Récemment, les éditions Gallimard publiaient les lettres que se sont échangées Simone de Beauvoir et Jacques-Laurent Bost dans les années qui précèdent l’émergence de l’existentialisme, Correspondance croisée, 1937-19401, et rééditaient Monsieur Ladmiral va bientôt mourir2, un roman de Pierre Bost, frère aîné de Jacques-Laurent, paru pour la première fois en 1945. La publication de ces écrits des frères Bost est peut-être un hasard, mais très certainement un véritable événement.
Il faut dire aussi que cet événement n’est pas banal non plus en ce qui a trait à notre connaissance de Simone de Beauvoir. Si on savait déjà sa passion pour le romancier américain Nelson Algren, qu’elle rencontra en 1947 à Chicago3, nous savions peu de choses de sa relation avec le petit Bost (ainsi nommé par opposition à Pierre Bost), sinon qu’elle lui avait dédié Le deuxième sexe. Beauvoir avait souvent parlé de Jacques-Laurent Bost dans ses textes autobiographiques, sans jamais pourtant raconter leur liaison par égard pour Olga Kosackiewicz, à qui Bost était déjà lié au moment où il fit la connaissance de Simone de Beauvoir en 1937 (Bost épousera Olga quelques années plus tard). On y découvre, un peu stupéfait mais absolument séduit, une Simone de Beauvoir profondément éprise, éperdument amoureuse de l’ancien élève de Jean-Paul Sartre au Havre. Venu à Paris poursuivre ses études de philosophie, J.-L. Bost s’installe chez son frère à Saint-Germain-des-Prés et fréquente Sartre, Beauvoir et leurs amis. En juillet 1938, lors d’une excursion dans les Alpes, Beauvoir et J.-L. Bost passent une première nuit ensemble. À Sartre, elle écrit : « Il m’est arrivé quelque chose d’extrêmement plaisant et à quoi je ne m’attendais pas du tout en partant, c’est que j’ai couché avec le petit Bost voici trois jours4 ».
Si la liaison entre Simone de Beauvoir et Jacques-Laurent Bost s’est immédiatement transformée en passion, elle a aussi été presque tout de suite alimentée par la séparation que leur imposent, au début du mois de novembre 1938, le service militaire du petit Bost, puis la mobilisation de celui-ci en septembre 1939. Ils s’écrivent plusieurs lettres par semaine, attendant impatiemment les permissions du petit Bost, toutefois régulièrement différées ou simplement supprimées. Ils doivent aussi trouver des procédés pour se voir et s’écrire à l’insu d’Olga, qui elle aussi espère les permissions de Bost. Les lettres de Beauvoir sont magnifiques de passion amoureuse et d’émotion, elle y est à la fois bouleversée et bouleversante. « Je vous aime – pas d’un amour de vacances, d’un amour d’un instant, d’un grand amour dont je veux les tristesses comme les joies, d’un amour où je suis engagée corps et âme, si lourd, si précieux que parfois j’en ai le souffle coupé. Je voudrais être dans vos bras, fermer les yeux, ne plus rien dire », lui écrit-elle, par exemple, le 3 août 1938, tandis qu’elle est en vacances avec Sartre au Maroc. La suite est à l’avenant. Quand elle ne parle pas de son amour ou de son inquiétude face aux dangers que font courir au petit Bost les risques de la guerre, Beauvoir raconte ses journées dans le détail : les cafés où elle a discuté et mangé, les rencontres, les potins privés ou littéraires, ses lectures, le progrès du roman (L’invitée) auquel elle travaille, le démêlé de ses aventures sentimentales avec une collègue de lycée et une étudiante à qui elle offre des cours privés de philosophie, etc. Quant aux lettres de J.-L. Bost, généralement plus brèves, elles sont aussi d’une passion plus mesurée. Il y relate essentiellement les désagréments du service militaire, la vie en attente de la guerre, sa haine des officiers ou encore de son père, un pasteur d’une excessive moralité. À propos du pasteur, il écrit notamment à Beauvoir : « Il y a des moments où j’hésiterais entre passer vingt-quatre heures avec vous et l’étrangler une bonne fois ». Entre les exercices militaires, il boit avec ses camarades et lit énormément. Il est sidéré de retrouver, dans Souvenirs de la maison des morts, une ressemblance parfaite entre les rapports qu’entretiennent les forçats décrits par Dostoïevski et tout ce qui caractérise les relations entre les soldats. « Ça me sidère même que ce soit tellement semblable. Je pense qu’à partir du moment où on empile des types ensemble, ce sera toujours la même chose. »
L’ensemble de ces lettres se lit avec un réel plaisir. Il n’y a presque pas une semaine, pendant trois ans, où ils ne se sont pas écrits au moins quelques lettres, de sorte que cette correspondance donne à lire « presque une conversation », comme le dit elle-même Simone de Beauvoir. Cette dernière écrit avec une facilité déconcertante, et surtout elle parvient à nous émouvoir à partir de rien. Son style est alerte et efficace. Bost lui reproche son écriture parfois narrative : « Vous racontez souvent les événements au passé défini ce qui fait un drôle d’effet : j’ai l’impression que vous vous mettez à me citer des passages d’un livre. Avez-vous remarqué ? » Chez Bost, l’écriture est plus ramassée ; Beauvoir note ses talents d’écrivain : « […] je trouve que vous racontez les histoires aussi bien que possible et que vous allez être quand on vous laissera le temps un très bon écrivain ». La correspondance s’achève en février 1940, Bost ayant perdu au front, lorsqu’il sera blessé en mai, les lettres subséquentes de Beauvoir.
Un testament littéraire
Si Jacques-Laurent Bost a tiré de son expérience au front un excellent roman, Le dernier des métiers (1946), malheureusement épuisé depuis longtemps, le véritable écrivain de la famille, c’est Pierre Bost. En 1945, au moment où Pierre Bost fait paraître ce qui sera son dernier roman, Monsieur Ladmiral va bientôt mourir, il mène depuis vingt ans une très solide carrière de romancier. Il a déjà beaucoup publié, il est un écrivain respecté ; membre du comité de lecture des éditions Gallimard, il a aussi été rédacteur en chef de la revue de gauche Marianne, directeur littéraire de Marie-Claire et journaliste à la Revue hebdomadaire. Cependant, il ne publiera plus après 1945, se consacrant à la rédaction de scénarios et de dialogues pour le cinéma. En octobre 1939, dans une lettre à Simone de Beauvoir, Jacques-Laurent rapporte un extrait d’une lettre que vient de lui envoyer son frère : « Je n’ai jamais écrit pour dire quelque chose. Je n’avais rien à dire. Ce qui m’a manqué en cette matière c’est d’être intelligent. Je l’ai toujours dit sans aucune espèce de trace de fausse modestie : je n’ai pas d’idées. Ou plutôt je n’ai pas ce qu’on appelle des pensées ». Visiblement, Pierre Bost traverse une période difficile. Depuis 1936 d’ailleurs, il n’a rien publié ; outre un récit patriotique, La Haute-Fourche(1943), et Monsieur Ladmiral va bientôt mourir, son œuvre est déjà terminée. Cette période de remise en question, ces interrogations sur son travail de romancier, Monsieur Ladmiral nous en donne précisément le reflet sous le couvert de la fiction.
Le personnage éponyme du roman, Monsieur Ladmiral, est un peintre académique qui a connu un certain succès. Maintenant veuf et âgé, il ne peint plus que pour son plaisir. Cependant, Monsieur Ladmiral n’est pas dupe de la qualité de sa peinture, il sait bien que sa manière académique en limite la portée et l’intérêt esthétiques. « J’ai eu un tort, disait-il, c’est de manquer de courage. Mais à part ça, ce n’est pas tout à fait ma faute si je n’ai pas fait de meilleure peinture. Que voulez-vous ? J’ai peint comme on peignait en mon temps ; comme on m’avait appris à peindre. Je croyais à mes maîtres, on nous avait tellement seriné la tradition, les règles, les ancêtres, la fidélité, et que la vraie liberté suppose d’abord l’obéissance ; et que la vraie personnalité se trouve dans la discipline ; et tout le reste. Moi, j’y ai cru, je trouvais ça bien. » Ainsi, à travers la réflexion que le peintre tient sur son art, peut-être doit-on chercher la propre pensée du romancier et un aveu d’échec. Dans ce contexte, le titre du roman prend une résonance troublante : c’est Bost lui-même qui, écrivant son roman, annoncerait sa mort littéraire. Certes, Monsieur Ladmiral est âgé, et il se plaint de vieillir. La première phrase du roman se lit comme suit : « Quand Monsieur Ladmiral se plaignait de vieillir c’était en regardant l’interlocuteur bien en face, et sur un ton provocant, qui semblait appeler la contradiction ». Mais il faut surtout entendre le mot dans un sens figuré ; s’il « va bientôt mourir », c’est parce qu’il a raté son œuvre. Ce roman serait une espèce de chronique d’une mort annoncée à travers le témoignage du peintre sur son travail – à lire donc comme le point de vue général d’un écrivain sur l’art, mais aussi comme une métaphore du travail littéraire.
Et pourtant, il suffit justement de lire Monsieur Ladmiral pour se rendre compte de l’immense talent de Pierre Bost. Le roman raconte l’habituel dimanche de Monsieur Ladmiral recevant, dans sa maison de campagne, la visite de la famille de son fils Gonzague. En apparence, tout va pour le mieux entre eux, cependant que Bost s’attarde à faire voir tous les petits malentendus qui les unissent. Gonzague n’a qu’un souci en tête : faire plaisir à son père, ne pas lui déplaire, non par flatterie mais par gentillesse, obéissant aux petites attentions que lui a toujours inspirées une grande admiration pour son père. À vrai dire, si le vieux peintre supporte mal la présence de son fils, c’est qu’il se reconnaît en lui. Dans l’absence de courage qu’il déplore chez son fils, Monsieur Ladmiral ne voit que trop le peintre qui n’a pas su s’élever au-dessus de la peinture traditionnelle. Il aurait souhaité un fils plus « moderne » dans son attitude, un fils de son temps. « Ses propres opinions, quand son fils les appuyait, lui paraissaient beaucoup moins valables ; comme il les jugeait arriérées chez un homme de quarante ans, il s’accusait lui-même d’être en retard et en voulait un peu à Gonzague. » Mais ce dimanche a ceci de particulier que Monsieur Ladmiral reçoit la visite de sa fille, Irène, qui est tout le contraire de Gonzague. Préférée par son père, elle est impétueuse et irrévérencieuse. Moderne, Irène n’aime pas la peinture de son père. Le personnage d’Irène apporte au récit une touche de fantaisie qui tranche avec la gravité de Gonzague.
Pierre Bost a écrit là un roman sans action, dont tout le sujet repose en somme sur la tension psychologique entre le père et ses enfants, parfois entre le frère et la sœur. Bost compose patiemment son sujet, parvient habilement à donner toute une épaisseur à ses personnages à partir de multiples petits riens : un déjeuner, une promenade dans le jardin ou encore une discussion sous la tonnelle. Volontairement, Bost procède un peu à la manière d’un peintre précisément, suggérant finement, ici et là, par petites touches impressionnistes, l’impatience ou l’ironie du père, la bonne volonté choquante de Gonzague ou l’apparente insouciance d’Irène. C’est cette couleur impressionniste que parviendra admirablement à recréer Bertrand Tavernier dans Un dimanche à la campagne, le film que, en 1984, il tirera du roman de Pierre Bost. L’ensemble du roman porte le poids discret d’un certain tragique, qui est lui-même teinté d’une certaine légèreté, puisque les conflits sous-jacents n’empêchent pas Monsieur Ladmiral d’apprécier la visite hebdomadaire de Gonzague et que le devoir que celui-ci s’impose est moindre que son affection pour son père. La tendresse du bonheur nuance le tragique – un peu comme le titre du roman diffère la mort du père.
1. Simone de Beauvoir et Jacques-Laurent Bost, Correspondance croisée, 1937-1940, édition établie, présentée et annotée par Sylvie Le Bon de Beauvoir, Gallimard, Paris, 2004, 982 p. ; 66 $.
2. Pierre Bost, Monsieur Ladmiral va bientôt mourir, coll. « L’imaginaire », Gallimard, Paris, 2005, 112 p. ; 7,50 $.
3. Voir à ce sujet Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, Un amour transatlantique (1947-1964), Gallimard, Paris, 1997.
4. Cet extrait de lettre de Beauvoir à Sartre est cité par Sylvie Le Bon de Beauvoir, p. 31.
EXTRAITS
MON PETIT BOST
J’avais peur d’être trop crevée pour vous écrire ce soir, mais voilà qu’il me reste une lueur de vie et je vais vous faire une petite lettre jusqu’à ce qu’elle soit tout à fait éteinte – maintenant vous dormez, c’est ce qui m’est le plus agréable à imaginer de vous, vous ne savez plus bien en ce moment si vous êtes civil ou militaire ; ça m’a serré le cœur tout le jour de penser que vous étiez dans cette caserne, jamais je ne l’avais réalisé si fort qu’hier, c’est intolérable ; je me suis réveillée à 6 heures et demie ce matin avec une grande angoisse au cœur, et je ne savais pas bien quel malheur m’était arrivé, et j’ai compris que c’était votre service militaire qui me pesait sur l’estomac ; pas seulement de ne pas vous voir, mais de sentir comment c’était pour vous. Je vous aime tant, pauvre chien que vous êtes.
Correspondance croisée, p. 246.
Je viens de m’installer dans le train et, j’ai relu vos deux lettres ; comme ce sont de plaisantes lettres, et qu’elles me mettent de joie au cœur ; ça me touche si fort ce que vous me dites sur votre manière de sentir les choses, et sur votre confiance en plus tard – oh ! oui, mon petit Bost, il y aura encore des repas à la Grille, et des bains de mer, et des promenades, et des conversations et des nuits. Il y aura tout, et votre liberté que vous n’aviez pas cette année, qui a été pour moi cependant si éblouissante. Mon amour – quelle année je vous dois, quels souvenirs, à combler toute une existence. Je vous serre passionnément contre moi et j’embrasse, vos chères douces lèvres.
Correspondance croisée, p. 506.
LE CASTOR
Mon cher cher Castor. J’ai reçu une lettre ce soir dans laquelle il y avait une photo de Photomaton. Vous avez l’air lesbienne, cocaïnomane et aussi l’air d’un fakir à cause de votre turban. Je garderai précieusement cette photo qui m’a fait rire aux larmes. Elle m’a rappelé les caricatures de votre élève. Je vous aime extrêmement bien et cette photo m’a rappelé que vous étiez comique, ce que les circonstances m’avaient un peu fait oublier.
Correspondance croisée, p. 609.
Mais ça ne dure pas, je vous aime trop, j’ai l’impression que rien n’y peut faire. Ce qui me semble fameux, c’est d’avoir si longtemps eu pour vous une énorme sympathie avant d’avoir de l’amour. Comme ça je me sens solide. Si quelque chose pouvait me séparer de vous, ça n’aurait pas commencé. Maintenant j’ai l’impression que c’est aussi profond et durable que possible.
Correspondance croisée, p. 79.
Sous la tonnelle, Monsieur Ladmiral et son fils buvaient très lentement de petits verres d’alcool. Marie-Thérèse, un peu rouge, un peu luisante, tricotait une chaussette avec une vélocité miraculeuse. Les aiguilles de fer brillaient parfois dans les rayons de soleil qu’elles éparpillaient au passage, et Monsieur Ladmiral pensait doucement que la jeune femme avait les mains pleines d’étoiles ; cette idée le réveilla un peu ; il sourit. Les jeux de la lumière sous le feuillage de la tonnelle le ravissaient, le plongaient dans une espèce de griserie apaisante. C’était si beau, cette lumière d’été, et cette buée sèche de couleurs éclatantes sur tout le jardin, ces verts et ces rouges, et cet or, et ce soleil comme un liquide ou une poudre, qui ne mangeait pas les couleurs, non, c’est faux tout ce qu’on raconte, mais les rendait vivantes, gonflées, prêtes à crever, comme si chacune était un petit être qui demandait à être caressé, ou un mot qu’il fallait comprendre. Dans ces moments-là, Monsieur Ladmiral savait qu’il aimait la peinture par-dessus tout, qu’il n’avait rien à regretter de sa vie, et qu’après tout, s’il n’avait pas mieux réussi, cela n’avait pas beaucoup d’importance puisqu’il comprenait ce qu’il aurait fallu faire, puisque, même sans y atteindre, il apercevait le sommet.
Monsieur Ladmiral va bientôt mourir, p. 64-65.