Survol d’historien autant qu’enchaînement de romans. En effet, les six tomes que consacre Mario Bergeron à la descendance de Joseph Tremblay1 fouillent et racontent à la fois l’évolution de Trois-Rivières et les mutations vécues en un siècle par quatre générations.
D’un tome à l’autre et même à l’intérieur d’un même ouvrage, le récit insiste tantôt sur les perceptions enfantines, tantôt sur l’affrontement entre un clergé envahissant et quelques nuques rebelles, tantôt sur un chassé-croisé de voix venues d’époques et de générations distinctes. Malgré de patentes faiblesses stylistiques et une propension excessive à consolider les faits déjà offerts, l’ensemble atteint ses différents objectifs : il donne vie à une lignée qui, en quatre générations, comprendra une soixantaine de surgeons ; il reconstitue à travers un microcosme régional un siècle d’évolution québécoise ; il décèle en des individualités marquées la trace de caractères familiaux.
Le petit train du bonheur
Au début était Joseph Tremblay. Personnage coloré, toujours en avance d’une lubie, dévoué aux siens autant qu’indépendant de convictions, Joseph atteint la trentaine quand s’ouvre le XXe siècle. Du coup, il se sent convié au plus trépidant modernisme. Il tient commerce, mais préfère sculpter des bêtes ou rêver mécanique automobile. Lorsque l’envie lui vient de tâter de la restauration dans un quartier presque désert, les siens s’inquiètent, mais s’étonnent à peine. Quand, le 22 juin 1908, un terrible incendie dévaste le vieux Trois-Rivières dont la famille vient de s’éloigner, on rend grâce au virage paternel. L’expansion urbaine autour du restaurant fait le reste : Le Petit Train va son chemin.
Son fils Roméo, repère et fil conducteur de la saga, grandit dans cette effervescence. Il n’est qu’un gamin quand le marque à jamais la beauté à peine entrevue d’une petite bohémienne. Il apprécie que ses parents hébergent un mystérieux vagabond du nom de Gros-Nez dont il savoure les histoires et la culture. L’amour viendra tôt, d’emblée éternel. Le goût de l’écriture aussi, qui incitera le jeune Roméo à tourner autour du journal régional. La guerre de 1914 troublera ce qui s’annonçait comme un cheminement classique. Roméo la vivra le temps de recevoir une balle et de perdre l’usage d’un bras.
Perles et chapelet
Le deuxième tome appartient à deux sœurs de Roméo, la fringante Jeanne et la sévère aînée Louise. À Jeanne la décennie de l’après-guerre, à Louise la crise économique. Le contraste entre les deux soeurs justifie le titre : d’un côté, le cinéma, les toilettes, la danse, la révolte et les excès d’alcool ; de l’autre, une religiosité soupçonneuse, intolérante, mais aussi l’aptitude à trancher dans le vif, qu’il s’agisse d’adapter Le Petit Train à un temps cruel ou de liquider un soupirant.
Jeanne peint avec génie, mais préfère au chevalet l’agitation de la pianiste Sweetie et les excursions tumultueuses à Montréal ou à New York. Le naufrage, prévisible et annoncé, provoquera le départ des deux amies pour Paris. Roméo, qui retrouve en Jeanne l’image de la petite bohémienne, souffre de ne pouvoir rien empêcher. Louise, dure aux autres comme à elle-même, gère Le Petit Train, et subit la crise économique sans s’assouplir, bien au contraire.
L’héritage de Jeanne
Le troisième tome adopte comme toile de fond une période hybride. Convalescence, puis brassage social et mutation. Quand elle s’ouvre, en 1936, le chômage n’est pas résorbé ; quand elle se termine, en 1945, la guerre a pris fin, mais les mentalités ont changé.
Mario Bergeron change ici de génération. Mises en vedette à tour de rôle, Simone la modérée et Renée la fougueuse font partie des enfants de Roméo. Simone se juge poursuivie par la malchance et craint la vie. Pour son plus grand malheur, l’homme qui entre dans sa vie excelle à la charger de tous les torts. Malgré l’omniprésence du péché, le Québec évolue : un certain Duplessis fascine ses concitoyens de Trois-Rivières et leur fait espérer le changement.
Autant est déprimant le volet consacré à Simone, autant le suivant, habité par Renée, respire la vie et l’audace. Renée et sa suite de jouvencelles militantes s’inventent un vocabulaire où les williams et les myrnas remplacent les deux sexes connus. Elles se passionnent pour la danse et contre la guerre. Elles obligent le durable Petit Train à rajeunir son style et à enterrer l’austérité exigée par la tante Louise. Les jeunes filles ne font pourtant pas le poids contre la guerre et sa propagande. Peu à peu, les défections réduisent le noyau dur. L’emploi oblige à des compromis. Les mariages de complaisance – 130 le 14 juillet 1940 – soustraient les jeunes hommes à la conscription, mais les intègrent plus tôt à la société marchande. Les myrnas entrent dans le rang.
Renée a quand même réussi un exploit. Depuis que la tante Jeanne a été ramenée de Paris par Roméo, Renée n’a cessé de s’attaquer à son alcoolisme et à son hébétude. Quand Jeanne meurt, à 43 ans, elle avait, grâce à Renée et à Roméo, renoué avec la vie. La saga poursuit pourtant son cycle d’épreuves : le vieux Joseph décède, Roméo plie sous le poids du jour et Carole, sœur surdouée de Simone et de Renée, subit un accident qui la laisse handicapée à jamais.
Contes d’asphalte
Une fois de plus, Mario Bergeron partage une tranche de sa saga entre deux personnages. Carole, fille de Roméo, et Martin, fils de Carole, se relaient pour traverser la période qui mène de 1947 à la Révolution tranquille.
Carole est femme de détermination. Malgré la claudication qui lui vaut le surnom de Cendrillon-la-patte, elle enseigne et affronte l’inculture des commissaires d’écoles et les susceptibilités cléricales. Malgré les différences de culture, l’amour unit sans préavis la jeune intellectuelle et un généreux travailleur. Mario Bergeron en profite pour ressusciter le curé Chamberland et sa coopérative d’habitation et pour rapprocher le prêtre et l’enseignante rebelle. Pendant ce temps, Roméo atteint la cinquantaine avec un moral regonflé. Une belle relation s’établit entre Roméo et son petit-fils Martin, fils de Carole. L’auteur, finement, donne la parole à Martin qui introduit sa fraîcheur dans les tensions de l’histoire. Les sports d’hiver, les fêtes, les audaces des jeunes cyclistes, les excursions vers les plages allègent le récit. Le grand-père rajeunit et entrouvre même à son Martin la porte de la station de radio. La continuité s’affirme.
Les fleurs de Lyse
Le cinquième tome de la saga se penche presque sur la même période. Un autre petit-fils de Roméo, le Robert de la tumultueuse Renée, sert de guide à travers une musique décrispée et les adaptations du vieux Petit Train. Plus que Robert, cependant, c’est l’improbable tandem formé de Roméo et du volcanique Baraque Bordeleau, qui attire l’attention. Quand l’orchestre créé par les jeunes et emporté par Bordeleau sème le désordre et indispose les propriétaires de salles, Roméo calme le jeu et agit en discrète caution. Robert se cramponne aux deux mondes.
Une étape plus loin et c’est Expo 67. Roméo atteint 73 ans, mais garde pied dans un Québec inédit. Quand Robert perd son père et que Le Petit Train devient du même coup orphelin, Roméo veille à ce que le restaurant passe à un autre de ses descendants. Comme un ouragan de « québécitude » souffle alors, La Pitoune substitue son nom et son style aux anciennes formules. Pour bien souligner les formes extrêmes d’une certaine révolution québécoise, Mario Bergeron laisse déferler un joual agressant. La jeune et peu subtile Loulou étale sa liberté sexuelle, tandis que l’ardente souverainiste Lyse investit dans la cause sa cuisine traditionnelle et son folklore musical. Vains espoirs, car La Pitoune engendre piteusement le Dur Blues dont Romé n’aurait pas rêvé.
Des trésors pour Marie-Lou
Au sixième et dernier tome, Mario Bergeron boucle la boucle. L’ingéniosité est au poste. Dans chacune des deux moitiés de l’ouvrage, trois voix interviennent, se répondent, se soutiennent ou se contredisent : l’auteur, Roméo et, tour à tour, Marie-Lou et son amie Isabelle. Vivant et juste.
Cette Marie-Lou qui surgit dans l’arbre généalogique est l’arrière-petite-fille de la Jeanne qu’aimait tant Roméo et presque sa réincarnation. De mère en fille, de Jeanne à Bérangère, de celle-ci à Sylvie, de Sylvie à Marie-Lou, un destin se poursuit qui perpétue révolte, farouche autonomie, incapacité à accepter les moules sociaux. L’arrière-grand-oncle Roméo, qui marche à petits pas vers ses 100 ans et qui a vu mourir sa Céline, tous leurs enfants et quelques-uns de leur descendants, accueille une fois de plus la révolte. Sans tout approuver, mais en semblant tout comprendre.
Quand l’amitié d’Isabelle vient éclairer la vie de Marie-Lou, on mesure le chemin parcouru pendant le siècle traversé par Roméo. Isabelle, cruellement punie pour une seule et unique imprudence sexuelle, vivote sous la menace permanente de la séropositivité. Marie-Lou et Isabelle traverseront péniblement une période de malentendu avant la réconciliation qui précède la mort d’Isabelle. Roméo a disparu, mais ses commentaires, accumulés pendant des années, surgissent et soulignent la parenté des âmes à travers des temps différents.
Ambition démesurée ?
Mario Bergeron aura mené à terme un périple d’environ 2 800 pages, accompagné quatre générations de la même lignée et reconstitué un siècle de vie trifluvienne et québécoise. Cela mérite hommage. L’immense incendie de 1908, l’effervescence des années coincées entre les deux guerres, l’importance de la coopérative d’habitation dans l’émancipation de centaines de familles modestes, la prolifération des orchestres et leur influence sur les jeunes, la succession des conceptions et des valeurs différentes dans le cadre d’un humble restaurant, autant d’observations que l’on doit au regard d’un historien attentif au cours de l’évolution.
La reconnaissance ne peut cependant occulter les criantes faiblesses de la saga. Certaines tranches séduisent par leur fraîcheur ou leur densité : la présence à éclipses du vagabond Gros-Nez, l’enfance du petit-fils Martin, les relations entre Marie-Lou et Isabelle… En d’autres cas, Mario Bergeron se complaît si longuement dans le misérabilisme et la description des plus invraisemblables excès que son lecteur se sentira sous-estimé. La déchéance de Jeanne aurait sauté aux yeux sans l’enchaînement de scènes pitoyables. La propension joualisante d’une époque n’avait pas non plus à sévir si lourdement ni en tant de pages.
On aurait donc apprécié que l’écriture aussi reçoive son dû et que les personnages soient dispensés de tics agaçants et de simplifications caricaturales. Il est exaspérant d’entendre Sweetie répéter cent fois son « isn’t it cute ! », de subir de la part de l’équivoque François des dizaines de clichés éculés et artificiels, de voir la sympathique Renée enchaîner sans fin, de la puberté à son troisième âge, son patois ridicule de « patate ». Et si l’auteur tient à utiliser systématiquement le terme « débuter », peut-être devrait-il découvrir que le verbe n’est pas transitif.
Grande et utile saga dont il faut regretter que l’écriture ne soit pas aussi impressionnante que l’intérêt historique.
1. La saga de Mario Bergeron comprend : Le petit train du bonheur, JCL, Chicoutimi, 1998, 370 p., 21,95 $ ; Perles et chapelet, JCL, Chicoutimi, 1999, 544 p., 24,95 $ ; L’héritage de Jeanne, JCL, Chicoutimi, 2000, 438 p., 24,95 $ ; Contes d’asphalte, JCL, Chicoutimi, 2001, 520 p., 24,95 $ ; Les fleurs de Lyse, JCL, Chicoutimi, 2002, 511 p. ; 24,95 $ ; Des trésors pour Marie-Lou, JCL, Chicoutimi, 2003, 390 p., 24,95 $.