
Il n’est pas rare de voir des écrivains vivre et écrire dans une autre langue que celle de leur pays d’accueil : pensons à Paul Bowles écrivant en anglais au Maroc, ou bien aux avant-gardistes américaines des années 1920 qui avaient choisi la France pour la liberté des mœurs : Gertrude Stein ou Djuna Barnes. Royaï et Sharang, eux, ne peuvent pas publier dans leur pays d’origine. Hossein Sharang, par exemple, doit envoyer ses manuscrits en Allemagne où la communauté iranienne s’organise pour le publier. Yadollah Royaï a quitté l’Iran, après avoir déjà publié un bon nombre de recueils et d’essais sur la poésie. Une génération sépare les deux poètes.
Yadollah Royaï
Les premières influences qui ont marqué la première période de sa vie poétique sont les deux grands classiques
de la poésie : Hafez (XIVe siècle) et Nizami (XIe siècle). Hafez, pour sa pensée philosophique et son lyrisme ; de vision mystique et de sagesse ancienne, il lui était familier depuis l’enfance ; sa mère lui lisait ses poèmes. Nizami, le narrateur, pour son langage, son imagination et sa maîtrise, pour le mot et pour l’image aussi. « C’est Nima Youshij (1897-1960) [ un autre poète contemporain qui a fortement influencé Royaï ] qui m’avait conseillé de le lire. »
En pensant à ces influences, il songe à son premier recueil publié en Iran, Sur les routes vides (Le Livre de Kayhan, 1961), qui réunit ses huit premières années d’écriture poétique. L’attrait lui venait de l’art du mot. Une recherche dans le domaine de la forme et la découverte linguistique de ses éléments. Ses Études formalistes montrent bien ses tendances à chercher la vie du mot et sa meilleure place dans le vers, et la place du vers dans le corps du poème. « J’étais attiré par la découverte de nouveaux rythmes, et de nouvelles capacités du mot dans la langue persane, je voulais trouver un chemin pour que les composants de la forme se manifestent au sein d’un morceau de poème, et montrent le rôle esthétique du poème ; ce qui n’existait pas dans la poésie classique persane. Je voulais trouver en poésie les effets, les rôles des éléments qui, dans la musique, dans la peinture, créent la forme, la beauté. Je voulais appliquer ce rôle à la poésie. C’était l’ambition de mes premiers poèmes. » Il est parvenu à réaliser cette ambition dans ses deuxième et troisième recueils, Poème de mer (Morvarid, 1967) et Les nostalgies (Rowzan, 1968), où il a trouvé une nouvelle vie de l’image, un nouveau mécanisme mental, une nouvelle approche du mot. Dans un autre livre, De je t’aime (Rowzan, 1968), recueil de poésie amoureuse, le langage a permis l’émergence d’un nouveau mouvement de poésie érotique dans la poésie persane et scellé une collaboration avec la poétesse Forough Farrokhzad.
Avec Forough Farrokhzad
Née en 1934 à Téhéran, Forough Farrokhzad publie dès l’âge de dix-huit ans un premier recueil, Capturée, suivi deux ans plus tard d’un autre, Mur, Rébellion, paru en 1959. « La maturité poétique de Forough commence avec son livre Une autre naissance. Elle réalise un film documentaire sur les lépreux, La maison est noire, elle joue dans la pièce de Luigi Pirandello, Six personnages en quête d’auteur, et en 1965, Bernardo Bertolucci réalise un film sur sa vie. Un autre sera produit par l’UNESCO ».

Sur leur amitié et sur sa poésie, depuis qu’il y a trente ans elle est décédée dans un accident, Yadollah a écrit un article important. « Dans la première période de sa poésie, elle était entre la poésie classique lyrique et la poésie libre contemporaine. Poème d’amour, et érotique, choquant pour l’époque et venant d’une femme. Un scandale avait été créé autour d’elle. Après son divorce, dans les années 1960, j’étais rédacteur en chef d’une revue de poésie qui s’appelait Kitabé Hafté, c’est-à-dire – le livre de la semaine –. J’avais alors reçu d’elle deux poèmes de formes très différentes, c’était le commencement de notre amitié.
« – C’est moi, une femme seule / Au seuil d’une saison froide / Au début du saisissement de l’existence souillée de la terre / Du désespoir simple et triste du ciel / Et de l’impuissance de ces mains cimentées / Le temps passa et l’horloge frappa quatre coups / quatre coups / Je connais le secret des saisons / Et je saisis la parole des instants / Le sauveur sommeille dans sa tombe / Et le sol, le sol accueillant / Est une allusion à la quiétude1 –. À cette époque, d’autres poètes qui avaient la même ambition de modernité, m’avaient approché et nous avons créé un mouvement poétique dont le manifeste a pris le nom de – poésie de volume –, ou – espacementalisme –. »
Qu’est ce que espacement et qu’est-ce que volume ?
Est-ce une école, un mouvement, une découverte ? Dans un texte sur la poésie de volume, Poésie de mouvement, paru en janvier 1995, Yadollah Royaï dit que l’expérience de l’espacement peut se comparer à la « marge blanche » d’Éluard ou à « l’intervalle » chez Bernard Noël : « Tous, produits de la pratique husserlienne de – mettre entre parenthèses – les apparences du monde, nous permettent de nous différencier de l’évidence de nos visions. L’étrange méthode de la mise en attente du mot qui n’est pas toujours, au moins dans la poétique, une méthode à penser. Mais de s’ôter de la pensée. Et du connu2. »
« Dans l’allure de l’air / Me surveille constamment / Il existe, / là où l’air existe / Ni vouloir je fuis / Ni pouvoir de fuir / Fatal, dans son air toute chose / devient belle / comme l’air / Je prends la forme de ma parole / La fleur prend la forme de son parfum / Et c’est lui l’Ami / Lorsque l’air est une statue de lui3. »
Comme dans un film avant-gardiste, l’image se distancie de la parole, le mot de l’image qu’il évoque. L’espace crée la distance. Jacques Dupin disait dans une entrevue accordée au quotidien Libération « que la poésie est peut-être illisible mais c’est qu’elle n’est pas écoutée. Il n’y a aucune volonté d’hermétisme4 ». Jacques Dupin était l’initiateur, avec Yves Bonnefoy et André du Bouchet, et d’autres, de la revue Éphémère qui s’ouvrait à d’autres disciplines : ethnologie, psychanalyse, traduction, critique d’art. Nous trouvons écho à l’espacementalisme dans la poésie québécoise des années 1960 : chez Paul-Marie Lapointe ou Roland Giguère. Du côté des femmes, je pense aux expériences linguistiques de Gertrude Stein, ou plus proches de nous celles de Michèle Causse qui reprend le geste de mettre entre parenthèses et le donne pour titre de sa fiction poétique (Parenthèse) aux éditions Trois (1987). L’entre-parenthèses de Michèle Causse dit à sa manière l’espacementalisme.
Le mouvement espacementaliste iranien touchait d’autres domaines culturels : théâtral, pictural, cinématographique, et littéraire contemporain, pas seulement la poésie. Parmi les signataires du manifeste, il y avait le poète et cinéaste Fereydoun Rahnama, décédé (un poète qui était encouragé par Paul Éluard), un autre poète, Sirus Aktabay, également décédé il y a un an, qui écrivait aussi de la poésie en langue allemande. Le manifeste était signé par une vingtaine d’autres poètes en 1968. Il était paru à Téhéran en 1969, dans une revue de poésie, Baro, qui est l’anagramme de « Ba », de « Bamad », surnom de Ahmad Chamlou (poète iranien très connu vivant à Téhéran, dont les poèmes surtout lyriques sont traduits dans la collection Orphée-La Différence) et de « ro », pour « Royaï ».
Les livres qui suivirent Les nostalgies sont Versées labiales (Navide, Chiraz), livre très discuté en ce qui a trait à sa forme esthétique, et Épitaphes, Au pays des pierres tombales, ou soixante-dix épitaphes (chiffre d’exagération). Il y eut encore deux livres en prose : un essai, La mort de la raison à l’heure de la pensée, et un choix d’interviews, paru dans Du rocher rouge.
Exil
Peut-on encore parler de l’exil ? Qu’il soit politique ou volontaire ? Physique ou à l’intérieur de soi ? Ou serait-ce plutôt « ma langue qui est en exil ? » Tous ces exils existent en Royaï. L’exil pour un poète ne peut exister que sous la forme de l’exil de la langue. Depuis la mythologie persane, le héros Rostam ou Ulysse, l’exil existe. Aujourd’hui, l’exil n’est plus le même, car la distance est supprimée. Avant de se voir séparé de son pays, il se voit séparé de sa langue. Il n’est pas nostalgique de Téhéran, du désert, mais des mots, de la langue qui circule dans les rues de Téhéran. Car son origine, c’est la langue. L’exil a créé dans toutes les langues une richesse de création littéraire. Le poète n’est pas en quête de la terre mais en quête de soi en soi, c’est pour cela que l’exil est au cœur de la création littéraire. Le poète fuit son pays mais il est condamné à fréquenter mentalement ce qu’il a quitté physiquement. Il est à la recherche de son identité : l’identité de son écriture. « Je n’aime pas me voir déraciné quand je vois mes racines arrosées des mots d’ailleurs, soit au sein de la francophonie, soit persanophonie. »
La poésie contemporaine persane est très peu connue. Très peu traduite. Un lecteur français a donc très peu de ressources. Il est ainsi très difficile de définir la place de la poésie persane dans la littérature universelle. Tous les ans, des poètes français se réunissent pendant cinq jours dans un séminaire de traduction, pour traduire collectivement. Une de ces rencontres, qui réunissait entre autres Christophe Balaÿ (professeur de persan à la Sorbonne), Bernard Noël, Claude Esteban, Chawki Abdelamir, Alain Lance, Dominique Preschez, Esther Tellermann, Geneviève Huttin, a donné lieu à un recueil de poèmes, choisis parmi cinq autres ouvrages dont Épitaphes, Au pays des pierres tombales, publié par Les cahiers de Royaumont en 1997 (éditions Créaphis). Le titre, emprunté à Shams de Tabrizqui, se réfère à un verset du Coran qui dit : « Ils ne meurent pas mais ils se déplacent. » Shams s’étonne et dit : « Alors la mort était autre chose. » Bernard Noël a écrit sur la page de couverture : « Les étrangetés dues à la distance entre le persan et le français ne sèment heureusement pas ici des notions exotiques : elles renforcent au contraire la présence d’une sensibilité qui, pour être radicalement autre, n’en trouve pas moins dans la langue le même miroir. L’obscur n’est pas l’étranger : il est la seule chance de ne pas verser dans toutes les têtes le même courant consensuel. » Un nouveau recueil de poèmes (Les signatures), dans la traduction de Christophe Balaÿ, paraîtra aux éditions Dana (accompagné de dessins de Khosro Berahmandi) : « Quand je m’étonne, je me multiplie. Que se produit-il dans mon étonnement si ce n’est que je m’observe à nouveau ; non qu’en m’observant je sois saisi d’étonnement, mais parce que dans l’étonnement je suis saisi par le regard que je me lance à moi-même L’étonnement est ce qui se produit dans notre signature-étrange, produit dans l’étrange. »
Hossein Sharang
Chez lui, très jeune, la poésie était là. Il a publié cinq livres, le premier en Iran quand il avait dix-neuf ans, les quatre autres hors du pays, dont un fut traduit en suédois, publié en édition bilingue. Une poésie existentielle : « Je vis avec la poésie, c’est un mélange de mystique et de quotidien. » « Pour moi la poésie est comme le rire de l’animal ; un animal sauvage qui a choisi de s’harmoniser avec l’univers. C’est pour cela qu’il rit. J’ai deux sortes de poésie : une poésie ‘de jour’ et une poésie de mystère. Celle ‘de jour’ est pleine d’humour, elle est plus engagée, car je ne peux pas accepter cette stupidité qui s’appelle république islamique iranienne, c’est pour ça que je suis là. » L’exil, le véritable exil, Hossein Sharang l’a connu, pour fuir les exécutions des poètes en Iran, comme celle de Saïd Soltanpoor en 1982. Comme beaucoup d’autres, beaucoup de grands noms, et même des traducteurs « tués et jetés dans la rue ». À l’époque du Schah aussi régnait la censure, le contrôle des livres avant publication, comme aujourd’hui. Mais on ne tuait pas autant que maintenant. C’était une « censure chic, à la mode ». Maintenant, c’est une « censure primitive, aveugle, sauvage ».
« Ils ne lisent pas. » C’est pour cela que Sharang publie hors du pays. Comment fait-il pour vivre un double exil, dans un pays où le français et l’anglais sont les seules langues officielles ? Comment fait-il pour continuer à faire vivre en lui le persan. Cela ne crée-t-il pas en lui un schisme identitaire ? Pour qui écrit-il ? « Ce soir, je vais réciter quelques poèmes au Café Campus, où personne ne comprend le persan. C’est une partie de ma schizophrénie. Dans ce sens oui, tu sais que tu es malade et tu t’es adapté à ta maladie. Écrire de la poésie pour moi est une maladie universelle. Ça ne me dérange plus. Avant c’était très difficile. Avant je récitais mes poèmes pour ma communauté, plus tard, j’ai trouvé que c’est la poésie qui est importante. Ce n’est pas important dans quelle langue on l’écrit. Bien sûr il y a un problème de traduction, mais c’est l’acte de poésie qui est important pour moi. Je ne pense pas à mon public. » « J’écris pour ma ‘fille’ Tortue. » Qui lit ? Qui ne lit pas ? « Je crois que la poésie trouve ses lecteurs. La langue c’est comme mon pays, ma page blanche sur laquelle j’écris la constitution de mon pays. » Une poésie à écouter avant de la comprendre. Sharang récite en iranien dans tout le Canada comme en Europe ; il est publié en Allemagne, mais il a choisi de s’établir à Montréal. Hossein Sharang a publié cinq recueils de poèmes : Le bruit du matin (publié à Téhéran en 1980), Sur la tablette du vent, L’hymne à la danseuse, et De l’étrange habitude de vivre aux éditions Navid, en Allemagne ; et Le devenir du monde, aux éditions Roya, en Suède.
Une traduction française de ses poèmes, par Bahman Sedighi et Gilles Cyr, est en préparation : « Dévorer la bouche du temps / écrire le Livre / assourdir l’éternel / d’un cri blanc / ça suffit j’ouvrirai le nSud de la parole à une tête coupée / je la présenterai sur la pique du silence / pour qu’ils ne me demandent plus la bouche, les mots renversés / ô poètes des deux testaments / je veux déserter […] Autant il y a de feuilles et de racines / autant de haches a la mort / autant nous avons de mains et de métiers / autant de métiers et de mains a la mort elle sait tout ce que nous savons / elle lit, écrit comme nous en soixante-douze langues / et comme nous pensifs / dans une langue morte ivre de nous elle est / comme si notre âge allait dans sa bouteille / son vin est vieux / mais frais la mort ».
1. « Ayons foi en le début de la saison froide », Saison froide, par Forough Farrokhzad, trad. par V. et K. Movallali, Arfuyen, Orbey, 1991, p. 9.
2. Qu’est-ce que la poésie ?, textes réunis par Bernard Noël, Jean-Michel Place, Ville Saint-Denis, 1995, p. 241.
3. L’œil écoute, par Yadollah Royaï, traduit par Caroline Davarpanah, Bernay, 1994, p. 71.
4. Libération, Cahier A « Livres » du 3 février 2000.
Yadollah Royaï a publié entre autres en français :
Versées labiales, Éditions d’association persane, Paris, 1991 ; Dans les années nocturnes, trad. par Dominique Preschez, L’œil écoute, Bernay, 1994 ; Et la mort était donc autre chose, traduction collective Royaumont, relue par Christophe Balaÿ et Bernard Noël, Créaphis, Paris, 1997 ; Signatures, trad. par Christophe Balaÿ, Dana, Rennes, 2000.
Forough Farrokhzad a publié en français :
Saison froide, trad. par Valérie et Kéramat Movallali, Arfuyen, Orbey, 1991.
Une traduction des poèmes de Hossein Sharang paraîtra prochainement aux éditions du Noroît, Montréal, par Gilles Cyr et Bahman Sedighi.