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Miron le magnifique

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En mai dernier, Le Devoir publiait à la une un article de Stéphane Baillargeon signalant que le premier roman d’Hubert Aquin, Prochain épisode (1965)« figur[ait] maintenant sur plusieurs listes de best-sellers du Canada anglais, plus de deux décennies après sa traduction ».

Le fait, continue le chroniqueur, que ce « maître ouvrage […] raconte la mission d’un révolutionnaire québécois chargé d’abattre un agent lié aux forces fédéralistes canadiennes rajoute à la curiosité1 ». Parallèlement, en 2003, la scène littéraire québécoise aura mis elle aussi en vedette un écrivain dont les idées indépendantistes étaient bien connues : il s’agit de Gaston Miron, auteur de l’incontournable Homme rapailléLes deux hommes d’ailleurs se connaissaient et partageaient certaines attitudes protestataires dont le poète dit qu’il lui « a[vait] parlé à l’occasion2 ».

L’événement central de ce que l’on pourrait appeler « l’année Miron » est le cinquantième anniversaire de fondation de la maison d’édition L’Hexagone, créée en 1953 par Gaston Miron lui-même, avec le concours de ses amis Olivier Marchand, Mathilde Ganzini, Louis Portugais, Gilles Carle et Jean-Claude Rinfret.

Depuis le début de l’année, cette commémoration est soulignée par diverses activités : un récital de poésie a d’abord eu lieu à Montréal, le 2 avril, lors de la soirée d’inauguration du Festival littéraire international Métropolis bleu ; un hommage a été rendu à L’Hexagone au Salon du livre de Québec (9-13 avril) sous forme de capsules poétiques et de tirage d’une bibliothèque de poésie ; des spectacles-lectures ont été présentés, le 12 mai, à Montréal, au Festival international de la littérature (sur le thème « L’Hexagone en jazz ») et, le 21 juin, à Paris, au Marché de la poésie, place Saint-Sulpice ; un concours de poésie intitulé « Poèmes d’amour et de révolte » a été organisé par L’Hexagone dans l’ensemble des écoles secondaires du Québec. Dans le monde de l’édition, on prévoit la publication, à l’automne, pour le prochain Salon du livre de Montréal, d’un recueil réunissant une centaine de textes retenus par le jury de sélection du susdit concours de poésie. Marie-Andrée Beaudet, la conjointe de Gaston Miron, et Pierre Nepveu publieront quant à eux une collection d’articles du poète portant sur la politique, la culture et la littérature. Toujours en 2003, L’Hexagone aura réactivé des liens très signifiants en rééditant les Poèmesd’Alain Grandbois, qui avaient inauguré quarante ans plus tôt, en 1963, sa collection « Rétrospectives3 ». Christine Tellier et Jean-Christian Pleau viennent pour leur part de publier chez Fides, respectivement, Jeunesse et poésieun essai sous-titré De l’Ordre de Bon Temps aux éditions de L’Hexagoneet La Révolution québécoise, Hubert Aquin et Gaston Miron au tournant des années soixanteLes éditions Nota bene, elles, ont remis en circulation, en format de poche, l’excellent essai de Pierre Nepveu, Les mots à l’écoutepublié d’abord en 1979 et consacré à l’étude des œuvres de Fernand Ouellette, Paul-Marie Lapointe et Gaston Miron. Enfin, l’année Miron aura vu la publication de deux ouvrages qui retiendront ici l’attention : un essai de Yannick Gasquy-Resch, Gaston Miron le forcené magnifique4et, surtout, des Poèmes épars5réunis par les mêmes Marie-Andrée Beaudet et Pierre Nepveu.

Gaston Miron le forcené magnifique

Yannick Gasquy-Resch a bien raison de prévenir le lecteur que son « introduction à la vie et à l’œuvre du poète québécois à travers une lecture de son fameux recueil, L’homme rapaillé »est « destiné[e] à un public non spécialiste » : l’essayiste vise un lecteur « qui aime la poésie », tout simplement. Dans une langue facile, évitant a priori le jargon parfois aride de la rhétorique, de l’herméneutique ou de quelque socio-sémiotique, elle refait d’abord le parcours biographique du poète en multipliant les citations de L’homme rapaillé qui relient l’œuvre à son auteur. Ainsi l’essai commence-t-il en soulignant, parmi les « territoires identitaires » de Gaston Miron, « l’espace originel », c’est-à-dire les Laurentides natales, avec ses particularités physiques, familiales et sociales, dont l’humus marquera l’écrivain pour toujours. Il s’agit ici de la fameuse « quête identitaire » dont tous les exégètes mironiens ont parlé et dont l’origine fondamentale tient à l’humiliation de devoir parler anglais pour satisfaire les touristes saisonniers dans une région rurale où règne l’analphabétisme.

Arrivé à Montréal en 1947, Gaston Miron développe ensuite son « sens communautaire » au sein de mouvements comme le scoutisme et l’Ordre de Bon Temps. La pratique du joual, la découverte du « Québécanthrope » aliéné, l’expérience de l’exil intérieur, qu’il partage avec les François Villon, Louis Aragon, Aimé Césaire et autres Léon-Gontran Damas, le poussent à dépasser les limites du dire et à s’engager sur la voie du faire : c’est la fondation de L’Hexagone, en 1953, pour contrer l’« isolement » des « grands aînés », puis le militantisme politique pour l’indépendance du Québec dans l’effervescence de la Révolution tranquille.

Dans une deuxième et dernière partie, Yannick Gasquy-Resch tente plus brièvement de cerner « la poétique de L’homme rapaillé », « un livre qui ne sera jamais vraiment fini », une œuvre ouverte, jamais achevée, que son auteur a modifiée au fil des éditions ou des récitations publiques. Des causes matérielles, affectives et socioculturelles expliquent cette difficulté de clôture, pour la démonstration de laquelle des exemples forts intéressants sont donnés : changements de titres, déplacements de textes, corrections, ajouts, ratures apparaissent en effet au cours des différentes éditions de L’homme rapaillé. L’essayiste passe de même rapidement en revue le « panthéon littéraire » auquel Gaston Miron a le sentiment d’être redevable: Rutebeuf, Joachim du Bellay, Paul Éluard et André Frénaud, tous poètes dont il se sent « proche par la destinée et le rôle qu’ils attribuent à la poésie ». Certains se rappelleront ici « Ma bibliothèque idéale », un texte qui a été lu à Radio-Canada, le 16 septembre 1961 et qui a été publié en 1970, dans la première édition de L’homme rapaillé6. Yannick Gasquy-Resch aborde en outre un moment les grands cycles poétiques publiés par fragments dans les revues (« La vie agonique », « La batèche » et « La marche à l’amour ») et les deux seuls textes de prose qui ont survécu dans la septième édition, posthume, chez Gallimard, en 1999 (« Aliénation délirante » et « Notes sur le non-poème et le poème »). Le rapprochement avec le « poème pamphlet » de Michèle Lalonde, « Speak white ! », est ici particulièrement heureux.

S’adressant à un public général, Yannick Gasquy-Resch n’évoque que brièvement les caractéristiques formelles de l’écriture de Gaston Miron. Il s’agit ici notamment de la « mobilité de l’écriture », que l’écrivain Jacques Brault avait déjà évoquée en disant avec pertinence de son ami qu’il était un « poète essentiellement oral ». Tous les commentateurs ont repris cet aspect singulier de la poésie mironienne, qui n’est pas imitation du parler québécois mais bien invention d’un langage personnel dont le rythme « naît », comme dans le célèbre « Damned Canuck », « des accumulations, des répétitions, des expressions ressassées dans un grand cri de colère, et qui constituent les procédés par lesquels s’inscrit une esthétique de l’oralité ». Henri Meschonic, rappelle Yannick Gasquy-Resch, parle même d’une « syntaxe » mironienne.

Pour n’avoir pas occulté ces aspects formels, même s’ils sont peu développés, on peut dès lors pardonner à l’essayiste de rarissimes coquilles et certaines irrégularités dans les références infrapaginales. On tolérera de même de ne trouver aucune explication sur l’Ordre de Bon Temps, un « mouvement de jeunesse » dont elle parle à trois reprises et auquel les membres fondateurs de L’Hexagone ont « tous » appartenu. Le susdit essai de Christine Tellier viendra heureusement combler cette lacune.

On passera en revanche moins facilement l’éponge sur l’inclusion d’un faux et incomplet « Petit glossaire mironnien7 » terminal. Plusieurs des 31 mots ou expressions ici recensés appartiennent en effet à la langue française (engoulevent, épilobe, misaine, pluvier) ou québécoise (achigan, épinette, fardoche, poudrerie, pruche…). À l’opposé, on n’y retrouve malheureusement pas des créations mironiennes comme le susdit « Québécanthrope » et le superbe néologisme « amironner », un mot-valise qui apparaît dans le poème « Séquences » et qui contient sémantiquement « ami », « avironner » et « Miron » tout à la fois.

Poèmes épars

La pièce de résistance de la production de cette année particulière aura sans doute été la publication des Poèmes épars. Cette édition, dit Pierre Nepveu dans sa « Présentation », « propose […] l’ensemble des poèmes que Gaston Miron a écrits et publiés de manière éparse entre 1947 et 1995, et quelques poèmes inédits retrouvés pour la plupart dans les archives personnelles du poète ».

En décrivant les deux premières sections du nouveau recueil (« La troisième saison ou Le premier printemps » et « Femme sans fin ») comme les « deux volets d’un même ensemble », le présentateur met en évidence « le travail incessant de déplacement et de recyclage typique de l’œuvre de Miron », qu’évoquait également Yannick Gasquy-Resch, on l’a vu. Les « Notes » regroupées à la suite des poèmes font du reste apparaître force reprises et recoupements et, en incluant les variantes de plusieurs poèmes, elles montrent clairement que « le moindre texte était pour [Miron] un manuscrit perpétuel, toujours en chantier ». Elles illustrent également le « processus de ‘rapaillage’ jamais terminé qui anime toute cette œuvre poétique » et dévoilent du même coup ce « combat avec mais aussi contre les mots », ce « mal-écrire » qui « faisait partie intégrante de la démarche poétique » de l’écrivain. Pierre Nepveu a du reste trouvé une heureuse formule pour décrire la manière de travailler de Gaston Miron : « [S]on œuvre connue s’est construite pour l’essentiel par extraction et permutation ».

La troisième partie du recueil, intitulée « Poèmes (1977-1995) », contient pour sa part des pièces déjà publiées dans des revues ou des anthologies. À nouveau, les « Notes » révèlent « le travail incessant » dont il est question : les titres sont souvent modifiés, les variantes surgissent, des versions différentes sont incluses pour des poèmes qui ont connu jusqu’à six lieux de publication (ex. « Forger l’effroi »). Les « Poèmes anciens (1947-1958) » qui suivent ont tous « en commun de ne pas avoir été retenus par le poète dans les diverses éditions de L’homme rapaillé », précise Pierre Nepveu. On y voit cette fois le Miron des débuts, pratiquant la strophe et le vers réguliers, puis évoluant vers le vers libre. À noter que si la plupart des pièces de cette quatrième partie ont déjà été publiées elles aussi (dans des revues ou dans le recueil Deux sangs, en 1953), plusieurs, en revanche, sont inédites: « Je brûle […] », « Budapest 1956 (Bulletin) », « Les mots, les mots », « Poème dans le goût ancien »…

La cinquième division des Poèmes épars contient finalement « La rose et l’œillet », une « [c]hanson très souvent chantée en public par Gaston Miron » lors du spectacle « La marche à l’amour », « présenté plus de cinquante fois au Québec et à l’étranger ». Il s’agit d’un texte dont le poète lui-même « a composé les paroles et la musique dans le style des chansons traditionnelles ».

Dans les Poèmes épars, on retrouve par ailleurs non seulement la manière, mais encore la matière mironienne : telles la quête amoureuse, l’image de la femme-pays (dans l’un des « Poèmes anciens » : « L’été ») et la « condition temporelle et corporelle de l’humain cherchant à fixer les angoisses et les incertitudes d’un destin ». De même, qui ne reconnaîtra pas le militant indépendantiste dans ces vers de « Retour à nulle part » : « ce peuple qui n’en finit plus de ne pas naître […] / Nous entrerons là où nous sommes déjà / Car il n’est pas question / de laisser tomber notre espérance » ? Et l’auteur qui a dit dans « Recours didactique » : « je ne chante plus je pousse la pierre de mon corps8 », n’est-il pas celui qui avait déjà écrit, en 1954, dans un inédit intitulé « Une génération » : « Je ne chante plus / Je me dresse devant vous comme un pan de ciel » ?

Le nouveau recueil a-t-il par ailleurs toute la « maturité » et la « force » que souligne Pierre Nepveu dans sa « Présentation » ? Plusieurs pièces apparaissent en tout cas immédiatement liées à la matérialité concrète sans la transmutation nécessaire, en principe, au poème. On m’en voudra peut-être d’évoquer ici « Femme sans fin » où, dès la « Dédicace », la réalité immédiate est si peu transcendée qu’elle fait naître une écriture de journal intime, assortie de clichés, plutôt qu’un poème : « [R]ue Émery en février […] comme le bel oiseau du cœur en fête […] le bonheur qui pousse de l’intérieur / et nous illumine […] sandrine berthiaume /gaston miron ». Plus loin on trouve des banalités : « [A]mant de sandrine berthiaume à la vie à la mort […] / je t’aime sandrine berthiaume ». D’autres traits sont plus heureux ; tels ces vers de « Ce désir… » : « [S]on plaisir effeuille ses yeux mauves / […] l’animal fou de mon désir s’éternise » ; ou ceux de « Nos sommeils… » : « [A]insi éloignés malgré moi nous reposons / aériens comme en Chagall et de tout temps » ; ou celui de « Naissance et mort de l’amour », qui évoque l’image simple mais efficace du « labyrinthe aimanté du destin ».

On aura sans doute noté dans ce dernier exemple une marque scripturale fort récurrente chez Gaston Miron, qui consiste en l’association de mots concrets et de mots abstraits formant des métaphores surprenantes. On connaît déjà dans L’homme rapaillé les images de la « caille de tendresse », de la « souche des misères », du « bœuf de douleurs » et des « abattis de nos colères », où les substantifs abstraits viennent élever au niveau poétique l’évocation de réalités quotidiennes. On trouve dans les Poèmes épars de pareils regroupements : « Un cargo de tendresses », « les chiens de ton destin », « un cheval de lumière », « ma parole concassée sur la courroie en marche / […] je baratte mon amour à la roue d’infortune » : notons que ces deux derniers vers sont tirés de « Ma délire absente », qui contient les « banalités » citées plus haut…

Au total, les événements et les publications entourant la célébration des cinquante ans de L’Hexagone auront permis, si besoin était, de dresser un monument significatif et décisif à une œuvre majeure de la littérature québécoise, voire de la francophonie universelle. Avec l’addition des textes de prose prévus pour l’automne, l’œuvre complète de Gaston Miron ne sera sans doute pas loin d’être disponible. L’heure des grandes synthèses est dès lors prévisible et les éditeurs critiques se sentiront peut-être interpellés, ainsi que Pierre Nepveu en suggère indirectement la chose dans sa « Présentation » des Poèmes épars.

 


1. Stéphane Baillargeon, « Prochain épisodetout à coup best-seller au Canada anglais. Justin Trudeau à la défense d’Hubert Aquin », dans Le Devoirsamedi-dimanche 24-25 mai 2003, p. A-1 et A-10.
2. Gaston Miron, « Un long chemin », dans L’homme rapaillécollection du prix de la revue Études françaises, Presses de l’Université de Montréal, 1970, p. 116.
3. Tous ces renseignements proviennent de plusieurs sources : « Le mot de l’éditeur », par Pierre Graveline, dans la brochure publicitaire 2003 de L’Hexagone ; l’article de la presse canadienne « Poèmes inédits de Miron publiés ce printemps », reproduit dans Progrès-dimanche (Chicoutimi), 2 février 2003, p. B-8 ; un article de Caroline Montpetit, « Le souffle des origines », dans Le Devoirsamedi-dimanche 15-16 février 2003, p. F-1 et F2 ; un article de Thierry Bissonnette, « Grandbois l’étranger. Une réédition fort utile, mais incomplète », dans Le Devoirsamedi-dimanche 26-27 avril 2003, p. F-4.
4. Yannick Gasquy-Resch, Gaston Miron le forcené magnifique, Préface d’André Brochu, Hurtubise HMH, Montréal, 2003, 153 p. ; 19,95 $.
5. Gaston Miron, Poèmes éparsédition préparée par Marie-André Beaudet et Pierre Nepveu, L’Hexagone, Montréal, 2003, 133 p. ; 17,95 $. L’Hexagone a aussi produit de cet ouvrage une édition de luxe à tirage limité, de 700 exemplaires.
6. L’homme rapaillé, op. cit., p. 102-107.
7. L’essayiste écrit l’adjectif avec deux « n », contrairement à l’usage québécois, tel qu’on le voit par exemple dans les Poèmes épars dont il est question ci-après.
8. Gaston Miron, « Recours didactique » dans L’homme rapaillééditionde 1970, op. cit., p. 61 ; dans l’édition Gallimard (1999), le poème est intitulé « Sur la place publique » et il est sous-titré « recours didactique ».

À paraître en 2004 : Jean Royer, Voyage en Mironie, Fides.