Pour des milliers de lecteurs francophones, la découverte des œuvres d’auteurs canadiens-anglais, norvégiens, turcs, japonais, italiens, argentins et de tant d’autres horizons passe par la traduction. Ceux et celles qui la pratiquent s’inscrivent donc très légitimement dans le paysage littéraire du Québec. Pourtant, nous les connaissons fort peu, tout comme, en définitive, nous ignorons le travail réel, précieux et singulier, qu’ils accomplissent. Quelques voix de l’édition et de la traduction littéraire au Québec nous en parlent.
Entre une rive culturelle et une autre, les traducteurs choisissent d’être des passeurs d’univers littéraires. « Les plus grands passionnés de la littérature que j’ai rencontrés dans ma vie sont très souvent des traducteurs », affirme l’éditrice Brigitte Bouchard qui, à l’inverse de son collègue André Vanasse des éditions XYZ, ne croit pas que les écrivains font nécessairement de meilleurs traducteurs. On peut en débattre – en particulier en ce qui concerne la poésie – mais tout est une question de sensibilité, d’ouverture, de capacité d’interprétation.
Qu’ils soient écrivains, traducteurs de métier, professeurs, linguistes ou comédiens, les traducteurs littéraires s’immergent dans l’œuvre écrite par quelqu’un d’autre, dans une langue autre que la leur en général, pour en rendre toute la force et la beauté dans un idiome différent. Leur tâche et leur responsabilité résident dans la re-création, « un travail liminaire entre la création et la copie, entre soi et l’autre », prétend Nicole Côté, professeure à l’Université de Regina et traductrice, entre autres, d’œuvres de la Canadienne anglaise Jane Urquhart. Une activité essentielle, inestimable, dont ils hésitent à tirer vanité – ce qui explique peut-être pourquoi, en partie, elle reste si peu connue et soulignée dans la publicité, dans les médias et parfois même, malheureusement, chez des éditeurs qui mentionnent à peine le nom de ceux et celles à qui l’on doit la traduction d’une œuvre, qui lui donnent sa véritable dimension universelle. Émile Martel, poète et traducteur de l’anglais et de l’espagnol – ou traducteur et poète, selon le cas et les jours – affirme bien volontiers que c’est « un métier, une profession dans laquelle il ne faut pas avoir d’orgueil, parce qu’on n’a jamais gagné, on ne joue jamais la partie parfaite. Il y a toujours une autre façon de jouer cette partie-là ». Opinion partagée par tous les traducteurs interrogés. Traduire, disent-ils, c’est donc une sorte d’idéal vers lequel, avec modestie, ils tendent constamment.
Un travail de diamantaire
Concrètement, traduire, c’est d’abord lire « de façon extrêmement attentive, microscopique, maniaque », pour reprendre les qualificatifs évoqués par le duo Paul Gagné, traducteur, et Lori Saint-Martin, professeure à l’Université du Québec à Montréal, écrivaine et traductrice. Cette dernière souligne d’ailleurs le fait que, parfois, les auteurs eux-mêmes s’étonnent de petites incohérences dans le texte d’origine qui apparaissent grâce à la lecture minutieuse qu’exige la traduction. Aux lectures, en fait, devrions-nous dire, puisqu’elles se multiplient, souvent à haute voix, tout au long du processus.
Et puis, traduire, c’est recommencer, fignoler, peaufiner. S’adapter, chaque fois. L’ouvrage, cent fois remis sur le métier, est long, minutieux, parfois fastidieux. Ce travail de « diamantaire », selon Nicole Côté, exige de la minutie, de la rigueur. Aucun contrat de traduction littéraire ne se ressemble, mais tous contiennent leur part de complications, d’obstacles. Certains exigeront une bonne dose de recherche liée à un lexique particulier, un contexte historique ou une réalité culturelle très éloignée de la nôtre. Rendre l’époque du Moyen Âge ou de la Renaissance, la culture propre à une région particulière du Mexique ou des Balkans, la terminologie réelle ou inventée d’un roman de science-fiction n’entraîne pas les mêmes difficultés. André Vanasse mentionne le défi qu’a représenté pour Agnès Guitard la traduction du roman de Farley Mowat, paru sous le titre Les Hauturiers, qui lui a valu le Prix du Gouverneur général, avec des mots parfois empruntés au suédois pour décrire des objets de l’époque et du contexte propre à la navigation en haute mer chez les peuples scandinaves. Pour sa part, Brigitte Bouchard, dont une liste impressionnante d’œuvres traduites figure dans le catalogue des Allusifs, ne compte plus les tracas que peut poser la traduction. À titre d’exemple, elle souligne le fait que, dans le roman Cadeau d’adieudu Serbe Vladimir Tasic, qui se déroule dans un milieu scientifique, « tout avait bloqué sur une page parce qu’on ne trouvait pas l’équivalent français d’un terme scientifique et les traducteurs ont dû faire une recherche dans les laboratoires de recherche ».
Des choix obligés
Traduire, c’est alors décider. Devant les options qui s’offrent à eux pour rendre harmonieux et lisibles en français un style, un contexte, une réalité, les traducteurs doivent trancher. « Dans un roman de l’auteur chilien Jorge Edwards, explique NicolePerron, qui a cosigné un très grand nombre de traductions avec son mari Émile Martel, il y avait des phrases qui pouvaient faire une page. La plus longue faisait 27 lignes. En syntaxe espagnole, c’était compréhensible. Mais en français, on ne pouvait pas garder 27 lignes, ça devenait trop ambigu à cause des pronoms relatifs et du souffle, très différent. Alors, on a essayé quand même de garder de longues phrases et, parfois, de modifier l’ordre des incises pour en arriver à des phrases de 16 ou 17 lignes, ce qui est quand même long mais qui pouvait être très compréhensible tout en gardant le même rythme. » Pour Ana historique de Daphne Marlatt, dans lequel l’auteure déroulait la suite étymologique et analogique d’un mot, Paul Gagné et Lori Saint-Martin ont cherché à rendre ce même procédé, en français, tout en préservant le sens profond qu’il avait, dans l’économie du texte, en version originale. Il n’y a pas de règles ; chaque problème doit trouver sa solution et celle qu’on évite le plus possible, les notes de bas de page qui alourdissent la lecture par exemple, peut parfois s’avérer la bonne. Ainsi, Carole Noël, traductrice du russe et de l’anglais, y a eu recours à quelques reprises, dans Opérad’Elena Botchorichvili, pour expliquer des réalités historiques, culturelles et politiques inconnues des lecteurs francophones comme, par exemple, « l’achat des cadavres », cette pratique selon laquelle, durant la guerre civile en Géorgie, les familles devaient payer pour récupérer, afin de les enterrer dignement, les dépouilles que des profiteurs emportaient parmi les morts tombés au combat.
Questionner la langue
Cette nécessité de faire des choix amène souvent un questionnement et des discussions sur la langue même d’arrivée et, en ce sens, traduire, c’est aussi faire évoluer le français. Vers quel niveau et quelle variété faut-il tendre ? Nicole Côté soulève le fait que le milieu de l’édition et de la traduction est « un peu frileux quand il s’agit de faire des choix qui vont contre la tradition » en ce qui concerne la langue parlée, et croit qu’il « faut oser et bousculer les choses, ne pas avoir peur de ne pas faire élégant ». Si Émile Martel est plus indulgent en ce qui concerne les termes de la langue populaire, Nicole Perron les utilise « s’ils sont acceptés par des dictionnaires fiables, reconnus, tel le mot ‘lousse’ par exemple, qu’on retrouve dans le Larousse, plus progressiste que le Robert. » Les éditeurs Brigitte Bouchard et André Vanasse, pour leur part, recherchent un français international avec, en bout de piste, l’ultime solution qui pourra convenir aux lecteurs francophones des deux côtés de l’Atlantique : une version pour le Québec, et une autre pour la France qui, de plus en plus, pour des œuvres nord-américaines, sont faites par les mêmes traducteurs québécois. Ainsi, en est-il d’Un baume pour le cœur de Neil Bissoondath et des deux romans d’Ann-Marie MacDonald traduits par Paul Gagné et Lori Saint-Martin, et de L’histoire de Pi de Yann Martel traduit par ses parents.
Traduire, enfin, c’est « maintenir et accroître sa connaissance de la langue et de la culture de départ », affirme Carole Noël. Une obligation qui peut s’avérer tout un défi, par exemple, quand on traduit du russe et qu’on vit à Québec. Brigitte Bouchard souligne d’ailleurs la difficulté, sinon l’impossibilité de trouver ces perles rares, traducteurs littéraires d’expérience dans des langues moins répandues au Québec. Pour Ich bin Prager de la Québécoise d’origine polonaise Tecia Werbowski, par exemple, elle a dû se tourner, après de multiples recherches, vers une traductrice européenne.
Traduire, disent-ils, c’est rendre accessible et, ce faisant, respecter l’œuvre de l’auteur. Une responsabilité fondamentale quand on sait les conséquences d’une mauvaise traduction sur la réception d’un roman, d’un recueil de poésie, d’un essai
ŒUVRES TRADUITES
Nicole Côté (de l’anglais) :
Vers le rivage (anthologie inédite de nouvelles de Mavis Gallant, réunies et traduites), L’Instant même, Québec, 2002.
Les petites fleurs de Madame de Montespan, (The Little Flowers of Madame de Montespan, poèmes de Jane Urquhart), Triptyque, Montréal, 2000.
Nouvelles du Canada anglais (anthologie inédite de douze nouvellistes, nouvelles choisies, présentées et traduites), L’Instant même, Québec, 1999.
Verre de tempête (Storm Glass, Jane Urquhart), L’Instant même, Québec, 1997.
Émile Martel (de l’anglais) :
Enfance (Childhood, André Alexis), Fides, Montréal, 1998.
Passeport , Poésie moderne de langue anglaise au Canada, Écrits des Forges, Trois-Rivières/J. Gordon Shillingford Publishing, Winnipeg, 1998.
(de l’espagnol) :
Le cri du sang (El grito de la sangre, Rubên Bonifaz Nuño), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 1999.
Des yeux d’un autre regard (Ojos de otro mirar, Homero Aridjis), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 1999.
Le parcours du monde (Los pasos del nômada, Hugo Gutiérrez Vega), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 1999.
Les poèmes du piéton (Los poemas del peatôn, Jaime Sabines), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 1997.
Poètes mexicains contemporains, Écrits des Forges, Trois-Rivières, 1996.
Œuvres profanes (choix de poèmes – Sor Juana Inês de la Cruz), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 1996.
L’éclair sans cesse (El rayo que no cesa,Miguel Hernândez), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 1994.
Dizains et quatrains (choix de poèmes – Sor Juana Inês de la Cruz), Lèvres urbaines, no 23, Trois-Rivières, 1993.
Émile Martel et Nicole Perron (de l’anglais) :
L’histoire de Pi (Life of Pi, Yann Martel), XYZ, Montréal, 2003.
Quarante et un poètes de la Grande-Bretagne (avec d’autres traducteurs), choix et introduction de Patrick Williamson, Écrits des Forges, Trois-Rivières/Le Temps des Cerises, Pantin, 2003.
Amour anonyme (Love anonymous,Tecia Werbowski), Les Allusifs, Montréal, 2002.
Une saison de célibat (A Celibate Season, Carol Shields et Blanche Howard), traduction de Pierre Desruisseaux avec la collaboration d’Émile et Nicole Martel, Fides, Montréal, 2002.
Quatre poèmes (dans Oscar Wilde – pour l’amour du Beau de Claude Beausoleil), Le Castor Astral, Bordeaux, 2001.
(de l’espagnol) :
Sarabande aux chiens jaunes (Zarabanda con perros amarillos, Vicente Quirarte), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2004.
La mémoire et l’écho (La memoria y el eco, Antonio Marts), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2004.
Antologîa de la poesîa mexicana moderna (Anthologie de la poésie mexicaine moderne), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2003.
Villages fantômes (Pueblos fantasmas, Bernardo Ruiz), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2002.
Papier révolution( Papel revoluciôn, Victor Manuel Mendiola), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2002.
Amuleto (Amuleto, Roberto Bolaño), Les Allusifs, Montréal, 2002.
La luciole égarée (La luciêrnaga extraviada, Ana Marîa Jaramillo), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2001.
Comment Robert Schumann et Friedrich Hôlderlin furent défaits par les démons (Cômo Robert Schumann y Friedrich Hôlderlin fueron vencidos por los demonios, Francisco Hernândez), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2001.
L’origine du monde(El origen del mundo, Jorge Edwards), Les Allusifs, Montréal, 2001.
Constance de l’étonnement (Constancia del asombro, Antonio Deltoro), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2001.
La ville des ponts (La ciudad de los puentes, Alicia Genovese), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2001.
King Lopitos (King Lopitos, Vilma Fuentes), Les Allusifs, Montréal, 2001.
Tout est si clair que ça fait peur (Todo es tan claro que da miedo, Gabriel Zaid), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2001.
Un air exalté (Un aire enardecido, Victor Sandoval), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2000.
La visite de la mer (La visita del mar, Justo Jorge Padrôn), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2000.
Quelques poèmes de Marco Antonio Campos (traduction de Nicole Perron), Lèvres urbaines, no 31, Trois-Rivières, 1999.
La poésie mexicaine, Anthologie (en collaboration avec d’autres traducteurs), Écrits des Forges, Trois-Rivières, 1989.
Carole Noël (de l’anglais) :
La vitesse du miel (The Velocity of Honey, Jay Ingram), Multimondes, Québec, 2005.
Ce qu’il nous reste (What’s Left Us, Aislinn Hunter), Les Allusifs, Montréal, 2003, finaliste au Prix du Gouverneur général 2004. (du russe)
Opéra (Opera,Elena Botchorichvili), Les Allusifs, Montréal, 2001.
Aélita(avec d’autres traducteurs, nouvelles d’Olga Boutenko), L’Instant même, Québec, 1994.
Aélita ou Je me souviens (Aelita,Olga Boutenko), Le Beffroi, no XII, Québec, septembre-octobre 1990, p. 89-105.
L’aurore boréale. Conte sibérien (Poliamie sianie,Nikolaï Kourilov), Musée de la Civilisation, Québec, 1988.
On n’en meurt pas (Ot etogo echtcho nikto nie oumer,Olga Boutenko), Du Beffroi, Québec, 1985, Prix de traduction John-Glassco.
Lori Saint-Martin et Paul Gagné (de l’anglais) :
La pierre du chagrin (The Stone of Sorrow, John Ward), La courte échelle, Montréal, 2004.
Le vol du corbeau (The Way the Crow Flies, Ann-Marie MacDonald), Flammarion, Montréal, 2004.
La fille du kamikaze (One Hundred Million Hearts, Kerri Sakamoto), Les Allusifs, Montréal, 2004.
Les femmes du fleuve (Where the River Narrows, Aimée Laberge), Québec-Amérique, Montréal, 2004.
Le pas de l’ourse (Elle, Douglas Glover), Boréal, Montréal, 2003.
Diamant, Voyage au cœur d’une obsession (Diamond : The History of a Cold-Blooded Love Affair‘, Matthew Hart), Leméac, Montréal/Actes Sud, Arles, 2003.
Journal d’une combattante, Nouvelles du front de la mondialisation(Fences and Windows, Naomi Klein), Leméac, Montréal/Actes Sud, Arles, 2003.
L’analyste, (The Speaking Cure, David Homel ),Leméac, Montréal/Actes Sud, Arles, 2003, finaliste pour le Prix de la traduction de la Québec Writer’s Federation 2004.
Un baume pour le cœur (Doing the Heart Good, Neil Bissoondath), Boréal, Montréal, 2002/ Balland, Paris, 2004, Prix de la traduction de la Québec Writer’s Federation 2004.
La fille blanche (Latitudes of Melt, Joan Clarke), Boréal, Montréal, 2002.
Dans le ventre de l’hyène, Mon enfance en Éthiopie (Notes from the Hyena’s Belly, Memories of My Ethiopian Boyhood, Nega Mezlekia), Leméac, Montréal/Actes Sud, Arles, 2001.
La perte et le fracas (No Great Mischief, Alistair MacLeod), Boréal, Montréal/L’Olivier, Paris, 2001.
Un parfum de cèdre(Fall on Your Knees, Ann-Marie MacDonald), Flammarion, Montréal, Québec, 1999 (Prix du Gouverneur général) et Paris, Flammarion, 2000.
Le cas d’Emily V. (The Case of Emily V, Keith Oakley), XYZ, Montréal/Flammarion/Du Félin Paris, (sous le titre L’affaire viennoise), 1996.
Ana historique (Ana Historic, Daphne Marlatt), Remue-ménage, Montréal, 1992, Prix John-Glassco.