythe permet à l’homme de comprendre son humanité, d’expérimenter, à travers les héros, l’empathie, la compassion, et d’y voir des modèles de transformation personnelle. Telle est la grande fonction du mythe, selon l’historienne. Le célèbre psychanalyste Jung et ses disciples l’ont bien compris, eux qui font appel aux mythes anciens comme modèles de la psyché humaine et des rapports interpersonnels.
Toutefois, avec la modernité, on assiste à l’affaiblissement, voire à la disparition, des mythologies, détrônées par la rationalité. Les modes de pensée intuitifs et mystiques ont cédé le pas au logos et à la pensée scientifique, ce que déplore Karen Armstrong devant le constat que la rationalité n’a pas réussi à sortir l’humanité de la barbarie qui n’a cessé de se manifester à Auschwitz, à Hiroshima, en Bosnie, au World Trade Center, pour ne citer que ces horreurs parmi les plus récentes. Paradoxalement, l’irrationalité reprend du terrain, avec ses chasses aux sorcières, parallèlement à l’avancée du logos. Néanmoins, si l’essayiste reconnaît qu’il n’est pas possible de retourner à une sensibilité prémoderne, elle souhaite une plus grande ouverture par rapport au mythe. Il n’est pas nécessaire de croire en un mythe, l’acte de foi n’est pas en cause, d’affirmer Armstrong : si une transformation de l’être s’opère, c’est que le mythe est vrai. Pour elle, toute transposition imaginaire d’importance, une œuvre d’art puissante, grand roman ou tableau d’envergure, dans la mesure où elle entraîne une transformation personnelle, exerce la fonction de mythe.
Une brève histoire des mythes s’avère une synthèse intelligente et érudite, tout en restant accessible. L’intérêt du lecteur est piqué, ce qui augure bien pour les titres à venir.
L’odyssée de Pénélope
Des profondeurs de l’Hadès, le royaume des morts, Pénélope, celle qui symbolise depuis plus de deux millénaires l’épouse chaste et fidèle, nous prend pour témoins, gens du XXIe siècle, de son lointain passé. « Une fois les principaux événements terminés et l’époque devenue moins propice à la légende, je me suis rendu compte qu’on riait de moi dans mon dos – […]. Maintenant [j]e me dois de rétablir les faits »,d’annoncer d’entrée de jeu la narratrice. Car Margaret Atwood a confié la narration de L’odyssée de Pénélope2 au personnage titre et à un chœur de douze servantes, celles-là mêmes qui ont partagé le secret de leur maîtresse lorsque, dans l’attente d’Ulysse, Pénélope redéfaisait la nuit ce qu’elle avait tissé le jour. La romancière se distancie de l’interprétation la plus célèbre de la légende, celle de l’Odyssée d’Homère, pour puiser à plusieurs autres sources moinsconnues qui lui permettent d’étoffer l’identité et le parcours de Pénélope. Elle énonce en introduction son intention de répondre aux deux questions surgies à la lecture de la version homérique, à savoir : « Comment expliquer la pendaison des douze servantes » après le retour d’Ulysse au royaume d’Ithaque ? « Et que manigançait vraiment Pénélope ? »
Margaret Atwood emprunte à la dramaturgie grecque le dispositif du chœur, ce qui, avec l’emploi occasionnel de didascalies, donne une œuvre hybride, entre le roman et la représentation théâtrale. Pure fantaisie de la part de l’auteure, puisque les personnages, qu’il s’agisse de l’héroïne ou de ses servantes, appartiennent désormais au royaume des ombres et en conséquence ne sont plus qu’esprits, bien que les hôtes du royaume d’Hadès aient le privilège de renaître à la condition de boire les eaux de l’oubli censées effacer de leur mémoire le souvenir de leurs vies antérieures.
Mais Pénélope ne veut pas oublier. Elle remonte jusqu’à son enfance, raconte les moments clés de sa vie et les récits que l’on en a faits. Si elle ne s’est pas réincarnée, comme l’a souvent fait sa cousine et rivale, Hélène, sa mentalité nous fait la confondre avec les femmes d’aujourd’hui. Les servantes, quant à elles, iront jusqu’à intenter un procès à Ulysse dans un tribunal du XXIe siècle. On aura compris que L’odyssée de Pénélope, traduit de l’anglaispar Lori Saint-Martin et Paul Gagné, propose une interprétation féministe de la légende antique qui teinte d’humour ce drame jugé à l’aune de la pensée occidentale d’aujourd’hui.
Minotaure.com
Minotaure.com, Le heaume d’horreur3 de Viktor Pelevine, traduit du russe par Galia Ackerman et Paul Lequesne, est construit tout en répliques, sauf les trois premières pages, intitulées « Mythcellanées », qui ouvrent des pistes d’interprétation dont le lecteur aura bien besoin par la suite. D’abord, cette phrase en exergue, extraite d’El Jardin de Senderos que se bifurcan de Jorge Luis Borges : « Personne n’a réalisé que le livre et le labyrinthe étaient la même chose » Et des questions, à la fin de l’intervention de l’auteur, en référence aux pièces du puzzle du mythe grec, dont celles-ci : « Thésée se trouve-t-il à l’intérieur du Labyrinthe ? Ou est-ce le Labyrinthe qui se trouve à l’intérieur de Thésée ? […] Chaque réponse, avance-t-il, signifie que vous tournez dans un couloir différent. Beaucoup de gens ont affirmé connaître la vérité. Mais, jusque-là, personne n’est revenu du Labyrinthe ». On s’attend donc à trouver une œuvre énigmatique. De fait, elle épouse la figure du labyrinthe, vieille matrice dans laquelle se moule la civilisation du « progrès ».
Neuf personnages, chacun isolé dans un compartiment muni d’un ordinateur et d’un écran, entrent progressivement en communication au hasard d’un clavardage. Ils interviennent à tour de rôle, leurs messages s’affichant sur les écrans. Comme s’il venait de surgir d’une boîte à surprise – ou métaphore de la naissance ? – chacun se demande où il est et comment il a bien pu arriver là. Des échanges s’engagent. Ariane, qui a établi la connexion, raconte son rêve-fleuve dans lequel elle a été transportée dans « une très ancienne ville ». Monstradamus, figure de sage, que les autres clavardeurs finissent par prendre pour Thésée, interroge Ariane, et lui propose des interprétations pour autant qu’elle est capable de lui fournir des précisions. Mais les énigmes et les impasses se multiplient, structure du labyrinthe mise en abyme, tant dans le rêve d’Ariane que dans le monde imaginaire ou virtuel des Ugi 666, Roméo-y-Cohiba, Nutscracker, Sartrinet et des autres. Il y aura bien Theseus qui interviendra, le temps d’un éclair, vers la fin, mais de là à dire qu’il indique la sortie du labyrinthe, il y a un monde.
Par certains côtés, l’œuvre, dans sa forme, présente un lien de parenté certain avec l’absurde : refus de la logique textuelle, incohérence dans la suite du propos, discours contradictoires, onirisme et invraisemblance, jeux de mots et humour (par exemple, Monstradamus dira de Sartrinet : « Mais c’est Sartrinet qui est désormais au centre de nous. Nous sommes condamnés à avoir tout le temps la nausée ».) Mais il y a une cohésion très serrée, avec la figure gigogne du labyrinthe, représentation emblématique de la civilisation du « progrès » dans laquelle les contemporains s’embourbent.
Auteur de plusieurs romans, dont La vie des insectes et La mitrailleuse d’argile, Viktor Pelevine s’est mérité de nombreux prix littéraires sur la scène internationale, qui confirment qu’il est l’un des jeunes auteurs russes les plus importants de sa génération.
Karen Armstrong et Viktor Pelevine disent chacun à leur manière que le sacrifice des dieux sur l’autel du progrès nous conduit à vivre « des mythes instantanés comme des bulles de savon » (Minotaure.com), nous rendant admiratifs de stars qui traversent les écrans, mais qui n’ont pas l’étoffe de modèles susceptibles de susciter la transformation personnelle. Quant à Margaret Atwood, elle contribue à descendre le héros de son piédestal pour donner la parole aux personnages féminins, tant de la domesticité que de la noblesse. Ne dit-elle pas, ce faisant, qu’une transformation profonde est en train de changer certaines règles ancestrales dans nos sociétés occidentales sous l’action du féminisme et de la démocratisation ? Mais, comme on peut l’observer dans plusieurs mythes, les périodes de transformation s’accompagnent la plupart du temps de perturbations, de deuils, avant que n’apparaisse un nouvel essor de vie.
1. Karen Armstrong, Une brève histoire des mythes, trad. de l’anglais par Delphine et Jean-Louis Chevalier, coll. « Les Mythes revisités », Boréal, Montréal, 2005, 140 p. ; 19,95 $.
2. Margaret Atwood, L’odyssée de Pénélope, trad. de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, coll. « Les Mythes revisités », Boréal, Montréal, 2005, 153 p. ; 19,95 $.
3. Viktor Pelevine, Minotaure.com, Le heaume d’horreur, trad. du russe par Galia Ackerman et Paul Lequesne, coll. « Les Mythes revisités », Boréal, Montréal, 2005, 161 p. ; 19,95 $.
EXTRAITS
Antinoos a laissé échapper un soupir :
– Les dieux avaient le dessein de nous détruire.
– C’est le prétexte qu’invoquent invariablement ceux qui agissent mal, ai-je répondu. Dis-moi la vérité. Ce n’était tout de même pas pour ma divine beauté. Vers la fin, j’étais une femme de trente-cinq ans, usée par les larmes et les soucis. Tu sais aussi bien que moi que je faisais du ventre. Quand Ulysse est parti pour Troie, vous, les prétendants, n’étiez pas venus au monde, ou encore vous étiez des bébés, comme mon fils, Télémaque, ou des enfants tout au plus. J’avais donc, à peu de choses près, l’âge d’être votre mère. Vous aviez beau chanter sur tous les tons que ma beauté vous faisait ployer les genoux et que vous vous languissiez de partager ma couche et de me faire des enfants, vous saviez fort bien que j’avais presque passé l’âge de donner la vie.
– Tu aurais peut-être réussi à pondre encore un ou deux petits morveux, a-t-il lâché méchamment.
Il avait peine à réprimer un sourire de mépris.
– Voilà qui est mieux, ai-je dit. Je préfère les réponses honnêtes. Quelle était donc votre véritable motivation ?
– Nous convoitions le trésor, évidemment, a-t-il répondu. Sans parler du royaume.
L’odyssée de Pénélope, p. 82-83.
Le juge : Sije comprends bien, il s’agissait des servantes les plus jeunes.
Le procureur de la défense : Oui, naturellement. C’étaient les plus jolies et les plus baisables, indubitablement. Pour la plupart, du moins.
(Les servantes laissent échapper un rire amer.)
Le juge (feuilletant un livre : il s’agit de l’Odyssée) : On lit ici, dans ce livre – ouvrage auquel nous devons nous référer, puisqu’il fait autorité en la matière, même si, à mon humble avis, il va à l’encontre de l’éthique et renferme beaucoup trop de violence et de sexe –, on lit ici, dis-je, laissez-moi voir, au chant XXII, que les servantes ont été violées. Par les prétendants, en l’occurrence. Personne n’a levé le petit doigt pour les en empêcher. De plus, on affirme que les prétendants ont utilisé les servantes à leurs fins viles ou dégoûtantes. Votre client était au courant – c’est lui-même qui a tenu ces propos. Les servantes ont donc été prises de force et laissées totalement sans défense. Est-ce exact ?
Le procureur de la défense : Je n’étais pas là, Votre Honneur. C’était trois ou quatre mille ans avant ma naissance.
Le juge : En effet, c’est un problème. Que l’on convoque le témoin Pénélope.
L’odyssée de Pénélope, p.137.
L’expérience de la lecture d’un roman a pourtant certaines qualités qui nous rappellent l’appréhension traditionnelle de la mythologie. On peut y voir une forme de méditation. Les lecteurs doivent vivre avec un roman pendant des jours ou même des semaines. Il les projette dans un autre monde, parallèle mais distinct de leur vie ordinaire. Ils savent parfaitement que cet univers fictif n’est pas « réel », et pourtant, pendant qu’ils lisent, celui-ci les captive. Un roman puissant constitue pour une part la toile de fond de notre vie, longtemps après que nous avons rangé le livre. C’est un exercice d’illusion qui, comme le yoga ou une fête religieuse, brise les barrières de l’espace et du temps et accroît nos facultés de sympathie, si bien que nous pouvons être en empathie avec d’autres vies et d’autres souffrances. Il nous enseigne la compassion, la faculté de « sentir avec » autrui. Et, comme la mythologie, un roman important peut nous transformer. Si nous le lui permettons, il nous changera à jamais.
Une brève histoire des mythes, p. 139-140.
Mais cette immersion totale dans le logos empêche Newton d’apprécier les formes plus intuitives de perception. Pour lui mythologie et mysticisme sont des modes de pensée primitifs. Il se croit investi de la mission de purger le christianisme de doctrines comme la Trinité, qui défie les lois de la logique. Il est absolument incapable de voir que cette doctrine a été conçue par les théologiens grecs du IVe siècle, précisément comme un mythe, analogue à celui des kabbalistes juifs.
Une brève histoire des mythes, p. 120-121.
La pensée et la pratique mythiques avaient aidé à affronter la perspective de l’extinction et du néant et à la surmonter avec un certain degré d’acceptation. Sans cette discipline beaucoup évitent difficilement le désespoir.
Une brève histoire des mythes, p. 127.
Refouler le muthos nous a sans doute fait régresser. Nous rêvons toujours « d’aller au-delà » de nos conditions immédiates et de pénétrer dans une « plénitude temporelle », une existence plus intense et plus satisfaisante. Nous tentons d’atteindre cette dimension au moyen de l’art, de la musique, du rock ou de la drogue, ou en pénétrant dans le monde plus vrai que nature des films. Nous sommes toujours en quête de héros. Elvis Presley et la princesse Diana ont tous deux été, immédiatement après leur mort, transformés en êtres mythiques, et même en objets de culte religieux. Mais il y a quelque chose de déséquilibré dans cette adulation. Le mythe du héros n’est pas censé nous offrir des icônes à admirer, il est censé exploiter la veine d’héroïsme qui est en nous. Le mythe doit mener à l’imitation ou à la participation, pas à la contemplation passive.
Une brève histoire des mythes, p. 129.
Nous pouvons toutefois acquérir une attitude plus éduquée à l’égard de la mythologie. Nous sommes des faiseurs de mythes et, au cours du XXe siècle, nous avons vu des mythes modernes très destructeurs qui se sont terminés en massacre et en génocide. Ces mythes ont échoué parce qu’ils ne répondent pas aux critères de la période axiale. Ils n’ont pas été inspirés par l’esprit de compassion, de respect pour le caractère sacré de toute vie, ou par ce que Confucius appelle la sollicitude. Ces mythologies destructrices étaient étroitement raciales, ethniques, confessionnelles et égoïstes, tentant d’exalter les uns en diabolisant les autres. Tous ce mythes ont trahi la modernité, qui a créé un village global où tous les être humains partagent maintenant les mêmes difficultés. Nous ne pouvons contrer ces mauvais mythes à l’aide de la seule raison, parce que le pur et simple logos ne peut résoudre des peurs, des désirs et des névroses aussi profonds et non exorcisés. C’est le rôle d’une mythologie éthiquement et spirituellement compétente.
Une brève histoire des mythes, p. 130.
Le discours, a encore ajouté notre chevelu, est le lieu où naissent les mots et les idées, les labyrinthes et les Minotaure, les Thésée et les Ariane. Bien plus : le discours lui-même naît non point dans quelque hypothétique ailleurs, mais précisément à l’intérieur du discours. Cependant, le paradoxe est que bien que la nature tout entière se révèle à l’intérieur du discours, celui-ci ne se rencontre pas dans la nature et n’est que le fruit d’une découverte toute récente. Il existe une autre tragique dissonance : même si tout naît au sein du discours, le discours quant à lui, en l’absence de subventions publiques ou privées, ne dure guère plus de trois jours, puis s’éteint. C’est pourquoi la société n’a pas d’objectif plus actuel que de subventionner le discours.
Minotaure.com, p. 123.