« Moi, la vérité, je parle. » Ainsi parlait Jacques Lacan, suivant en cela Giambattista Vico et sa Science nouvelle, qui proposait une histoire idéale au sein de laquelle la vérité, plutôt que de se fonder sur la certitude, en procédait. De fait, quand la vérité parle, on ne sait jamais à quoi s’attendre. Heureusement d’ailleurs.
Or cette parole lacanienne nous parvient encore difficilement. À preuve, le débat autour de la publication du célèbre Séminaire tenu de 1953 à 1980. Sur un total de vingt-six volumes, onze seulement ont été publiés en vingt-quatre ans par le Seuil ! Or, l’édition rigoureuse des œuvres de Jacques Lacan1 compte pour beaucoup dans la lutte contre l’instrumentalisation actuelle du psychisme et du corps, la biologie et l’informatique – on parle même de plus en plus de biologie totale !, expression qui fait frémir – soutenant le totalitarisme galopant et précipitant la chute de la démocratie.
C’est pourquoi il importe plus que jamais de faire circuler la pensée de Lacan. Bien sûr, pas question d’expliquer ici les finesses de cette œuvre réputée illisible. Mais au fait, l’œuvre de Lacan est-elle vraiment plus abstruse que celles de Hegel, James Joyce, Virginia Woolf ou Claude Gauvreau ? Non. Suffit de s’y mettre en sachant qu’il faut payer. Voici donc quelques publications récentes témoignant de la richesse des interrogations que la pensée lacanienne commence à peine à susciter.
De la perspiration
Sören Kierkegaard explorait le rapport de l’angoisse à la conscience et à la perception de la finitude, donc à la tension provoquée par l’anticipation par l’homme de son inévitable mort. Jacques Lacan, dans son dixième séminaire (1962-1963), publié sous le titre Le Séminaire livre X, L’angoisse2, propose une réflexion sur l’angoisse articulée à une clinique du désir en contrepoint de la métapsychologie de l’identification développée dans le séminaire précédent. Le Danois identifiait trois stades d’angoisse, lesquels finissaient par ouvrir sur le principe de l’espérance parce qu’un saut dans la foi avait eu lieu, saut qui, conduisant à la conversion, transformait l’être en qualité. Dialectique, l’angoisse, en devenant foi, dégageait la verticalité qui fait accéder à Dieu.
Chez Lacan, nous arrivons à d’autres croisées. S’il est impossible d’entrer ici dans le parcours auquel nous convie Lacan en quatre moments (« Introduction à la structure de l’angoisse », « Révision du statut de l’objet », « L’angoisse entre jouissance et désir » et « Les cinq formes de l’objet a »), la seule évocation de certains titres de séances fait rêver : « La femme, plus vraie et plus réelle », « Les paupières de Bouddha », « La voix de Yahvé », « Le robinet de Piaget » Déplaçant la perspective de Freud dans Inhibition, symptôme et angoisse, Lacan distingue l’angoisse comme affect de déplaisir de l’empêchement, de l’embarras, de l’émotion et de l’émoi pour repérer l’angoisse dans sa structure et ses éléments signifiants.
Freud soutenait que l’angoisse était liée à un manque d’objet, à une séparation d’avec la mère ou le phallus. Lacan affirme, lui, que l’objet est moins perdu qu’il n’y semble, les traces qu’il laisse dans le symptôme en fournissant une preuve au-delà de tout doute raisonnable. En fait, l’objet manquant (qui sera nommé objet a, le roc de la castration) impliqué dans l’angoisse constitue la cause du désir. Nous sommes au fond devant une lapalissade : un sujet ne désire que dans l’exacte mesure où lui manque l’objet cause de son désir. C’est lorsque l’objet ne manque pas que surgit l’angoisse. Une expérience le démontre : l’angoisse de la perte du sein vient au nourrisson par le danger qu’il soit trop envahi par lui et non parce qu’il risque de lui manquer. Le sein pouvant s’absenter, cette absence garantit à l’enfant un au-delà de sa demande et sépare le champ du besoin de celui du désir. La dimension du rapport à l’Autre est donc toujours présente dans l’angoisse au sens lacanien. Ce qui spécifie l’angoisse, c’est ce qui ne trompe pas, la certitude. C’est pourquoi Lacan revient, à la fin de son séminaire, sur la question du traumatisme de la naissance, dont Otto Rank aura fait le prototype de l’angoisse : « L’angoisse a été choisi par Freud comme signal de quelque chose. Ce quelque chose, ne devons-nous pas en reconnaître ici le trait essentiel ? – dans l’intrusion radicale de quelque chose de si Autre à l’être vivant humain que constitue déjà pour lui le fait d’être passé dans l’atmosphère, qu’en émergeant à ce monde où il doit respirer, il est d’abord littéralement étouffé, suffoqué. C’est ce que l’on a appelé le trauma – il n’y en a pas d’autre –, le trauma de la naissance, qui n’est pas séparation d’avec la mère, mais aspiration en soi d’un milieu foncièrement Autre » (leçon du 3 juillet 1963). Considérer l’angoisse comme le signal du danger absolu qui consiste pour l’être humain d’absorber le monde par le tout premier mouvement initial de la respiration de l’être humain, voilà qui donne à méditer et peut même ouvrir à quelque élucubration plus générale. Pour m’en tenir à ce qui se passe sous nos cieux conquis et friands de toutes les servilités, je dirais que la praxis analytique n’est pas sans démontrer, politiquement, combien le refus de se demander comment le désir de l’homme se voit informé comme désir de l’Autre empêche de poser la question, simple et cruciale : « Que veux-tu ?3 » De là à refuser de payer le prix que ça coûte l’indépendance, le prix que ça coûte de prendre une bonne respiration et de plonger, il n’y a qu’un pas, dont l’angoisse est le signal du réel, pour reprendre l’expression de Lacan.
Lamourre
Il est heureux dans le contexte polémique entourant la publication du Séminaire de voir réédité le livre consacré jadis par Bernard Sichère au legs de Jacques Lacan dans l’histoire de la pensée contemporaine. D’abord publié en 1983, Le moment lacanien4, augmenté d’une préface et d’une postface, nous permet de prendre la dimension politique de celui qui se tint obstinément à hauteur d’une éthique de la vie et du désir. Comme Jacques Derrida, Sichère pose que Lacan est l’un de ceux – si ce n’est le seul – à avoir obligé la psychanalyse à une discussion serrée avec les philosophes, mais sans jamais participer de la trinité ethnologie-histoire-psychanalyse présupposée par Michel Foucault à la fin des Mots et les choses.
Le « moment lacanien », c’est celui de l’intersection et du hiatus entre ces deux régions que constituent les noms Lacan et Mai 68. C’est à juste titre que Lacan est replacé dans la filiation de Georges Bataille. Retour, donc, au violent conflit opposant le paganisme nietzschéen au monothéisme juif – ce dernier donnant lieu, contre l’universel abstrait de la loi bourgeoise, à la généalogie lacanienne de l’éthique. Contre la barbarie de la volonté de puissance, il faut opposer une métaphore paternelle, une Loi ouvrant la possibilité que chacun soit désigné par l’Autre dans son existence, sa subjectivité.
Dans la seconde partie, c’est l’histoire symptômale de Mai 68 qui se voit plus directement convoquée. La question ouverte dans la préface prend ici toute son actualité : « Peut-on être à la fois du côté de 68 et du côté de Lacan ? » Ce n’est certes pas à la libération du désir que nous assistons aujourd’hui dans nos sociétés gangrenées par la perversion, où les individus hypernarcissiques, enfouis dans leur image d’eux-mêmes, n’ont plus que des libertés et aucun devoir, où le cul remplace le civisme. C’est que la liberté et la responsabilité vont de pair avec la loi et l’interdit.
Loin d’une chasse aux anecdotes, c’est à entendre les associations libres du sujet Histoire que nous invite Sichère. Un tel événement prend alors sa force de ce qu’il ne dénie ni Woodstock ni la révolution culturelle chinoise, de ce qu’il n’oublie ni l’Amérique d’Allen Ginsberg ni celle de Mao, de ce qu’il rappelle combien il fut ardu de promouvoir pour le lien social une révolte, « une parole qui ne veut pas le pouvoir ».
Lacan s’est-il pris dans une impasse politique où un Maître vient remplacer le précédent ? La réponse de Bernard Sichère est qu’il faut mettre l’accent sur le travail de scission, sur la révolution permanente, l’une ne devant jamais attendre l’autre si l’on souhaite échapper au « cœur religieux de toute maîtrise », ce cœur que les jungiens nous ramènent aujourd’hui en travers des dents en rejouant le manichéisme pour promettre le bonheur en empochant le fric. C’est donc dans cette révolte que s’énonce le fait capital : la Loi n’est pas une forme pure, elle est divisible, contradictoire, de même que la vérité est la division même de l’homme, du sujet. Sichère fait finalement dériver de l’éthique lacanienne de la psychanalyse une éthique de la justice (comme résistance à la maîtrise) et une éthique de l’amour (comme résistance à la morale de la jouissance et des biens), lesquelles se conjoignent en une éthique de la personne (et non de la personnalité). Comme quoi l’amour est réponse à la barbarie.
Vos psychalacanystes
On l’a vu : Jacques Lacan ne s’adressait pas aux idiots – entendons « ceux qui ne s’y connaissent pas ». Contrairement à ce qu’on continue de colporter, il écrivait pour être compris au niveau du désir. Pas étonnant qu’il le soit de plus en plus laborieusement, même si les membres de l’Association Mondiale de Psychanalyse (AMP) interviennent aujourd’hui en Europe, en Amérique latine (malgré des percées, leur action reste encore embryonnaire dans les autres régions du globe, incluant la nôtre). Dans ses Lettres à l’opinion éclairée5, Jacques-Alain Miller, « analyste mondialiste » (l’expression est de Michelle Moreau Ricaud), assure qu’on assiste actuellement à un « tournant » latino-américain de la psychanalyse. De discret qu’il fut longtemps, le caïd de l’AMP se transforme en Paul-Louis Courrier de la psychanalyse, jusqu’à créer, en septembre 2001, l’Agence lacanienne de presse, laquelle diffuse sur Internet des dépêches qui souhaitent couvrir, outre ce débat, l’actualité psychanalytique en France et dans le monde.
Que le lacanisme soit « une des pointes de la pensée française », on le mesure dans Qui sont vos psychanalystes ?6, du même Miller et de 84 « amis ». Non seulement voit-on une certaine géopolitique – version École de la Cause freudienne (qui compterait autour de 300 membres) – de la psychanalyse se profiler (du Japon à la Russie en passant par l’Afrique), mais on y trouve mille et une façons de réfléchir à ce que c’est que d’être psychanalyste, à s’engager à écouter quelqu’un qui vient parler à un autre quelques fois par semaine pendant plusieurs années. Si certains auteurs s’érigent en porte-étendard du signifiant et adoptent « un certain maniement phallique des mots et des idées » (la formulation est de Maria Torok), d’autres, heureusement, ne restent pas plongés dans la ratatouille. Bref, à la lecture de cet ouvrage, l’honnête homme et l’honnête femme ne seront pas exemptés de cloneries, mais ils en sauront malgré tout un peu plus sur la pratique du psychanalyste, au cabinet ou en institution, de même qu’ils prendront contact avec quelques-unes des confrontations avec les autres savoirs auxquelles il ou elle est sujet.
En tant que psychanalyste, je m’oppose au prosélytisme aveugle de ceux et celles qui n’ont foi qu’au mode d’accès à l’inconscient que propose la séance analytique – surtout quand sa défense et illustration relève de la suffisance et de l’arrogance. D’autres manières existent, tout aussi dignes et efficaces, de faire lien et d’affronter avec courage sa vie en assumant son désir. Mais je crois par ailleurs que, peu importe la culture à laquelle on appartient, l’humanisation de l’être humain passe par la parole parce qu’elle démystifie la souffrance, comme le rappelle l’un des « amis psychanalystes », Réginald Blanchet, dans un très beau texte. C’est pour cela que je sais la psychanalyse essentielle à ce qui subsiste encore de la civilisation.
1. Claude Dorgueille et Nathanaël Majster viennent de fonder l’Association des amis de Jacques Lacan dans le but, entre autres, d’établir enfin une édition critique fiable du Séminaire. Voir, à ce sujet, le tiré à part Lettres aux défenseurs des lumières – pour assurer une publication intégrale du séminaire.
2. Jacques Lacan, Le Séminaire livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, 396 p. ; 54,95 $.
3. « Que veux-tu ? » est la traduction de la formule italienne « Chu vuoi ? », titre d’un épisode du conte de Jacques Cazotte, Le Diable amoureux, de 1772.
4. Bernard Sichère, Le moment lacanien, coll. « Biblio essais », Grasset, Paris, 2004 (1re éd. 1983), 285 p. ; 12,95 $.
5. Jacques-Alain Miller, Lettres à l’opinion éclairée, Seuil, Paris, 2002, 231 p.
6. Collectif, Qui sont vos psychanalystes ?, Seuil, Paris, 2002, 590 p.
EXTRAITS
Un certain nombre d’auteurs de l’Antiquité parlent de la circoncision des Égyptiens. Nommément le vieil Hérodote, qui radote sans doute quelque part mais qui est bien précieux, ne laisse aucune espèce de doute sur le fait qu’à son époque, c’est-à-dire à très basse époque pour l’Égypte, les Égyptiens dans l’ensemble pratiquaient la circoncision. Il en fait même un état si prévalent qu’il articule que c’est aux Égyptiens que tous les Sémites de la Syrie et de la Palestine doivent cet usage. On a beaucoup épilogué là-dessus et, après tout, nous ne sommes point forcés de l’en croire. Il l’avance aussi bizarrement à propos des Colchidiens, dont il prétendrait que ce serait une colonie égyptienne, mais laissons.
Grec comme il est, et à son époque, sans doute, ne peut-il guère y voir autre chose qu’une mesure de propreté. Il nous souligne que les Égyptiens préfèrent toujours le fait d’être propre, katharoi, à celui d’avoir une belle apparence. En quoi Hérodote, grec, comme il est, ne nous dissimule pas que se circoncire, c’est tout de même toujours un peu se défigurer.
Jacques Lacan, Le Séminaire livre X, L’angoisse, Seuil, p. 241-242.
Là où, quelques années avant lui, Bataille avait fait résonner la vérité scandaleuse d’une parole sans concession qui déjouait tous les pièges et traversait tous les codes au nom d’un non-savoir souverain, qui trouvait dans l’« expérience intérieure » son assise et dans la figure troublante d’Edwarda son emblème, Lacan […], va trouver sa propre voix. Théorie du sujet parlant mais aussi doctrine de la Loi, qui en un sens manquait à Bataille. Lacan docteur, mais au sens où l’on dit : docteur de la Loi chez les juifs. Lacan, après le juif Freud, dégageant cette instance incontournable dans l’espace de l’athéisme moderne ouvert par Nietzsche. Lacan, donc, menant un tout autre débat que celui des sciences humaines, contrairement aux apparences, menant ce grand débat avec la religion que la philosophie des Lumières croyait avoir conclu une fois pour toutes, qu’un Hegel pensait avoir résorbé dans l’exposition sans faille de son système et qu’un certain Nietzsche révélait avec son génie propre au cœur de notre modernité.
Bernard Sichère, Le moment lacanien, Grasset, p. 50-51.
Je me rappelle la phrase de Lacan lorsqu’il m’a donné mon deuxième rendez-vous : « Venez exactement à la même heure. » À ma montre, il était 16 h 37 : il était impossible d’arriver exactement à la même heure. L’impossible était là.
À l’époque, poussée par mon entourage, je voulais quitter mon mari : il n’était pas travailleur, il était peintre, il venait de loin, de la guerre de Corée. Lacan m’a fait entendre dès la deuxième séance que je n’avais pas à le quitter. Ce fut extrêmement pacifiant. […]
J’ai eu aussi l’inimaginable bonheur que ce mari complètement fou, atypique, et très critiqué dans le milieu analytique, ait eu une passion pour Lacan. Il était peintre, pas du tout branché sur la psychanalyse, mais tout ce qu’il pouvait entendre de Lacan lui était précieux. Quand je partais les week-ends aux congrès de l’École, le soir aux cartels, les après-midi à la traduction de « L’Esquisse », jamais il ne m’a dit de rester à la maison, il s’est occupé avec grande joie des enfants.
Suzanne Hommel, « Une Allemande à Paris », Qui sont vos psychanalystes ?, p. 108-109.