Au commencement de l’œuvre d’Erich Maria Remarque, et à son achèvement, la guerre. Celle de 14-18, qu’il a faite et où il a été blessé : À l’ouest rien de nouveau (publié en 1929) ; celle de 39-45 : Un temps pour vivre, un temps pour mourir (publié en 1954). Entre les deux, les nazis ont brûlé ses livres, il est déchu de sa nationalité allemande.
Comme Thomas, Heinrich et Klaus Mann, Döblin, Werfel, Brecht, Broch, comme tant d’autres écrivains, artistes, savants, ses compatriotes, Erich Maria Remarque s’exile aux États-Unis, où il continue à écrire des romans – dont L’obélisque noir (publié en 1956). Après la guerre, incapable de vivre à nouveau en Allemagne, il s’établit en Suisse où il meurt en 1970.
Dans les tranchées
Au premier degré, À l’ouest rien de nouveau1 restitue avec intensité l’atroce brutalité de l’événement. On n’y raconte pas de vastes mouvements de troupes, des offensives et contre-offensives, on ne sait trop ce qui se passe sur l’ensemble du front, encore moins ce que décident les états-majors. Tout simplement, le lecteur suit un humble soldat arraché à sa petite vie laborieuse dans son village et devenu chair à canon. La pluie, la boue, la vermine, les bombardements, les gaz, les veilles, les attaques au petit jour, les nuits en flammes : le quotidien. Avec parfois de minuscules plaisirs qu’il faut saisir au vol pour ne pas sombrer dans le désespoir, pour retarder le pourrissement, et parce qu’on n’est pas sûr de voir le lendemain ni l’heure qui vient. La mort, d’abord comme un spectacle innommable. La même bien sûr de chaque côté des lignes. Avec Les croix de bois ou Le feu, À l’ouest rien de nouveau est un des romans les plus poignants qu’ait inspiré, non seulement 14-18, mais la guerre tout court.
Erich Maria Remarque dit de ce livre qu’il ne constitue pas une mise en accusation – et cependant elle est terrible ! – mais l’essai d’évoquer « une génération qui a été détruite par la guerre, même quand elle a échappé aux grenades ». En effet, le pourrissement ne s’achève pas avec les combats. L’Allemagne de l’après-guerre est livrée aux profiteurs de tout poil et à une inflation dont l’énormité fait une bouffonnerie sinistre. Comment vivre dans cette société atteinte de folie galopante ? L’obélisque noir2 pose la question sans grand espoir d’y répondre.
Temps de noirceur
La guerre a été pour des millions d’hommes la grande affaire de leur existence, et voilà que la souffrance et la mort s’éloignent dans les consciences, deviennent presque une abstraction, remplacées par un nationalisme agressif qui, déjà, fait le lit du nazisme. Déjà il pousse ses tentacules dans une petite ville du nord. Plutôt que d’y situer une intrigue romanesque, l’écrivain fait la chronique d’un quartier. On s’observe derrière les volets, on se débine à qui mieux mieux, on traficote, on roule le voisin. La galerie est bien pourvue : un adjudant ivrogne, un menuisier qui couche dans un cercueil, la plantureuse Lisa qui fait fantasmer tous les mâles, un aubergiste lubrique, une veuve inconsolable vite consolée, et quelques autres de même acabit. Louis, le narrateur, travaille pour une firme spécialisée dans les monuments funéraires et commémoratifs – on ne pourrait trouver commerce plus approprié dans cette société qui va vers sa fin ! Partagé entre cynisme (« c’est, dit-il, le cœur avec indice négatif »), dégoût de soi-même et détresse, il voudrait encore croire à l’honnêteté, à l’amour. Il le trouve un peu auprès d’Isabelle, une jeune schizophrène, mais combien fragile et fugace.
Les jours se succèdent, le mark perd 100 000 fois sa valeur de la veille. On spécule, sans trop y croire, chacun pour soi. Les ivrognes recommencent leurs propos idiots, l’adjudant compisse toutes les nuits l’obélisque noir qui attend preneur, les mâles épient Lisa qui se déshabille derrière sa fenêtre. Le langage est vert, l’humour est noir (excellemment rendus par la traduction), l’invention verbale abondante (parfois un peu à l’excès) pour dresser ce tableau de la désespérance. Le récit entraîne dans une ronde amère et triste. Habilement, il met en figures, en dialogues, en événements les interrogations qui auraient pu le faire verser dans le débat d’idées. Un cortège de blessés et d’amputés défile dans les rues, puis les veuves, et puis les profiteurs du jour dans leurs autos, avec, quelque part, une pancarte brandie avec le portrait de Hitler. Tout est dit !
Comment l’Allemagne en est-elle arrivée à ce point de désorganisation ? Quatre ans de guerre, bien sûr, mais il y eut les maîtres d’école qui l’ont glorifiée, et l’Église qui l’a bénie. Et les « certitudes » morales ont crevé comme des bulles de savon. Mais le mal est plus profond encore. Parmi les fantoches, face à Isabelle prisonnière de la folie, Louis se demande quel est le vrai visage de l’humain. Il apparaît parfois, en quelques éclairs ; Louis le voit, il voudrait le retenir, continuer d’y croire.
Vient un jour où prend fin l’inflation. Isabelle guérit mais elle ne se souvient plus des visites de Louis, et pour lui elle est morte. Il part pour Berlin. Cinq ans de guerre, cette fois-ci. Au retour, dans sa ville, des ruines, le souvenir des morts, mais à peine. La vie reprend, tranquille, florissante pour les anciens nazis. Mais est-ce bien la vie ?
Le piège se referme
Par-dessus cette Allemagne chaotique, Un temps pour vivre, un temps pour mourir3 lance un pont d’une guerre à l’autre. Le front encore, mais celui de l’Est. Gräber, soldat de vingt ans, dans des espaces immenses et confus, se bat contre la boue, les distances, les Russes qui surgissent de partout et avancent inexorablement. Quelque part, Stalingrad. Là, l’expansion vers l’Ouest, qui a été bloquée, avant le recul. Ici, la conquête vers l’Est qui s’enlise et reflue. Mouvement inversé, celui des guerres menées par l’Allemagne, et qui dans les deux cas finit par la prendre dans une tenaille mortelle.
C’est bien ce sentiment du piège qui se referme que donne ce dense et puissant roman. Piège d’autant plus terrifiant qu’il ne peut être localisé. Il est au fond des steppes, des forêts, dans leur noirceur même, dans les canonnades, dans le ciel, la pluie, le feu. Les hommes s’engluent et se perdent. Le front ? Qu’est-ce, et à quoi bon les cartes puisqu’il n’y a plus de repères ? Des ordres, puisqu’ils ne disent jamais la vérité ? La vérité, elle est cependant énorme : l’Allemagne est vaincue. Cependant Hitler continue de lancer à tous les vents ses délires. Il est encore des soldats pour croire aux armes secrètes qui vont assurer la victoire. Celui qui en doute et le dit sait ce qui l’attend. Gräber est de ceux-là, mais il se tait.
Sa permission arrive enfin. Il parvient à sa petite ville de Rhénanie, détruite. Sa maison, détruite. Ses parents, disparus. Nuit après nuit les avions reviennent et s’acharnent sur ce qui reste et sur ceux qui sont encore en vie. Gräber retrouve Élisabeth, ancienne camarade de classe, à peine connue, oubliée. Ils s’aiment dans les ruines, se marient. Bonheur compté, en jours, en heures. Gräber repart pour le front. La guerre est devenue un sauve-qui-peut. Sous les obus il veut libérer des civils russes. L’un d’eux le tue.
Le récit, qui reprend le schéma d’À l’ouest rien de nouveau, est donc construit en trois temps : les combats encadrent une brève permission. Mais la guerre totale a effacé la marge entre premières lignes et arrière. Quelques nuances dans l’inhumain, puisque la mort est devenue réalité quotidienne. Gräber a pour compagnons des hommes qui représentent des attitudes typiques et simplifiées face à la guerre. L’une d’elles est assumée par un jeune SS fanatique et cruel. Les autres pensent à ce qu’ils ont laissé dans leur ville ou leur campagne, à une femme, à des enfants – qu’ils ne reverront plus. Tout ceci a été souvent raconté et filmé, mais l’horreur guerrière continue de fasciner Erich Maria Remarque, récusant le nationalisme qui devient si vite conquérant et exterminateur, rappelle (il en est souvent besoin !) que la barbarie n’est pas seulement chez l’autre en face. Elle a pondu ses larves monstrueuses partout chez les civils qui se cachent dans les ruines de leurs maisons, qui trafiquent pour survivre, se dénoncent, se volent, flagornent les maîtres du jour – qui vivent leurs derniers jours. La peur et les bombes font aussi sortir ce qu’il y a de pire dans les cœurs.
Le désastre est évoqué dans le style souvent nu et laconique qui s’impose (quelques pages trop apprêtées et éloquentes font tache), et, comme le dialogue cursif, l’ensemble emporte : on n’a que peu « de temps pour vivre ». Il faut préserver le plus longtemps possible chaque minute qui est un sursis, en jouir, dans ce magma de boue, de nuit, de feu, de souffrance. Dans les ruines de la petite ville, un arbre en fleurs. Le symbole est insistant : il semble que le romancier veut se convaincre de la réalité de ce qu’il désigne. Et il y a, comme dans L’obélisque noir, l’amour d’un homme et d’une femme jeunes, oasis de fraîcheur, de pureté, de beauté. Mais quand Gräber retourne au combat, tout cela lui paraît si lointain, si improbable, si irréel. Croire malgré tout
Dans son tourbillon, le roman nous impose de considérer quelques questions essentielles, avec une urgence, une force plus entraînante quand elles sont posées non en principes, en débats, en mots, mais à travers les actes des personnages. Ces questions, Ernst Jünger les pose aussi dans son Journal de guerre, quand il entre avec la Wehrmacht en France, qu’il est envoyé sur le front russe ou ramené en Allemagne. Les deux œuvres disent, à nous si portés à ne pas vouloir l’entendre, que les populations y ont connu aussi l’enfer des bombardements et la défaite. Chez Jünger comme chez Remarque, la guerre est montrée non comme une large fresque mais à travers les yeux d’un individu. Que faire quand il est entraîné au sein d’une armée en guerre ? Obéir, jusqu’où ? Accepter l’inacceptable ? Se faire complice, donc partager une responsabilité collective ? Déserter ou, comme le fait Gräber, choisir une autre forme de dissidence, c’est-à-dire résister à la propagande, à l’entraînement de la masse, à la bêtise, à la violence, les sœurs jumelles ? Il y faut beaucoup de courage. Peut-être alors, dans une situation limite, quand tout s’effondre, peut-on encore sauver l’homme et permettre une civilisation.
1. À l’ouest rien de nouveau, Livre de poche, 1973 et Stock, 2001.
2. L’obélisque noir, traduit par Gaston Floquet, préface de Lionel Richard, Mémoire du Livre, 2001.
3. Un temps pour vivre, un temps pour mourir, traduit et préfacé par Michel Tournier, Mémoire du Livre, 2001.
Erich Maria Remarque a publié, entre autres :
Après, Gallimard, 1931 et Folio, 1977 ; Les camarades, Gallimard, 1938 et Folio (en 2 tomes), 1976 ; À l’ouest, rien de nouveau, Livre de poche, 1973 et Stock, 2001 ; La femme de Joseph, Stock, 1994 ; L’Arc de triomphe, Stock, 2001 ; Romans (Un temps pour vivre, un temps pour mourir, L’étincelle de vie, Les exilés, L’Arc de triomphe), Omnibus, 2001 ; Un temps pour vivre, un temps pour mourir, Mémoire du livre, 2001 ; L’obélisque noir, Mémoire du livre, 2001 ; Dis-moi que tu m’aimes, avec Marlène Dietrich, traduit de l’allemand par Anne Weber, Stock, 2002.