Oser un premier roman n’est pas le privilège ou le mérite de la seule jeunesse. Tel auteur plonge tôt, tel autre tâte d’abord de la nouvelle ou du récit, tel autre encore attend l’âge mûr, parfois même la fin de carrière.
Il arrive que le premier roman ne garantisse rien, mais il est parfois si achevé qu’on le reçoit comme un éblouissement.
Coups d’essai ou de maître ?
LA TRACE DE L’ESCARGOT
Benoît Bouthillette
(Prix Saint-Pacôme 2005)
JCL, Chicoutimi, 2005, 366 p. ; 19,95 $
Que la haine meurtrière puisse traverser le temps, la littérature le sait. Même constat à propos de l’acharnement du policier à écaler une vieille énigme. On sait aussi, et Batman le rappelle, que tel détraqué aimera humilier le rival policier en lui proposant des charades opaques. Pour renouveler le face-à-face entre deux ténacités frottées de littérature et de beaux-arts, il faudra de la culture, une écriture précise et structurée, une imagination nourrie par la curiosité et l’audace. Et il faudra du souffle et encore du souffle. Si, en effet, le récit de Benoît Bouthillette se bornait à lancer l’inspecteur Benjamin Sioui à l’assaut de mystères sanglants inspirés de Francis Bacon, on aurait droit, certes, à un excellent roman policier, mais pas à une authentique tempête littéraire. Car c’est ce dont il s’agit. L’écriture de Bouthillette est mouvement, emportement, incantation, tsunami, pour recourir à un terme intégré au vocabulaire branché. Ouvrez les voiles !
Loué soit l’inventeur de l’afficheur, au moins la plupart du temps on sait sur quel ton répondre. De savoir qui veut me rejoindre, de voir apparaître le nom du demandeur, ça me déleste de quelques secondes d’anxiété, pis à force de s’accumuler ça m’aura bien sauvé une journée de stress dans ma vie. Le contraire de l’amour, c’est pas la haine, c’est le stress. La haine ne remplit pas tout l’être comme le stress s’empare de nous. La haine est momentanée, c’est le goût de varger, le stress, lui, empêche de dormir. Mettons que l’amour est l’énergie qui régit l’univers connu, mettons, le mien en tout cas, son énergie contraire c’est le stress, y a pas à sortir de là. Le stress rompt l’équilibre, il brise l’harmonie. C’est le chaos qui s’insinue. On n’est plus nous-même.
Benoît Bouthillette, La trace de l’escargot, p. 143.
Le deuil est avant tout une peine d’amour. Le monde est une vaste peine d’amour. Tiens, ça ferait un beau titre de chapitre ça, dans un roman. On oublie que la peine d’amour commence quand les plus beaux souvenirs soudain nous font mal.
Benoît Bouthillette, La trace de l’escargot, p. 195-196.
L’OISEAU-TEMPÊTE
Dominique Martin
JCL, Chicoutimi, 2004, 144 p. ; 17,95 $
Troublant symbole que celui de l’oiseau qui se heurte à la vitre dont la transparence le trompe. Peut-être Gabrielle est-elle sa réplique lorsqu’elle cherche auprès d’un couple d’homosexuels une autre forme de liberté et de détente. Que craindre d’eux, en effet ? À sa surprise, l’amitié se transforme en relations faites, pour une part, de désarroi et d’inquiétude et, pour une autre part, d’amour et de dépendance. L’écriture de Dominique Martin, fluide et racée, contribue à établir d’abord l’image d’une femme intelligente, organisée, passablement autonome, puis à nuancer ce profil, à le modifier, à le lézarder. L’auteure résiste à la tentation du freudisme facile, mais Boris est plus instable que nécessaire et Marc n’approche la femme que s’il peut lui refuser l’égalité. Comme l’oiseau victime d’une illusion, Gabrielle tirera du choc contre une transparence trompeuse une lucidité nouvelle. Nuancé et bien écrit.
Gabrielle voit rétrécir son univers. Boris devient son unique hoirzon. Il règne sur ses jours et ses nuits par le manque, par le silence, par l’absence. Pourtant il est plus proche que jamais. Plus proche que s’il était là, devant elle. Il est en elle. Il réveille ses désordres, amplifie ses angoisses.
Dominique Martin, L’oiseau-tempête, p. 78.
Dans le silence de la maison, pourtant, quelque chose se délie. Gabrielle a l’intuition que sa rencontre avec Marc s’arrête là, au milieu du fleuve, à mi-chemin d’elle-même, là où le courant est le plus fort, le danger, le plus grand. Plus personne ne peut, désormais, l’aider à traverser. Plus personne d’autre qu’elle. Le reste du chemin, elle doit le parcourir seule. Elle va devenir son propre passeur. À cette pensée, elle oscille entre joie et tristesse.
Dominique Martin, L’oiseau-tempête, p. 129..
DE L’AUTRE CÔTÉ DU NOMBRIL
Dominique Nantel
Lanctôt, Outremont, 2004, 165 p. ; 16,95 $
À peine se sait-elle enceinte que Charlotte s’emploie à renseigner par écrit le petit être qui vient. Elle lui présente ceux et celles qui meublent les environs : la grand-mère, le grand-père, la pseudo-jumelle, le petit Bolivien intégré à la famille par voie d’adoption… De la famille, on passe à la rue et aux édifices voisins. Voici la professeure qui arrondit ses fins de mois grâce à des textes qui ont peu à voir avec l’enseignement, voilà le voyeur dont le regard épie et enregistre, voilà le détective privé que le voyeur a embauché et qui suivra Charlotte… jusque dans son lit et jusqu’à la paternité. L’humour surgit de partout, les apparences, toujours trompeuses, finissent par passer aux aveux, une fluctuante communauté révèle des liens inattendus. L’enfant à naître, s’il assimile cette fascinante initiation, commencera son parcours de petit vivant avec un beau bagage.
Je désirais créer la vie, forcer le marbre à se couler dans cette forme parfaite et forcer la vie à couler dans ces veines de pierre.
Dominique Nantel, De l’autre côté du nombril, p. 57.
Grégoire a appris peu de choses sur le dieu des mers : un solitaire qui se rend au travail à heure régulière et ne sort pour ainsi dire jamais. Il habite rue Lévis depuis dix ans et salue toujours poliment nos parents. Nous n’avons jamais été dérangés par de la musique ou des bruits en provenance de son logement. Tout comme pour Thérèse de Vimont, j’essaie de pénétrer illégalement dans son ordinateur. Peine perdue, il ne possède pas branchement avec le réseau électronique !
Dominique Nantel, De l’autre côté du nombril, p. 63-64.
LA CORDE À DANSER
Nathalie Loignon
La courte échelle, Montréal, 2004, 157 p. ; 19,95 $
Livre riche, dense, brillant. Un talent se confirme dès les premières pages, celui d’une auteure immensément douée et d’une sensibilité rare à l’égard de l’enfance. Même le désordre méticuleux dans lequel se présentent les souvenirs de la fillette mise en scène témoigne de cette attention. Autant que le quotidien de la jeune vie, les drames qui le jalonnent crient, saignent, marquent à jamais. L’unique visite du père est revue, imaginée, multipliée mentalement. Les bêtes qui auraient pu consoler sont chassées par un grand-père qu’un accident de ferme a rendu hargneux. L’indicible cruauté des enfants transforme les jeux et les apprentissages en traumatismes. La nuit elle-même ne sait plus si elle se présente comme un refuge ou comme une autre solitude. Nathalie Loignon écrit comme on aime, c’est-à-dire en regardant l’autre pour lire dans ses yeux le mot approprié. Elle pousse le respect de l’enfant jusqu’à lui parler, cette fois encore, des rendez-vous incontournables que sont l’enfermement et la mort.
Cette photo, grand-maman ne l’aime pas. Une chaise au centre de la salle, avec maman debout dessus, les gens les encerclent. Les jambes de papa dépassent sous la dentelle froissée qui remue sans le vent. On rit, on tend des ciseaux à papa. Grand-maman déteste les lames qui font clic, clic, il ne faut pas jouer avec ça.
Nathalie Loignon, La corde à danser, p.51.
Il faut tout retenir, le lait, les pommes, le sel. La ficelle étrangle son doigt. Elle marche plus vite, le lait, les pommes, le sel, le lait, les pommes, elle court. Plus vite, plus vite, sauter par-dessus les clôtures. un mouton, deux moutons. Des sourires sur le trottoir, on la trouve jolie. Les étrangers, les maniaques, les fous se cachent, maman a expliqué qu’ils sont dangereux, ne leur adresse pas la parole, il ne faut pas croire ce qu’ils racontent. Le soleil avance, la ligne claire qu’elle veut rattraper pour que maman sache qu’elle ne perd pas de temps. La ficelle coupe sa peau comme les bouts de papier qui glissent des mains. Elle approche, le marché qu’elle ne voit pas encore, juste au coin de a rue.
Nathalie Loignon, La corde à danser, p.145.
En route vers soi
MADE IN AUROVILLE, INDIA
Monique Patenaude
Triptyque, Montréal, 2004, 218 p. ; 18 $
Pourquoi quitter le familier et s’immerger dans l’Inde impénétrable et son yoga ? L’auteure lance et relance la question à son héroïne, sans prétendre jamais la vider. Humblement, avec une sérénité croissante, elle tient les deux bouts de la chaîne : oui, elle est brisée par la vie qu’impose la communauté d’Auroville ; non, elle ne retournera pas à « l’impression d’absence » qui l’habitait à Montréal. Alternative cadenassée contre laquelle il n’est d’échappatoire que dans l’apaisement, l’acceptation, les changements intérieurs les plus imperceptibles et les plus fondamentaux. Roman ? Oui, car une femme doute, explore, souffre, se transforme. Essai ? Oui aussi, car Auroville, que sa fondatrice voulait dégager des mesquineries de la propriété privée, affronte les problèmes politiques, sociaux, humains… Ignorer ces dimensions aurait été réducteur ; les intégrer à une trame romanesque constituait un défi supplémentaire. Défi relevé.
Lysiane ne fut pas surprise. Elle aussi avait eu une éducation catholique et connaissait le danger de lire Sri Aurobindo avec une attitude dogmatique. Le jeune Indien de l’ashram qu’elle avait rencontré au tout début de son séjour en Inde comprenait le yoga différemment. Lui n’avait aucun sens du péché. Il ne se sentait pas coupable d’être un homme, avec tout ce que cela implique. Il avait par contre un sens aigu du progrès, de l’évolution, du dépassement; cela laissait place à plus de tolérance et de souplesse pour soi-même et pour les autres que les lois et les credos. D’un autre côté, Christophe était un être exigeant et entier. Il n’essayait jamais de justifier ses désirs, ses ambitions ou ses faiblesses. Il était honnête.
Monique Patenaude, Made in Auroville, p 125.
Les Auroviliens n’ont plus vingt-cinq ans, mais trente-cinq. Ils ont épuisé les expériences et les délires de la vie communautaire et goûtent maintenant aux préoccupations et aux responsabilités de la vie familiale. Ils ont fait des bébés et s’inquiètent de leur santé, de leur éducation et de leur avenir. Le besoin de sécurité matérielle prend le pas sur le besoin d’aventure.
Monique Patenaude, Made in Auroville, p 159.
L’ÉTRANGÈRE
Stéfani Meunier
Boréal, Montréal, 2005, 157 p. ; 19,95 $
Étrangère à tout, à tous et aussi à elle-même, elle ne s’apparente qu’à la musique. C’est la seule vie dont elle entende le battement. Aux bars, elle demande les rencontres à éclipse, l’engourdissement de l’alcool et… la musique. Quand apparaît le vieux musicien, quelque chose s’éveille. Il lui offre son amitié, ses confidences. À deux, ils écrivent les paroles d’une chanson. En faut-il davantage pour que cette fille d’immigrant concilie son nomadisme avec l’insertion dans un temps et un lieu ? « Je n’ai pas vraiment de pays, écrit-elle, je suis une étrangère avec des racines de plus en plus profondes ». Le titre est juste, le ton respire l’honnêteté, l’écriture est une musique.
Une pierre. Ça ne pense pas, ça ne sent rien, et pourtant chacune des pierres que j’ai tenues dans ma main avait été là bien avant moi, serait là bien après. Le chemin était beaucoup plus court pour retourner chez moi, peut-être même un peu trop court, et l’air était toujours plus frais, ce n’était peut-être qu’une impression, peut-être parce que je descendais la rue au lieu de la monter et que je marchais plus vite, peut-être que j’avais le vent en face ou que le vent était plus fort, ou peut-être encore que je me sentais plus forte avec ces millions d’années que je traînais dans un sac.
Stéfani Meunier, L’étranger, p. 68-69.
Mon père aime ma mère, et moi je ne réussis à aimer personne, je ne réussis qu’à aimer ce lieu où j’habite. Mon père a quitté son vieux pays pour s’installer dans ce pays qui existe à peine et qui existait encore moins à l’époque. Mon père est un Français au Canada et un Canadien en France, il ne sera jamais chez lui nulle part et cette idée me glace. Ma grand-mère est allée défricher l’Abitibi à une époque où l’Abitibi n’existait pas, et moi j’ai peur de passer ne serait-ce que deux jours à Montréal.
Je crois que je les connais, maintenant, mes racines. Ce sont des racines un peu étranges, un peu différentes, mais ce sont les miennes. J’ai été faite par deux hommes qui ont parcouru des kilomètres sur la terre et l’océan, je viens de deux hommes qui ont les racines dans l’eau comme une plante, dans un verre, qu’on n’a pas eu le temps de transplanter. Je crois que je sais d’où je viens, moi qui ai eu longtemps peur de ne venir de nulle part.
Stéfani Meunier, L’étranger, p. 154-155.
LES LARMES D’ADAM
Robert Maltais
Québec Amérique, Montréal, 2004, 189 p. ; 19,95 $
« J’ai dit que vous ne croyiez pas en Dieu. Pas que Dieu ne croyait pas en vous. » Peut-être la clé de ce fascinant récit se cache-t-elle dans cette distinction. Dom Gilbert, qui fut Gilbert Fortin pendant sa vie québécoise, devient père abbé du monastère de La Ferté : nul ne sait d’où il vient, nul ne soupçonne son agnosticisme. Il a si fidèlement imité la piété qu’on le pense fervent, sage, croyant. Quand la mort s’approche et qu’une présence féminine le trouble, ce n’est pourtant pas vers un ciel vide qu’il lève les yeux. N’est-il pas ramené à la vie grâce au miracle accompli par un novice fervent et effacé ? Robert Maltais raconte avec finesse et santé l’interpénétration de deux mondes. D’un côté, les écritures, l’office liturgique, la règle ; de l’autre, l’agitation candide, un athéisme désinvolte, les méandres de l’affection. D’un côté, le miracle, inexplicable, exorbitant, anachronique ; de l’autre, la raison raisonneuse, l’ambition mesurée, la modestie des certitudes. La réconciliation viendra-t-elle ? « Caïn sait maintenant qu’il va mourir. Quand il sera dégagé de la terreur qui le paralyse, il pourra à son tour comprendre. » En peu de pages les questions de fond se renouvellent.
S’il n’y a pas deux moines pareils, ils ont une chose en commun : ils se fichent la paix.
Robert Maltais, Les larmes d’Adam, p. 33.
Depuis le début, elle se laissait appeler « choupette » autant par Bruno que par ses deux filles. La première fois que son ex-mari avait entendu le petit mot d’amour, il s’était étouffé dans son whisky. Hélène n’avait pas relevé; elle se sentait tellement lâche de ne pas protester. Mais Bruno était si gentil, si amoureux. Les enfants l’aimaient. Il jouait au baby-sitter, au chauffeur, au concierge et lui faisait l’amour sur demande, scout toujours prêt. Que voulait-elle de plus ?
Robert Maltais, Les larmes d’Adam, p. 144-145.
Aux profondeurs
ÈVE OU L’ART D’AIMER
Bernard Marcoux
Hurtubise HMH, Montréal, 2004, 126 p. ; 17,95 $
Hommage à la femme et à l’écriture. La phrase déploie des volutes généreuses. On s’éloigne, sans cacher son dédain, des phrases inattentives et tronquées et on entre en délices littéraires. Chaque terme, précis dès l’esquisse, appelle quand même dans son sillage d’innombrables cousins ; ensemble, ils raffinent, serrent au plus près, disent au mieux. Mais le style demeure au service d’Ève. Ses ressources, et Bernard Marcoux n’en ignore aucune, distillent un éloge clinique et chaleureux du corps féminin. La description se peaufine, mais jamais ne disparaît le mystère. « Toujours de dos et de trois quarts, elle recommencerait à peigner ses cheveux, maintenant droite, les bras au-dessus de la tête, et son dos s’animerait. » Modèles entre les modèles, Marcel Proust et Paul Morand fournissent les exergues et explicitent l’intention de l’auteur. Ce premier roman contredit Paul Valéry qui aurait écrit : « Publier, c’est toujours un signe de paresse ».
Une fois les lacets défaits, soigneusement, lentement, scrupuleusement, jusqu’au dernier œillet tant vous voudriez prolonger ce plaisir de vous trouver à ses pieds, vous diriez Ça y est, je crois ; vous glisseriez votre main gauche sous son mollet, comme sous une pomme que vous auriez choisie et soupesée dans l’arbre, votre main droite irait se placer derrière le talon du bottillon, et vous tireriez lentement, en pressant un peu le mollet de votre main gauche, afin de maintenir la résistance, mais en évitant d’être brusque ou maladroit. La petite botte glisserait, libérant son pied aux ongles peints et, en faisant jouer ses doigts de pied, elle vous demanderait Vous aimez cette couleur ?
Bernard Marcoux, Ève, p. 20.
Rompant cet état de grâce, le téléphone sonnerait peut-être et elle irait répondre. Elle resterait debout, tournant un peu sur elle-même, vers la droite puis vers la gauche, statue sur son socle, mais ses yeux ne quitteraient pas les vôtres, elle parlerait, mais distraitement, elle serait toujours avec vous, complètement avec vous, parfois de face, la main droite sur la hanche, la jambe gauche ouverte vers l’avant, ou alors, bien droite maintenant, elle mettrait sa main sur sa tête, secouant ses cheveux pour les aider à sécher, véritable Vénus virevoltant dans votre vie.
Bernard Marcoux, Ève, p. 61.
LA COUR
Anne Guilbault
Maelström, Bruxelles, 2003, 93 p. ; 18 $
Le roman effectue la navette entre les sentiments du petit bossu et le regard plus distant du narrateur. L’univers se réduit à peu : la cour, l’arbre, les cailloux, des photos. Les personnages sont moins nombreux encore : Millie qui danse, Douce la muette qui exhibe son sexe, la grand-mère prête à aimer pourvu que se taise l’émotion… C’est assez pour que le rêve ouvre ses ailes, assez pour que René tue l’arbre trop bien portant, assez pour que croisse le désir de mourir. À mesure que s’épuise la résistance de René, le rythme s’accélère et l’on passe plus vite du témoignage intime à l’observation du narrateur. Travail d’orfèvre que celui-là.
Hier. une danseuse m’a rendu visite. En premier, j’y ai pas fait attention. Personne me rend jamais visite. D’accord, des fois je ferme les yeux et j’imagine des gens qui viennent me voir, comme le Rouquin par exemple. C.’est vrai. Je l’admets, J’ai une propension à la rêverie, ils ont dit les médecins. Mais, hier, je rêvais pas. J’avais pas les yeux fermés, Je les avais grands ouverts, en fait, et j’en croyais pas ce que je voyais. C’est pas tous les jours que je vois du doux par ici.
Anne Guilbault, La cour, p. 18.
Beaux délires
NIKOLSKI
Nicolas Dickner
Alto, Québec, 2005, 327 p. ; 22,95 $
Magnifique et improbable parcours ! De l’informatique à la préparation du poisson, de la recherche universitaire scrutant les ordures jusqu’à la mémorisation des codes postaux, de la surveillance (?) d’une librairie jusqu’à l’intégration au réseau des réfugiés, tous les métiers et tous les délires apportent leur contribution au pot-pourri. Seul absent, réduit à l’état de mention épisodique, le village de Nikolski qui évoque le père inconnu. Quant à la mère, le fils lui écrit des lettres par centaines. Elles aboutissent à diverses postes restantes où il est possible qu’elles soient réclamées. À première vue, les jeunes que Nicolas Dickner crée et anime auraient de quoi critiquer l’existence, mais ce n’est pas le cas. On vit, on aime, on découvre, on s’attache, on repart. Aucun misérabilisme. Une santé débordante, une écriture emportée et séduisante.
Cohabiter avec un enfant de quatre ans et demi permet de développer des dons insoupçonnés. Noah s’est découvert un talent pour inventer des histoires sans queue ni tête. Hier soir, alors que Simón réclamait un conte pour s’endormir, il lui a improvisé le premier chapitre des Merveilleuses aventures des Charles Darwin aux îles Galapagos – un récit évolutionniste peuplé de tortues géantes, de gastéropodes fabuleux et de « nos cousins les singes ». Le cerveau de Simón n’a pas raté un seul détail de l’histoire.
Nicolas Dickner, Nikolski, p. 225.
J’ai donc décidé de me prendre en main. Il est grand temps de quitter l’attraction gravitationnelle des livres. Je partirai sans guide de voyage, sans encyclopédie, sans prospectus, sans phrasebook, sans horaire ni carte routière. Parfois je regarde les étagères en soupirant. La librairie me manquera sans doute un peu – mais il importe davantage de trouver mon propre destin, ma petite providence à moi.
Nicolas Dickner, Nikolski, p. 317.
LES FANTASSINS DU CIEL
Patrick Ravella
Belem, Paris, 2004, 173 p. ; 21,95 $
À l’autre bout du monde, Liz défie l’Himalaya. Au très occidental Bureau des Ouragans, Émil, son mari, cherche comment diriger les tempêtes vers des zones inhabitées. Chacun des deux entre en contact avec des êtres mystérieux dispensés des contraintes humaines. Dépassant Liz et son sherpa, ils escaladent nonchalamment les pentes les plus abruptes. Dans le monde d’Émil, ils descendent du ciel comme une pluie et ignorent murs et barrières. Ils sont pacifiques, mais les humains, surtout s’ils portent l’uniforme, les ressentent comme une menace. D’où les mensonges, les complots, les attaques. Patrick Ravella préservera l’espoir : il donne finement la parole aux êtres de paix et de sérénité. L’ouvrage empiète intelligemment sur le terrain du fantastique.
– D’ici, on ne voit que le dessous des nuages, commence-t-il. L’autre face reste invisible. Les vieux racontent que, sur cette face cachée, il y a de grands territoires, des montagnes et des plaines, des pâturages, des gouffres. Il y a des fleuves qui traversent les prairies. Ces fleuves, lorsqu’ils débordent, se déversent en pluie et en neige, ils tombent sur la terre. Il y avait une légende dans mon village. La légende des étrangers, les gens du dehors.
Patrick Ravella, Les fantassins du ciel, p. 35.
Emil pédalait de bon coeur. Le vélo semblait léger et la route facile. Que me faut-il de plus? songea-t-il. Que me faut-il de moins ? Il prit dans sa poche les morceaux de lettres déchirées. II en jeta une poignée derrière lui, qui s’envola joyeusement comme des confettis. Il jeta une autre poignée, puis regarda les deux derniers morceaux qui lui restaient en main. Il y avait écrit sur l’un « jardinage » et sur l’autre « aquarelle ». Il les remit dans sa poche, pour mémoire.
Patrick Ravella, Les fantassins du ciel, p. 61.
Ébauches et promesses
LE TEMPS D’APRÈS
Claudine Paquet
Guy Saint-Jean, Laval, 2004, 181 p. ; 19,95 $
« Un seul être nous manque… », disait le poète. En perdant Patrick, Élise vérifie l’affirmation : tout est dépeuplé. Ses réactions sont cependant exemplaires. Élise panse ses plaies en intensifiant son dévouement infirmier, puis, pour échapper à ses souvenirs, elle demande à Paris le dépaysement. Pendant un temps, les résultats sont décevants. Un séduisant jeune homme s’avère plus distrait que fiable, Rose, la jeune mère rencontrée à Paris, devient un boulet lourd à traîner, la maladie et la mort envahissent de nouveau le décor… Quand la vie se décidera enfin à laisser respirer Élise, celle-ci aura amplement mérité son bonheur. L’auteure réussit assez bien le passage de la nouvelle au roman. Prudemment, elle morcelle son récit, peut-être consciente que le roman requiert un autre souffle. Cela donne de belles lettres qui équivalent à des pauses.
Pendant plusieurs jours, Élise fait la grève, recroquevillée sous les couvertures. N’est plus là pour personne. Ni pour les patients ni pour les amis, ni pour elle-même. Cela ne peut plus durer. Elle refuse de se laisser abattre. Les propos de Maria la taraudent : « Tu parles toujours de Patrick, tu le fais vivre, mais il est MORT. Lâche-le ! Toi, tu n’es pas morte, tu est VIVANTE ! Vis, bon sang, VIS ! »
Claudine Paquet, Le temps d’après, p. 24.
Comme tous les matins, Élise tend les doigts dans sa boîte aux lettre. Deux lettres. Hydro-Québec et… une enveloppe de Paris ! Elle lance le compte à payer sur la table et décachette nerveusement la lettre de Rose. Des phrases à l’encre noire sont inscrites sur les retailles d’un sac de papier brun. Différents numéros guident sa lecture. Des paragraphes griffonnés dans tous les sens. Des mots brefs se cachent parfois derrière les plus longs. Son écriture est comme elle : imprévue et originale. Des anneaux se dessinent entre ses gribouillages, forment une chaîne qui rassemble tous les bouts de phrases. Partout, des boucles, des pointillées, des mots ronds. Élise tourne et retourne la feuille pour lire.
Claudine Paquet, Le temps d’après, p. 69.
L’AÏEULE
Ilona Flutsztejn-Gruda
David, Ottawa, 2004, 262 p. ; 19 $
Que cachent les cheveux blancs ? Nul ne le demande, du moins pas avant que l’aïeule quitte sa réserve et autorise un regard sur ce qui aurait pu être. Pas question, cependant, de donner au passé des contours trop nets. Une grand-mère ne peut quand même pas comparer ce que fut sa carrière et ce qui, peut-être, un instant, fut possible. À croire que l’objectif est d’éveiller un doute étonné et prudent : se pourrait-il que la sage grand-mère, dans une autre vie, ait vécu les tentations et peut-être même les faiblesses des temps présents ? L’écriture est souvent hésitante et même gauche à l’occasion, mais l’authenticité compense.
Haim avait fini par connaître les journées où le médecin était absent. soit qu’il travaillait à l’hôpital, soit qu’il faisait des visites à domicile, et il demandait alors à la servante la permission de jeter un coup d’œil aux livres dans la salle d’attente. Il y en avait dans toutes sortes de langues qui lui étaient inconnues, mais il y en avait aussi en yiddish et en russe, les deux langues que Haim savait lire. Il adorait la lecture mais il n’avait aucun livre à la maison. Parfois, i1 réussissait à trouver une section d’un vieux journal, qu’il lisait d’un bout à l’autre, sans toujours comprendre de quoi il était question.
Ilona Flutsztejn-Gruda, L’aïeule, p. 89.
Il y a longtemps, quand ses six filles étaient encore à la maison, Rachela pensait qu’il allait être difficile de trouver un parti pour chacune d’elles, comme elle n’avait pas de quoi bien les doter. Finalement, il y avait eu tant de prétendants, que le plus difficile avait été de trouver une façon délicate de se débarrasser de qui n’avaient pas su plaire à ses filles.
Ilona Flutsztejn-Gruda, L’aïeule, p. 243.
Moins prometteurs
FASCINATION
Patrice Dansereau
Stanké, Montréal, 2005, 156 p. ; 19,95 $
« Roman estival », annonce la couverture, sans préciser s’il s’agit d’un hommage à l’été ou d’une grimace jetée à la littérature. À la lecture, on se demande quelle saison convient le moins mal à ces médiocres variations sur les thèmes du voyeurisme et de la taille des organes sexuels. Certes, le récit érotique occupe et mérite sa place en littérature, mais encore faut-il, pour accéder à ce résultat, qu’il dépasse la génitalité. N’est pas Boccace qui veut.
C’était, disait-il, une construction essentielle, car toutes nos représentations symboliques vont par couple : l’homme et la femme, le papa et la maman, l’imaginaire et le symbolique, etc. Le voyeur (comme l’exhibitionniste ) est celui qui tente de créer une nouvelle dualité : voir, être vu. Il ne cherche pas à voir un mari et une femme par exemple; le seul « couple » qui l’intéresse est celui qu’il forme avec l’objet de sa vison.
Patrice Dansereau, Fascination, p. 109.
C’est ce qui me séduit le plus chez elle : ses airs peu farouches derrière ses manières timides et réservées. Je perçois chez elle un être rebelle derrière ses bonnes manières. En d’autres termes, je ne désespère pas d’avoir croisé mon double féminin. Serait-elle la complice à laquelle je rêve ? Celle qui me fera oublier Caroline ? Une chose est sûre : elle a une façon de me regarder et de se laisser regarder qui me fascine déjà…
Patrice Dansereau, Fascination, p. 156.
CANONS
Valérie Banville
La courte échelle, Montréal, 2005, 286 p. ; 23,95 $
Mère immergée dans l’industrie des cosmétiques, trois filles à divers stades de la revendication autonomiste, amants inconsistants, rivalités entre publicitaires du charme, les ingrédients ressemblent à ceux d’une harlequinade. Le reste est à l’avenant. L’adolescente de la famille est initiée au sexe par un macho pressé, un garçon de café à la double carrière console une célébrité menacée de vieillissement, la chirurgie esthétique propose ses miracles, l’amant de la mère bifurque vers la fille… Autant de clichés difficiles à renouveler, autant de banalités que l’on pardonnerait si le récit révélait les psychologies. Dans l’état actuel du parcours, seule l’écriture évoque le professionnalisme.
Catherine sursauta devant le sarcasme de sa fille. À cette époque, aurait-elle pu agir autrement ? Elle se souvenait d’avoir désiré des enfants. Qu’ un minuscule bout de talon ou de coude lui déforme le nombril et chatouille ses côtes. Ses rêves de maternité ne duraient qu’un temps.
Valérie Banville, Canons, p. 129.
Je suis une femme d’affaires. La beauté est une façade qui m’aide à rendre mon entreprise concurrentielle.
Valérie Banville, Canons, p. 193.