Rêve…! Un incroyable tournis de parfums et de couleurs, de bruits de peaux de tam-tam. De quoi revoir notre vision de la rencontre…Car il n’y a toujours eu qu’une relation, totale, cosmique – ce que ne dit pas le vocable anglais global.
Celle par exemple qui, bien avant Internet et le Manuel interactif du savoir lancé il y a quelques temps par l’Académie universelle des cultures (lire : par Umberto Eco, superstar nomade de toute mode), ouvrait les unes aux autres, comme l’avait exploré le très grand Victor Segalen, les traditions, les pensées et les pratiques de Lao-Tseu, Confucius, Pythagore et Bouddha1. C’est tout cela, et bien davantage, qui virevolte du fond des âges dans les paroles antillaises d’aujourd’hui.
Du conte et de la santé
Comme cela devient évident depuis Le discours antillais2 d’Édouard Glissant, la pensée des Gilles Deleuze et Félix Guattari côtoie celles des Saint-John Perse, William Faulkner, Jules Supervielle, Albert Camus, la liste pouvant se dérouler envers les Jean Laude, Kateb Yacine, Nicolás Guillén, Ismaïl Kadaré et tant d’autres. Dans Sartorius, Le roman des Batoutos d’Édouard Glissant, de même que dans Régisseur de rhum (suite de Commandeur du sucre, 1994) et Brin d’amour3 de Raphaël Confiant, tous les espaces sont là : baroque, déportations, filiations, chaos, ouvertures, universaux, boue, maladie, violations des droits, hypocrisie mondiale, mais aussi force de l’amour et du corps.
C’est que la totalité-monde – dont l’une des véritables formes d’actualisation est bien la LITTÉRATURE – implique une écologie. C’est une affaire de santé publique. On ne sera donc pas étonné de la dédicace toute simple de Sartorius : « À Sylvie et Mathieu, la forêt et la terre », puis de l’épigraphe : « La santé comme littérature, comme écriture, consiste à inventer un peuple qui manque. Il appartient à la fonction fabulatrice d’inventer un peuple. On n’écrit pas avec ses souvenirs, à moins d’en faire l’origine ou la destination collective d’un peuple à venir encore enfoui sous ses trahisons et reniements ». Signé : Gilles Deleuze. Comprenne, en cette Terre Québec, qui voudra et comme il le voudra ! Reste la nécessité d’inventer, de voyager, et c’est précisément ce que propose Édouard Glissant dans son nouveau roman, peut-être le plus périlleux qu’il ait jamais écrit, ou en tout cas le plus tissé d’avenir et de sensations folles : rêver un peuple. Batoutos est ici le nom de ce rendez-vous, colossal rituel de la vie.
Le roman débute par une demande de conte venant du fond des âges : « Ho ! Contez pour nous le plus à fond que vous pouvez la narration d’Odono Odono » ; Odono, nous est-il immédiatement rappelé, étant le fils de Marie Celat, femme de Mathieu Béluse et connue surtout, je cite Tout-Monde4, « comme pour dire le secret et la clé des mystères du pays », cet espace s’étendant, selon William Faulkner, du nord du Brésil jusqu’au bassin du Mississippi, vision si généreuse que même William Jefferson Clinton, amoureux du monologue de Benji dans Le bruit et la fureur, n’hésitait pas à se désigner comme Caribéen, lui, natif de l’Arkansas5.
L’endurance de l’invisible
Qu’est-ce qui est alors raconté ? Le récit des Batoutos, peuple parti d’Afrique pour survivre à la Traite négrière, sombre et stupéfiante Shoah. D’où vient la force de sa résistance ? La réponse était déjà très claire dans Faulkner, Mississippi : ne maîtrisant pas l’histoire, ledit peuple, proprement inexterminable, traverse l’épaisseur du réel : « ‘They endured’. Ils enduraient. Ils endurèrent. […] Ils ne se font tuer que parce qu’ils durent obstinément6 ». Dans cette optique, il se trouve que l’auteur de Tandis que j’agonise, William Faulkner, fut comme Pierre-Marie de la Vigerie régisseur de l’immense distillerie de Rivière-Salée, dans le sud de la Martinique. Pour le riche propriétaire et les Batoutos, seul vaut en fin de compte le passage du temps. Ainsi en va-t-il également de cette splendide métaphore inaugurant Régisseur du rhum : « [D]es boules de feu zigzaguant à travers les champs de canne […], levant comme de soudaines huées de flammes bleu-orangé qui filaient vers les confins avant de s’épuiser, ô inexplicable, à mi-chemin de leur folie ». Raphaël Confiant sait pertinemment que le fond de son récit recèle le secret d’un ventre enflammé de désir incapable de se séparer entre ses patries jalouses.
Il connaît aussi l’utérus de Lysiane, fille de Man Irimine et de Tertullien Augusta, prodigieux conteur s’il en est. Lysiane est toute-femme, « négresse-noire », « belle mais noire », négresse bleue, vierge noire laissant « son sang se dévider avec une impudeur tranquille » sur la plage de Grand-Anse. « Grande-grecque » liseuse et folle, la voilà dans Brin d’amour aux prises avec des prétendants : Nestorin, alias Youssef Bachour, bâtard-Syrien chrétien d’Orient, Milo Deschamps, ex-mécanicien des usines Peugeot à Sochaux, devenu pasteur adventiste, puis Siméon Désiré, ex-fossoyeur adjoint. Lysiane écrit son Calendrier d’une absence, éclairant sa communauté. Qu’il y ait alors double assassinat ne surprendra personne, d’autant plus qu’aux trépidations de Lysiane se conjuguent celles de la fille de la tenancière de l’Océanic-Hôtel, Amélie Losfeld, dont la langue touche tout autant les athées que les quimboiseurs ou les communistes.
Peu importe l’amour ou le rhum, l’indécence des meurtres, les grèves et les élans patriotiques, la violence des combats. Vient un jour où, devant la mort, l’évidence surgit. « Violant la règle ancestrale qui veut que les contes créoles ne se récitent qu’au mitan des veillées mortuaires, au plus noir de la nuit, un conteur formidable, dont le nom lui aussi étonnant est resté gravé dans ma mémoire, Hurard Belgrade, entreprit d’adoucir nos pas, d’apaiser notre tristesse. » (Régisseur du rhum) James Joyce n’aurait pas conté plus juste pulsation des passions !
Par la vertu de quel prodige le peuple de la traite parvient-il à traverser le long fleuve de l’oubli ? Pas plus que chez William Faulkner l’errance n’est chez Édouard Glissant et Raphaël Confiant diaspora. Déambulations plutôt, portées tout autant, nous est-il expliqué dans Sartorius, par les Inuits que par Túpac Amaru, Juan Latino, Gaston Miron, Joël des Rosiers, Alexandre Pouchkine ou Antonio Maceo. La stratégie trouve son efficace dans son énigme : les Batoutos circulent dans les géographies du monde invisibles. Le miracle ne vient pas seulement de leur peau sombre, mais de leur capacité à déplacer la perception : « [L]’invisible provient surtout de la manière dont vous regardez, c’est simple ». Clarté qui autorise la répartition par le biais d’une poétique de la palabre digne de la communauté entre la savane et la forêt, la ville figurant alors à la fois la brousse et la savane. Or, ce qui semblait s’annoncer comme un simple jeu de positionnement déjoue les traités de marketing des puissants de ce monde qui substituent à l’Idée de Nation celle de Régions économiques, dogme englobant de la dictature de la mondialisation dans lequel on fourre toutes les inepties définissant la World Class7.
Vous avez dit « Résistance » ?
Car il ne s’agit pas de s’approprier l’Amérique pour expliquer la frustration de plus d’un Européen devant ses tentatives infructueuses à comprendre : « Pourquoi, se demandait d’ailleurs l’écrivain américain d’origine soviétique Vassili Axionov, faut-il conquérir cette étrange Amérique, pourquoi n’est-ce pas à elle de se passionner, par exemple, pour le ballet, mais est-ce au ballet de lui plaire, pourquoi ces péquenots ne doivent-ils pas rechercher la musique classique et est-ce la musique classique qui doit les rechercher ? Questions que se pose l’amour-propre européen blessé. Surgit alors une crise de xénophobie, l’achoppement de la cambrousse européenne et de la cambrousse américaine. Ailleurs, cela s’appelle ‘la résistance à l’impérialisme européen’.8 » Bien sûr, Vassili Axionov insistait sur la conquête et non sur la traversée. Mais il faisait surtout sentir la force d’attraction de ces fantasmes capitalistes au-delà desquels est pour toujours ajourné le face à face avec la réalité par une fuite schizophrénique vers l’avant dans l’argent, la réussite. Or, les détours sont pourtant multiples et le monde dont il est question par les voix antillaises, Amériques incluses, touchent l’être et non l’avoir. En place de posséder, être possédé…. sans taxe d’aliénation. Après tout, il n’y a pas que Hollywood ou Disneyland !
Le nomadisme enraciné
Publiés à quelques mois d’intervalle, deux livres de René Depestre ont récemment permis de repenser le marathon qui occupe Édouard Glissant, Raphaël Confiant et quelques autres confrères et consœurs. Ainsi parle le fleuve noir et Le métier à métisser9 font en quelque sorte état des mêmes préoccupations et des mêmes convictions, la plus fondamentale d’entre elles étant la nécessité d’un nomadisme enraciné, autre manière de poser que la citoyenneté n’est pas faite que de dollars virtuels et d’identités factices mais également de terre, de sang et d’enfants.
On comprend que le tissage doive être compris dans l’horizon de ce que Jean Jonassaint appelait tout dernièrement la « fable tragique haïtienne ». Celle-ci, selon lui, formerait en définitive un microgenre national, ce qu’il démontre dans une étude exemplaire, Des romans de tradition haïtienne, Sur un récit tragique10. Il s’y penche sur les récits de « pertes fatales » structurant les œuvres d’auteurs comme Jacques Stephen Alexis, Jean-Baptiste Cinéas et Justin Lhérisson, parmi d’autres, qui se distingueraient radicalement des romans de la modernité – ceux de René Depestre justement, mais aussi des Marie Chavet, Frankétienne, Dany Laferrière ou Émile Ollivier11. Sans contester la lecture stratégique de Jean Jonassaint, on pourrait toutefois montrer que sont envisageables des lieux de traverse entre la tragédie et la modernité. À preuve, les délicieux recueils de lodyans publiés depuis quelques années par Georges Anglade12, oralitture par excellence « classique » ancrée dans le présent de l’exil et de la diaspora. Qu’ils parlent d’une veillée aux morts à Quina, du duvaliérisme, du football ou qu’ils nous entourloupent avec des exercices de style au sujet de Port-aux-Morts ou de Nédgé (Notre-Dame-de-Grâce), les lodyans disent peut-être toujours un certain lyrisme réaliste. « – Il faut pas se tromper, Haïti, le goût d’Haïti, n’a rien à voir avec tous les exotismes isléens. » Non, il ne faut pas se tromper. La lodyans énonce toujours la vérité, quelle qu’elle soit, impossible ou fantasmée, noire et atemporelle.
Si la perspective proposée par Jean Jonassaint autorise une réserve face à l’optimisme parfois galopant de René Depestre, on voit comment celle de Georges Anglade permet de le déplacer en éclairant les passages initiatiques de l’existence à travers les vertus de la rumeur. Que j’endosse quasiment tous les aspects de l’histoire que nous présente René Depestre à travers d’imposantes figures de ses formes d’esprit et de sensibilité ne m’empêche pas aussi d’être sceptique devant l’idée que « la France entend faire de la francophonie une aventure démocratique de la modernité » autant que devant le multiculturalisme et le bilinguisme canadian. Je sais bien qu’Erik Orsenna et Dominique Hernandez rattacheraient mon hésitation à ma condition de Québécois revanchard. Il suffit pourtant d’écouter les propos de Jacques Chirac et de plusieurs de ses attachés culturels sur le terrain pour prendre la mesure du colonialisme qui continue de grever les politiques culturelles de la France, au pays comme à l’étranger. Que « la langue française [ait] cessé d’être un phénomène hexagonal », tous les pays francophones en ont convenu il y a longtemps. Or, l’important est, comme le dit René Depestre, que les Français comprennent désormais « que leur langue est devenue un lieu d’identités multiples où les divers créoles, loin d’être des avatars exotiques et bâtards du français, sont des outillages mentaux qui relayent en beauté son histoire hexagonale ». Laissons donc la chicane (puisqu’elle nous obligerait à entrer ici dans toute la question de l’affirmation nationale haïtienne fort bien explorée par Jean Jonassaint) et voyons en terminant ce que nous propose comme mode de fonctionnement de l’imaginaire le poète haïtien.
Du recueil Le métier à métisser réunissant tout autant des essais sur des écrivains et des hommes d’action comme Aimé Césaire, Henri Lopes, André Breton ou Che Guevara que des contributions consacrées soit au réalisme merveilleux et à l’érotisme solaire, soit aux rapports entre la négritude et l’Occitanie, je retiendrai une lettre d’avril 1996 adressée à Michel Ménaché dans laquelle René Depestre trace les notions centrales de processus de créolisation, de révolution (eh oui !, Rimbaud n’est pas plus mort que Freud…), avec leurs effets de groupe, leur poids de militance et leurs utopies : « J’ai le sentiment d’avoir acquis, du fait d’un exil qui a duré toute la vie, ce que j’appelle une identité-banian (du nom d’un arbre de l’Asie aux racines multiples qui ont l’originalité, après leur montée à la lumière, de redescendre dans la terre pour de successives remontées). Mon identité multiple se nourrit à la fois du chez-soi insulaire de Jacmel (Haïti) et du chez-l’autre hexagonal de Lézignan-Corbières (France) ». Ah les arbres !, si familiers à Paul-Marie Lapointe, pour autant que la fécondation se perpétue en prolongements dans les eaux et les cieux. De bois et de feuilles pépitent les plus beaux pollens du monde, empêchant alors l’ignorance et le consumérisme de se fixer…
… ce pourquoi l’identité-banian génère des contes et des récits en chapelets hors de l’idéologie de l’humanitude, ce dernier remplacé chez René Depestre par celui d’hominité (ou d’hominisation) afin de décrire « le phénomène historique par lequel l’homme et la femme deviennent peu à peu ce qu’ils sont, en persévérant dans leur être, sur le mode tragique, tout en s’éloignant lentement, douloureusement, des superstitions et des horreurs de toutes sortes de la barbarie ». Beaucoup de pain sur la planche, certes. Il faut pourtant continuer sans relâche, ne jamais baisser les bras.
1. Victor Segalen, Les origines de la statuaire de Chine, Fata Morgana, Montpellier, 1987.
2. Édouard Glissant, Le discours antillais, Seuil, Paris, 1981.
3. Édouard Glissant, Sartorius, Le roman des Batoutos, Gallimard, Paris, 1999 ; Raphaël Confiant, Régisseur de rhum, Écriture, Paris, 1999 ; Raphaël Confiant, Brin d’amour, Mercure de France, Paris, 2001.
4. Édouard Glissant, Tout-Monde, Gallimard, Paris, 1993.
5. Je n’invente rien ! En fait, je reprends un merveilleux texte de Gabriel García Márquez publié dans le National Post du 6 février 1999 et intitulé « The magical realism of Bill Clinton ». García Márquez y évoquait une soirée donnée par William Styron en 1995 et à laquelle était également présent Carlos Fuentes. L’auteur colombien y soutenait que la persécution du Président illustre en fait la bassesse des procédures morales du puritanisme étatsunien. On sait ce que Philip Roth a depuis écrit à ce sujet dans La tache.
6. Faulkner, Mississippi, Gallimard, Paris, 1998, p. 87 et 85.
7. On trouvera un bon exemple de ce type de discours de bois (défendu entre autres par la sacro-sainte Harvard School of Business, mecque de la cupidité mercantile) dans un livre de Kenichi Ohmae intitulé The End of Nation-State, The Rise of Regional Economies, Free Press, New York, 1995.
8. Vassili Axionov, À la recherche de « Melancholy Baby » (Sur l’Amérique), trad. du russe par Lily Denis, Gallimard, Paris, 1990, p. 133.
9. René Depestre, Ainsi parle le fleuve noir, De l’Aube, Paris, 1998 ; Le métier à métisser, Stock, Paris, 1998.
10. Jean Jonassaint, Des romans de tradition haïtienne, Sur un récit tragique, L’Harmattan, Paris/CIDIHCA, Montréal, 2002, 370 p. ; 46,70 $.
11. De qui les éditions Typo viennent en 2002 de rééditer Passages (éd. orig. 1991).
12. Le dernier en date (précédé par Les Blancs de mémoire, Boréal, Montréal, 1999, et Leurs jupons dépassent, CIDHCA, Montréal, 2000) : Ce pays qui m’habite, Lanctôt, Montréal, 2002, 127 p. ; 15,95 $.