La naissance d’un nouvel éditeur est assurément une raison de se réjouir. Encore plus lorsqu’il s’agit d’un éditeur de poésie – sans contredit le mal-aimé, le laissé-pour-compte de la famille littéraire. Bien futé celui qui pourra dire ce qui se retrouve dans la poésie et qui souvent manque aux autres genres littéraires Le lézard amoureux, nouvel éditeur donc, situé à Québec, nous proposait en 2005 quatre œuvres dans lesquelles on retrouve la qualité vaporeuse, difficilement identifiable, qui permet, chose certaine, de dire autrement.
Les premiers titres publiés par Le lézard amoureux (tiré d’un poème de René Char) plaisent tout de suite par leur format. Un peu plus grand qu’un livre de poche, l’objet est charmant. Le choix des couleurs des couvertures est résolument simple et dénué d’artifices. Quatre titres, donc, et quatre auteurs. Deux plus connus : José Acquelin (Tout va rien, l’Hexagone, 1987 ; Le piéton immobile, l’Hexagone, 1990) et Gaétan Soucy (La petite fille qui aimait trop les allumettes, Boréal, 1998), et deux qui le sont moins : Méliane Ray et Vincent Charles Lambert.
Méliane Ray
Les impulsions orphelines1 de Méliane Ray, publié en mars 2005, est un livre exquis. Orphelines, mais lumineuses ! « Au pas / de la porte ascendante / tu abats / l’oraison fertile des filles à longs cils / la pluie de leurs yeux te brûle les synapses / et gorgé de haine / tu réduis leur tribune / en frêles morceaux incandescents / où croupissent / le silence fiévreux / le spectre des nuits creuses / la foudre mortifère. » Séparé en trois sources, trois affluents, ce recueil évoque une omniprésence liquide, fluide. La valeur aquatique du mouvement est partout. Dès les premières pages avec les « coquilles », le « sang », les « poulpes », les « épaves », les « larmes », le « reflux », le « rivage », etc., tout comme dans les dernières pages, avec les « écluses », les « encres marines » et le « venin », Méliane Ray nage dans ce que Bachelard a nommé l’imagination du mouvement, imagination dans laquelle les images présentes appellent des images absentes.
José Acquelin
Dans un registre différent, dans un univers où « la lune est l’inconscient du soleil », José Acquelin nous offre avec Mexiquatrains2 des poèmes rédigés au Mexique en l’an 2000. Impliqué dans la diffusion poétique depuis de nombreuses années, José Acquelin est considéré comme « une des voix les plus singulières de la poésie au Québec » (quatrième de couverture). Contemplatif, Acquelin accepte la nuit et la solitude du poète : « [C]e soir je me ronge dans ma chambre / à essayer de ne pas me sentir seul / écrivant buvant fumant ce que la journée m’a donné / à me demander pourquoi en tentant d’évacuer ». Le poète se trouve enveloppé, voire submergé par l’environnement, la nature mexicaine, ce qu’évoquent des textes qui débordent de « soleillitude ». On retrouve d’ailleurs un lexique de termes espagnols à la fin du livre. Bien qu’inégal, José Acquelin connaît occasionnellement des envolées d’un lyrisme planant : « […] je suis l’arum le tournesol et le volubilis / je suis le texte de l’étoile et l’âne du soleil / je suis le pêcheur de la pêche et le pauvre de la banane / je suis l’onyx de l’œil et la peur de l’aigle ».
Gaétan Soucy
Gaétan Soucy, auteur de nombreux ouvrages, dont Music-Hall ! (Boréal, 2002), n’est peut-être pas le plus connu de nos bons auteurs, mais il a, de loin, une des meilleures plumes. À ceux qui en douteraient ou à ceux qui ne l’ont jamais lu, L’angoisse du héron3, publié à la fin de l’année 2005, est une merveilleuse introduction à l’univers de Gaétan Soucy. Bref récit aux élans poétiques, L’angoisse du héron navigue entre le conte et les confidences, entre le récit et les confessions. « On ne connaît que par présence, et tout être se referme sur sa tombe. Il manque peu de choses à un cadavre pour qu’il ressemble à ce qu’il fut. » On croirait, par moments, lire des pages égarées et retrouvées du manuscrit original du Petit prince Soucy, en moins de 60 pages, réussit à créer une atmosphère qui happe dès les premières phrases. « J’ai rencontré l’Acteur, une fois, j’ai assisté à son étrange spectacle. Je dis l’Acteur car c’est ainsi que lui-même se nommait, se définissait. À la question du médecin, c’est ce qu’il avait répondu. » Une atmosphère où l’on progresse tout autant par curiosité que pour se délecter, encore et encore, des mots de l’auteur. « L’Acteur se tenait debout dans son coin, le même toujours, invariable. Si on peut appeler debout cette posture qui était le commencement d’une chute, une chute figée dans son amorce, une promesse jamais tenue de chute vers l’avant. » Sans jamais être hermétique, L’angoisse du héron est profondément philosophique, voire bouddhique, et constitue un parfait exemple de ces petits livres nécessaires, qu’il faut lire.
Vincent Charles Lambert
Le quatrième titre publié est Paysages récents4, de Vincent Charles Lambert, chez qui on sent l’amour du spleen et l’attachement à un romantisme inhabituel de nos jours. « Le temps qu’il fait, c’est l’ombre d’un seul / qui regarde. / Et tombe enfin, / coulée de pluie sur la vitre. / Le ciel me trouve ici, de nouveau fait l’aller et le retour / entre la table de travail et le village autour, disparu. » Émile Nelligan, Leonard Cohen, Baudelaire habitent les poèmes de Lambert. Ne pourrait-on croire lire le jeune Nelligan ? « Je repense malgré moi à cette marche / d’automne. / Alentour des colonnes de la ville haute, / le vent soufflait le sable des ruines / et nos voix, et la mer au loin se perdaient. » Talentueux, Vincent Charles Lambert doit toutefois se protéger de l’émulation afin d’éviter les comparaisons malheureuses. Bien écrits, bien structurés, certains textes n’arrivent pas à défendre leur charge propre, leur signifiance : ils se limitent à rappeler le style d’un tel ou d’un tel. « On dit qu’en ces bois /comme en chacun, le sentier / va serpentant / qui devient plaine. / Et qu’une vieille absence / adossée dans l’hiver / dort ensevelie : arbre / parmi les arbres. » Divisé en trois parties, le recueil de Lambert offre de beaux moments : « [S]ous l’averse / l’homme vient pâle ; / son manteau le garde loin / des vitrines blanches ». Ces perles sont marquées d’une douce mélancolie où la nature est l’alliée la plus sûre. Tout y est : le geai, la neige, l’eau, la terre, une « forêt d’arbres clairs » et le ciel, dans lequel « un nuage incendié allait couvrir les têtes ». L’itinéraire du poète convie à se rapprocher de cette émotion unique ressentie, parfois, devant l’indéfinissable beauté de la nature, une beauté insaisissable et infinie qui n’est pas sans nous ramener à notre propre finitude.
Diverses et surprenantes, les publications du Lézard amoureux sont une bénédiction pour les amateurs de poésie et un véritable baume sur un marché qui semble souvent maintenu en vie artificiellement. Nous ne pouvons d’ailleurs que remercier l’éditeur de nous avoir offert en français le texte de Gaétan Soucy, initialement publié en anglais chez Aliquando Press en 2004. Il faut aussi reconnaître la justesse d’un mandat éditorial qui semble vouloir aussi nous faire découvrir de nouveaux poètes de talent, comme Méliane Ray, par exemple. Celle-ci démontre une maîtrise et une maturité qui éblouissent et qui étonnent dans un premier recueil. On reste pantois à la lecture de « L’ombre à la proue » : « Dans ce rêve-là, tu te réveillais souvent / sous la table, mangeant le fruit de ton / négoce. De larges carrés de poussières / perlaient à tes lèvres comme la promesse / d’une mort à jamais répétée sous l’œil / captifs des fougères ». Touchante et originale ! On s’égare, de bon gré, dans les quatrains de José Acquelin où « le crépuscule brûle discrètement » pour y boire « le mezcal de l’instant ». Enfin, si la poésie de Vincent Charles Lambert est saturée d’une languissante mélancolie, elle contient aussi de l’espoir car « [s]ous la neige l’étang fume ».
1. Méliane Ray, Les impulsions orphelines, Le lézard amoureux, Québec, 2005, 59 p. ; 12,95 $.
2. José Acquelin, Mexiquatrains, Le lézard amoureux, Québec, 2005, 48 p. ; 12,95 $.
3. Gaétan Soucy, L’angoisse du héron, Le lézard amoureux, Québec, 2005, 61 p. ; 13,95 $.
4. Vincent Charles Lambert, Paysages récents, Le lézard amoureux, Québec, 2005, 62 p. ; 13,95 $.
EXTRAITS
Dans le pavot des mémoires
à la suite d’infatigables marcheurs
je me laisse filer sur des métiers vétustes
dresser sur des socles
qui s’effritent
à la vue des signes cryptés
dans mes orages
Écho
ou
Salomé dansante
sur le sillon d’Ulysse
et fourbe
j’attends un message intangible du ciel
me tisse des antennes
pour traire les étoiles
et trouver l’itinéraire
le temps
d’éclore
dans la mesure à peine née des implusions orphelinee
Méliane Ray, Les impulsions orphelines, p. 11.
le temps et les lieux
arrachés au sommeil
la tangible lourdeur
des rêves de cueillette
Méliane Ray, Les impulsions orphelines, p. 55.
Ce qui fit que l’Acteur, le suivant du coin de l’œil, ne voulut pas être en reste. Lui aussi pouvait agir, lui aussi pouvait acter. Et son pied de se soulever davantage, lentement, tremblotant, jusqu’à ce que la cheville atteigne à la hauteur du genou gauche. Alors, avec une extraordinaire dignité, il redressa le buste, les épaules, le front. Il était droit comme un cierge. Ses bras longeaient ses flancs avec une irréprochable rigidité de garde-à-vous. L’Acteur était devenu le Héron.
Gaétan Soucy, L’angoisse du héron, p. 20.
le ciel couvert donne-t-il plus de poids aux yeux
je vois une chambre doucement éclairée par le sang
une chaise de paille face aux passages de l’air
et un bouquet coloré qui n’est pas de blé
une sorte d’indigo se partage par les mains
il vient de plus loin que la teinture des sourires
il passe par le centre des larmes le silex des ongles
il est hors des cercles du je vous suis obligé
je suis l’arum le tournesol et le volubilis
je suis le texte de l’étoile et l’âne du soleil
je suis le pêcheur de la pêche et le pauvre de la banane
je suis l’onyx de l’œil et la peur de l’aigle
je suis le sacrifié de la solitude et la permission de la pluie
je suis le réel de ton imagination et la vérité de tes regrets
je suis le peu de ton temps et l’os qui fait jouir ta peur
rien ne m’échappe tout m’ignore sauf tes bouches
José Acquelin, Mexiquatrains, p. 33.
Point de beauté qui ne soit fantôme d’elle-même
dans le froid, dit l’ancien proverbe
à cette proche nuit des temps – je veux dire
à la présente nuit des temps, où
pour la première fois dans l’histoire
des histoires le jour ne viendra pas, au
matin, se dépenser sur notre terre. Le monde
tel qu’il fut sous l’œil promeneur
sera oublié, comme oubliée
la splendeur qui bouge en
frayeur devant soi, marcheuse mal-
née dans la parole.
Vincent Charles Lambert, Paysages récents, p. 56.