Dans Vacuum1 et Origines2, Christian Mistral nous entraîne dans le labyrinthe de son écriture. Le lecteur y trouvera à coup sûr le Minotaure. Quant au fil d’Ariane, semble dire l’auteur, on verra en temps et lieu.
Ils ont été des milliers à lire son journal sur la Toile, ou blogue, jour après jour, du 31 mars au 31 décembre 2002. Au départ, l’idée est séduisante. Mais le syndrome Loft Story guette : le public voyeur veut des drames, des larmes, des tripes sur la table (si possible du sexe), et finalement, au jour le jour, on se rend compte que la vie des « stars » est aussi banale que la nôtre. Excité par l’idée de pouvoir surveiller le tout en direct sur Internet, on se branche, on observe, puis on bâille après trois minutes et on se rend compte que la demi-heure hebdomadaire des « meilleurs moments » constitue finalement la meilleure solution.
Le journal est déjà un peu plus condensé qu’une caméra qui diffuse 24 heures sur 24. À peine quelques lignes par jour, quelques paragraphes parfois. Mais le principe est le même. Car de fil conducteur il n’y a pas, sauf celui, tout bête, du calendrier. L’auteur de Vamp n’est pas né de la dernière pluie : il est donc conscient des écueils. « Somme toute, j’ai toujours été contre le journal comme genre », écrit-il d’emblée dans Vacuum, qui reproduit tel quel ce journal.
Malgré ses réserves, il plonge. Mais en quoi, au juste, consiste l’expérience ? En exergue, l’auteur cite James Joyce : « Il faudrait pouvoir tout dire ». On pense au « miroir qui se promène sur une grande route » de Stendhal. Tous les scénaristes vous diront que cela ferait des films exécrables et soporifiques. Qu’importe, Christian Mistral relève le défi. Il faut pour cela avoir tout à la fois une bonne dose d’humilité et de confiance en son talent.
De la confiance en son talent, il n’en manque pas. Dans Origines, produit à la demande de Victor-Lévy Beaulieu pour sa collection « Écrire », il reproduit une entrevue où on lui demande : « Vous vous prenez toujours pour un génie ? » Il répond : « C’est pas loyal, cette question-là. […] Le G word, il se trouve assez de gens pour le prononcer à ma place, et puis ceux qui savent de quoi ils parlent sont conscients que ça n’a rien de drôle, ni de méritoire. C’est un cadeau empoisonné ».
Quant à l’humilité, il en fallait forcément pour non seulement se livrer ainsi au jour le jour sur Internet, mais aussi publier ensuite le résultat tel quel sur papier. Ou est-ce un risque calculé ? « Le lecteur s’identifie difficilement au narrateur omniscient ou au genre je-sais-tout », explique-t-il ailleurs dans Origines. De fait, si le roman est traditionnellement présenté comme une évasion, un des avantages du blogue en direct, c’est peut-être de permettre au lecteur de s’évader du roman, de ces histoires bien ficelées où tout arrive à point, où les mots pour le dire viennent aisément, où chaque personnage est défini, où tout, en un mot, a un sens. Le blogue, c’est les méandres du quotidien, dans tout ce qu’il a de plus plat, mais aussi de vrai, comme votre vie à vous. Le 8 avril 2002, Christian Mistral a procédé à un « recensement [de ses] bouteilles : une vide, une gravide ». Le 10, il a « briqué les chiottes ». Le 12, il s’est « endormi au milieu d’Autant en emporte le vent ». Le lecteur qui se dit qu’il ne se passe pas grand-chose dans sa propre vie n’a plus de complexe.
Portrait de la génération X
Quel portrait Christian Mistral dresse-t-il de lui-même dans la foulée ? Si sa date de naissance (3 novembre 1964) le situe sur la frange des baby-boomers, il méprise copieusement cette génération et présente résolument le profil classique de ce qu’on a appelé la génération X, dont la particularité n’est pas seulement, comme on l’a souvent dit, de n’avoir « plus de points de repère », mais surtout d’avoir carrément cessé d’en chercher, et d’en être fière. La montée de lait mémorable de Christian Mistral à propos des baby-boomers a lieu le 21 décembre, lorsqu’il voit au canal Vie une émission où un psychologue « pontifie sur le sens de, ben oui, la Vie ». Rien ne met plus en rogne un membre de la génération X qu’un congénère qui cherche un sens à la vie, ou pis encore, qui prétend avoir trouvé une piste. En rogne est un mot faible. Le pauvre psy devient un « marchand d’huile de serpent », « un espèce d’épais de psycho-socio-baby-boomer barbu », un « cave décérébré », un « étron en costume » et j’en passe. Car les gens de la génération X savent très bien, puisqu’ils n’ont rien trouvé, qu’il n’y a rien à chercher. Et par conséquent, rien à dire non plus, sauf ce qu’on a bu aujourd’hui et ce qu’on regardera comme film ce soir. D’où Vacuum. Et pour combler le vide, on s’étourdit non seulement d’alcool, mais aussi de mots.
Le double pari de la candeur et du génie
Pour croire au résultat d’une telle démarche, il faut une conception de l’écrivain selon laquelle celui-ci a un tel talent que peu importe de quoi il vous entretient, il vous intéressera par son esprit ou par son style. De fait, Christian Mistral, l’écrivain-né, l’écriveur de métier, le grand lecteur, le polyvocabliste, a ses moments d’inspiration. Petites réflexions philosophiques inspirées du quotidien, commentaires sur l’actualité dominée par « doublevé bouche », cris du cœur pudiques vers Annie, sa blonde qui le quitte fin juin, et un peu partout, d’une plume imbue et désinvolte, jeux de mots et jeux de style.
C’est donc en quelque sorte le double pari de la candeur et du génie que fait l’écrivain avec Vacuum. Dans Les crocodiles ne pensent pas !, Éric Baret explique : « Tout ce que l’on crée est une expression artistique. Ce qui se crée à votre insu est une œuvre d’art3 ». L’entreprise de Christian Mistral consiste à ne pas présumer – ni à juger rétrospectivement – de ce qui sera l’œuvre d’art. Tout est bon. « La trivialité côtoyant le sublime. » Vacuum se présente donc au lecteur comme un bloc de minerai livré as is dont on le charge d’extraire le métal. Qui appréciera ce genre d’écrit ? Revenons à Éric Baret : « Vous allez rapidement vous ennuyer avec une expression artistique. Si elle correspond à votre propre conflit, vous l’aimez4 ». Quant à l’auteur, il nous confie sans pudeur vers la fin de son périple : « Entre nous, je n’écris rien qui vaille ».
On pourrait tenir à peu près les mêmes propos sur Origines, quoique la forme ici soit moins brute. Il n’empêche que ce dernier ouvrage, rédigé pendant Vacuum, suit un peu aussi le mode du collage : d’abord la reproduction d’une entrevue réalisée par Emmanuel Circius, ensuite les récits d’usage sur les origines et sur le sens de sa vocation ainsi que sur son cheminement d’écrivain, le tout parsemé de quelques extraits de journal où l’auteur commente ce qu’il vient de nous servir en pâture, et enfin un questionnaire des plus singuliers qui fait plus du quart du livre, préparé par un ami dans le but de stimuler la rédaction de l’ouvrage. Ce qui frappe encore ici, c’est le refus de trier. Christian Mistral réussit avec brio à répondre courageusement à une série de questions qui flirtent constamment avec le troisième degré de l’entendement, mais vient une question, « Parle-nous des lieux de transmission de ton expérience, physiques, intellectuels et émotifs », auquel il ne peut répondre que ceci : « Désolé, je ne comprends pas cette question » Mais il la laisse là ! Il aurait pu s’inspirer du questionnaire de manière générale pour terminer son ouvrage, mais son souci d’authenticité l’incite à tout mettre en bloc.
Authenticité, cache-moi
C’est d’ailleurs toute la question du sens de ce genre qu’est le journal que pose Christian Mistral avec Vacuum. Dans Freedom From the Ties That Bind, Guy Finley nous rappelle que « your life can’t be both a show and be real5 » (votre vie ne peut à la fois être un spectacle et être réelle). La réflexion de Mistral le mène sur la même voie, lorsqu’il évoque « l’apparente incohérence de relater sa vie dans le temps qu’on devrait consacrer à la vivre ». Mais encore faut-il s’entendre sur la nature même de Vacuum. « Faux journal et roman vrai », lit-on sur le revers de la quatrième de couverture. Voilà déjà une fausse piste en forme de cul-de-sac qui nous indique que le vrai Christian Mistral, sous des dehors de candeur, veut jouer avec nous au chat et à la souris. Constatant dès les premières pages que Vacuum n’a rien d’un roman, estimant que le principal intérêt de l’ouvrage se trouve forcément dans sa nature de journal, au sens premier et étymologique, le lecteur est dérouté, et la seule alternative qu’il a, c’est de suivre le sympathétique Mistral à l’aveuglette ou de renoncer. C’est en s’engageant dans le labyrinthe qu’il trouvera, ça et là, quelques trésors6.
1. Christian Mistral, Vacuum, Trait d’union, Montréal, 2003, 253 p. ; 19,95 $.
2. Christian Mistral, Origines, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2003, 101 p. ; 18,95 $.
3. Éric Baret, Les crocodiles ne pensent pas !, Mortagne, 1994, p. 78.
4. Ibid.
5. Guy Finley, Freedom From the Ties That Bind, Llewellyn, 1994, p. 169. Paru en français sous le titre Les clés pour lâcher prise aux éditions du Jour en 1995 puis aux éditions de L’Homme en 2003.
6. Un Vacumm II est en chantier.
EXTRAITS
K parle de schizo-fiction et il a bien raison. Annie dit que j’écris plein de menteries et elle n’a pas tout à fait tort. Mais c’est plus que cela : c’est une cartographie de l’esprit, avec ses méandres et ses sous-bois et ses territoires accidentés.
Vacuum, 31.5.02.
Suis-je ouvert au peaufinage ? Non. Au travail pré-éditorial ? Foutre non. Cela ternit-il mon professionnalisme littéraire ? Tout dépend de ce qu’on entend par là. […] Je crois que mes poèmes devraient être publiés tels quels, verrues et tout, comme partie intégrante de mon œuvre, celle d’un (p)artisan sérieux, engagé, dérisoire et lumineux. Je n’ai jamais voulu publier au prix de ma personnalité. Mes lecteurs le savent et l’apprécient, c’est même pourquoi ils sont mes lecteurs.
Vacuum, 5.11.02.
Il n’y a pas d’avocats incompris, dont l’échec s’explique par l’inadéquation entre leur génie et une société barbare. Alors qu’un écrivain peut toujours s’en sortir avec cet argument, voire se faire aimer d’une femme et se faire payer des verres jusqu’à un âge avancé ! […]
Origines, p. 52.
Pourquoi est-ce toujours au fond [de la bouteille] que résident les trouvailles, et jamais dans les premières gorgées ? Le moyen de faire ce métier sans être alcoolique, voilà ce que j’aimerais bien qu’on m’explique.
Origines, p. 99-100.