André Dubus, le nom vous dit quelque chose ? Et si l’on prononce Debiouze ? Pas davantage ? Rassurez-vous, vous n’êtes pas seul.
À part la libraire qui un jour m’a parlé du dernier recueil de nouvelles de cet écrivain américain, Dancing after hours1, avec des étincelles dans le regard, toutes les personnes à qui j’ai depuis mentionné ce nom ont été catégoriques : Dubus ? Connais pas. Et pourtant, André Dubus est un écrivain de haut calibre que je n’hésiterais pas à associer à Raymond Carver, Paul Auster, Cormac McCarthy, pour ne nommer que ces trois-là, qui projettent de l’Amérique une image qui reflète davantage l’envers du rêve américain, ou ce qu’il en reste une fois le mirage évanoui : une immense étendue d’où s’élève la complainte des désillusions.
D’origine louisianaise, ce qui lève en partie le voile sur la consonance française de son nom, André Dubus est né en 1936. Capitaine dans le corps des Marines, boursier de la fondation Guggenheim et enseignant dans le cadre d’un atelier d’écriture à l’Université d’Iowa, André Dubus vit maintenant à Haverhill, au Massachusetts, avec sa femme et ses deux filles. Plusieurs prix sont venus souligner son talent, dont le PEN / Malamud Award, le Jean Stein Award, le Boston Globe’s first annual Lawrence L. Winship Award. En 1987, il a été victime d’un accident qui l’a obligé à cesser toute activité. Dancing after Hours, paru en 1996, le ramenait à l’avant-scène littéraire américaine. Si le recueil regroupant quatorze nouvelles, très chaleureusement salué par la critique, est fortement marqué par le thème de la brisure, sa parution marque surtout la rupture d’un silence qui aura duré près de dix ans.
Dans le creuset de l’Amérique
Les écrivains américains nous ont habitués à l’exploration du continent, aux aventures liées à la vastitude du territoire à conquérir. Ils s’attaquent maintenant de plus en plus à l’autre dimension du territoire, celle-là même qui est porteuse de tous les mythes, et s’étend bien au-delà des frontières reproduites dans les atlas géographiques.
Morts en mer2 met en scène un jeune lieutenant cajun qui adresse, depuis le porte-avions sur lequel il est assigné, quatre lettres à sa femme qu’il a laissée à Alameda, en Californie, en compagnie des femmes des autres officiers. Dans ces lettres, le narrateur évoque bien sûr sa vie en mer, les menues activités qui permettent aux heures de s’égrener entre deux escales, mais surtout il dévoile les pensées qui l’habitent et le poursuivent de port en port. L’océan Pacifique qui le sépare de la femme à qui sont destinées ces quatre lettres représente ici l’espace nécessaire à la confidence, à la confession.
L’enjeu est dévoilé dès la première lettre, les autres viendront en révéler l’importance : « Bonjour Camille Nous avons fui le Sud, je suppose. Je n’en suis toujours pas certain. Peut-être le moment était-il simplement venu pour nous de partir, de nous retrouver ensemble loin de Lafayette, où tant de gens nous connaissaient depuis le berceau. » Car c’est bien de fuite qu’il s’agit, de celle dont l’objet ne cesse d’occuper l’esprit dès lors que le rempart des codes sociaux se lézarde pour laisser entrevoir la fragilité et le désarroi que ces mêmes codes avaient pour fonction de soustraire à la vue. La raison de la fuite, d’abord avouée à mots couverts, n’est autre que l’impossibilité de continuer à vivre dans une société profondément divisée sur une base raciale, où chacun est tenu d’occuper la place qui lui revient. Et de s’y conformer, bien entendu, sous le couvert de l’acceptation, de la tolérance. Le porte-avions, sur lequel flotte fièrement le drapeau américain, représente le microcosme de cette société.
L’intérêt du roman réside en grande partie dans le fait qu’André Dubus peint le drame de la ségrégation raciale de l’intérieur, du point de vue de ce jeune lieutenant cajun qui se sent coupable du sort fait aux Noirs et dont la mémoire abonde en souvenirs dont il cherche à se délester. Chacune des lettres ravive en effet un passé qui heurte la conscience du narrateur et qui illustre la profonde scission qui perdure entre le Nord et le Sud, mais surtout entre Américains de race blanche et ceux de race noire, les Cajuns s’étant souvent retrouvés entre les uns et les autres. Si, au moment où le narrateur adresse ses lettres à sa femme, soit au début des années 60, les discours officiels prônaient l’intégration et l’égalité des chances pour tous, la réalité n’en demeurait pas moins tout autre. Fuyant une société refermée sur elle-même, le narrateur verra comme un signe du destin le fait de devoir partager sa cabine avec un autre officier, Willie Jason Brooks, un Noir natif de Philadelphie. « Ainsi ma fuite loin du Sud, si c’en était une, m’a bel et bien entraîné plus loin encore que je ne l’avais prévu. J’ai cru d’abord, lorsqu’il a frappé à la porte et qu’en lui ouvrant j’ai vu son visage noir, hésitant mais souriant, que j’étais revenu à la case départ. [ ] j’ai su que je n’étais revenu nulle part. Parce que j’étais maintenant aussi loin du Sud que je pouvais l’imaginer : j’avais un Nègre pour compagnon de chambre. »
L’échange épistolaire représente en quelque sorte le prétexte qui permet au narrateur, sur le ton intimiste propre à ce type de récit, d’exorciser ses propres souvenirs. Ce roman d’à peine cent pages n’épouse toutefois pas le ton du réquisitoire ni de l’atermoiement. Les lettres du narrateur entremêlent le manque et l’amour de la femme absente, la lassitude de longues journées désSuvrées en mer et l’arrivée aussi soudaine qu’inattendue de cet autre marin qui le confronte à son passé. À travers la mise à nu de la conscience du narrateur et de l’indéfectible amitié qui naît entre les deux hommes, André Dubus dénonce l’absurdité du pouvoir qu’un homme exerce sur ses semblables, quel qu’en soit le fondement, la justification. Ne résulte d’un tel comportement que l’incompréhension, la peur de l’autre, la solitude. En mer comme sur terre.
Se trouver une femme en Amérique3
Tel est le titre qui coiffe la trilogie qu’André Dubus a consacrée au couple. Le projet n’est pas sans rappeler, dans son aspect purement formel toutefois, La trilogie new-yorkaise de Paul Auster. Le même thème est en effet repris dans les trois courts romans, redéployé selon une variation de points de vue narratifs qui permet au romancier de se livrer à une véritable introspection, voire une dissection, de la vie de couple américaine. John Updike a exploité avec brio ce thème, mais la manière Dubus, autant le ton que le traitement, est tout autre. L’humour, parfois même le cynisme du premier, font place chez le second à un regard sur la fragilité des êtres, leur désarroi, la désillusion et l’inévitable confrontation de partenaires dont aucun des deux ne peut plus se soustraire au regard de l’autre, et encore moins à son propre regard. Ce qui cimentait jusqu’alors leur vie, lui donnant à la fois son sens et sa durée, se fissure, se lézarde, pour ne laisser voir que meurtrissures et blessures.
Le projet narratif repose sur les relations qui existent entre deux couples, dont chacun représente en quelque sorte l’alibi de l’autre, son miroir, le confortant dans ses propres choix comme dans ses propres silences. Amis, Jack et Hank se retrouvent chaque jour sur la piste de course, pour distancer sans doute l’ennui et la mort dont ils savent pourtant qu’ils ne font que retarder l’issue. Leur vie entière est consacrée à l’atteinte d’objectifs personnels qui se conjuguent de plus en plus difficilement avec leur vie de couple, avec l’obligation de composer avec les besoins d’une autre personne. Lorsqu’ils y font allusion, c’est leur propre fragilité, leur propre vulnérabilité qu’ils évoquent.
« On n’en a jamais fini avec l’amour », clame Terry. Comme dans Morts en mer, tout est joué lorsque le roman s’amorce. C’est d’abord la version de Jack qui nous est donnée à lire dans Nous n’habitons plus ici, magnifique titre qui résume à lui seul le propos du roman. Après dix années de vie commune, Jack n’éprouve plus pour Terry qu’une affection fraternelle dont il cherche à se déprendre avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’elle ne se transforme en lutte fratricide. Le couple s’étiole, la passion a fait place à l’habitude, aux obligations familiales, au vide. À qui la faute ? Tout est là, dans le silence laissé par la question que cerne avec beaucoup de doigté André Dubus : qu’advient-il lorsque l’amour s’en est allé ? Une désertion graduelle. D’abord du foyer, suivie d’une dépossession de soi, jusqu’au moment où l’on se rend compte que l’être avec qui l’on partageait jusque-là sa vie n’est plus là. L’amalgame de toutes les petites choses qui rendent la vie à deux douce et agréable, puis infernale lorsque la magie du quotidien cesse de jouer, nous est ici livré de l’intérieur, comme l’était la descente aux enfers du narrateur de Morts en mer, sur un mode qui ne cherche ni à expliquer ni à justifier quoi que ce soit, mais simplement à comprendre comment deux êtres en arrivent à une telle impasse, comment la haine se profile parfois à la seule vue de l’être qu’on a aimé. Le couple devient pour les protagonistes de ces trois romans un étau qui s’emploie à les broyer, jusqu’au moment où l’irréversible se produit, où l’un des deux capitule : « Dans un mariage il y a toutes sortes de mensonges pervers qui tuent lentement, et ce jour-là j’en parcourais la gamme, depuis celui, brutal, de l’adultère, jusqu’à la prudente sélectivité qui intervient entre deux personnes qui ne peuvent plus se parler de certaines choses. Difficile de dire lequel tue le plus vite mais je pencherais pour la sélectivité, parce que c’est une capitulation : on évite de toucher aux blessures, donc de toucher le cœur. »
Le second roman explore la dynamique de l’adultère. Après sa liaison avec Jack, Édith s’éprend de Joe Ritchie, un homme qui, du confort moral que lui procurait la prêtrise, se voit soudainement confronté au péril de vivre et découvre presque au même moment qu’il est atteint d’un cancer. Métaphore de la fragilité de la vie, du lien amoureux, ce roman ne verse à aucun moment dans le sentimentalisme. Là réside sans aucun doute le pari du romancier, celui de mettre en scène un homme qui sait ses jours comptés et une femme qui accepte à nouveau de croire à l’amour, de se donner au-delà du plaisir qui lui est donné et qu’elle procure. La voix romanesque n’est cette fois portée par aucun des personnages, comme si le romancier avait ainsi voulu situer son propos au-dessus des intérêts personnels, au-delà de la motivation des personnages. Ce choix lui permet sans doute de mieux décrire la lente désertion qu’opère Édith, avec l’accord de Hank, son mari, qui ne souhaite qu’une chose : se consacrer à l’écriture, à ses livres, l’amour d’Édith pour Joe le dédouanant en quelque sorte d’avoir le premier déserté le couple. Au-dessus de la mêlée amoureuse, le narrateur est ainsi bien placé pour décrire la lente désintégration du couple que formaient Édith et Hank et sa contrepartie, la passion naissante et éphémère entre Édith et Joe qui conduira à la libération d’Édith.
Le troisième roman, celui qui donne son titre à l’ensemble, est, à sa façon, un aveu d’échec. « À trente-cinq ans, un soir d’octobre, au lit avec une fille de dix-neuf ans, de la tequila et du jus de pamplemousse, Hank Allison découvre la vérité. » Je m’en voudrais de ne pas souligner l’efficacité et l’à-propos dont fait preuve André Dubus dans l’amorce de ces trois romans. En une seule phrase, l’auteur campe et le personnage et l’action. La vérité dont il est ici question se résume le plus simplement du monde tant elle est banale : le personnage apprend que son ex-petite amie s’est fait avorter, ce dont elle n’a jamais cru bon de l’aviser. Lorsqu’il l’apprend, Hank Allison, ce professeur d’université en apparence inébranlable dont le seul but est d’écrire les dix livres qui formeront l’œuvre de sa vie, s’écroule.
André Dubus explore ici les liens entre la fiction et la réalité, comment l’une et l’autre s’enchevêtrent, parfois même au point de ne plus être discernables, dissociables. La belle assurance dont Hank avait jusqu’ici su faire preuve, en particulier à l’égard d’Édith lorsqu’elle allait retrouver son amant, ne tient plus dès lors qu’il est confronté au propre vide de sa vie. Comme si l’avortement choisià son insu par l’une de ses étudiantes menaçait ses propres choix. Il ne peut plus passer impunément de la réalité à la fiction sans avoir à assumer les conséquences de ses actes et, ce faisant, c’est de son incapacité à vivre qu’il prend conscience : « C’était dans la littérature qu’il trouvait intérêt et passions, en elle qu’il pénétrait un univers de questions sans réponses, de sorte qu’en terminant un roman, un poème ou une nouvelle, il se sentait rempli d’une bienheureuse humilité, de respect devant l’existence, conscient de ne savoir que si peu comment on est supposé vivre. » La prise de conscience sera telle que Hank acceptera de donner à Lori cela même qu’il avait refusé à Édith avant qu’ils ne divorcent : sa présence réelle à ses côtés, et non seulement convenue. Comme si le personnage acceptait enfin de s’ancrer dans la réalité pour être à même de poursuivre son œuvre. Heureusement, la fin demeure ouverte et le lecteur peut conclure comme bon lui semble.
D’amour et de haine
Dans Enquête à la grecque4 et Jolie, la fille5, deux romans d’à peine 100 pages, André Dubus fait non seulement preuve de l’étendue de son talent, mais démontre brillamment qu’il sait habiter ses personnages. Enquête à la grecque, un polar qui ne prétend à rien d’autre que nous amuser et nous faire sourire, prête tour à tour voix à trois personnages qui nous permettront d’élucider la mort d’un médecin pratiquant dans ce qu’il faut bien appeler un bled perdu de la vallée du Merrimack, le genre d’endroit où se saouler et baiser sont probablement les seules activités qui permettent d’échapper, momentanément du moins, à l’ennui. Et le pauvre Georges Karambelas a opté pour la première, s’y étant adonné avec tant de conviction qu’il se réveillera un lendemain de libations avec la gueule de bois de circonstance et, en prime, avec le bloc d’ordonnances et le revolver chargé du docteur Francis Clark, celui-là même qui est retrouvé assassiné dans son cabinet. L’enquête peut commencer.
Entre l’étalement de ses humeurs de détective désœuvré, les scènes de baise avec sa jeune assistante et les moments où il cherche refuge dans la lecture d’Anna Karénine, Archimède Nionakis procède à son enquête avec méthode, interrogeant le principal témoin, la femme du docteur, et inspectant les lieux du crime. L’intérêt ne réside pas tant dans l’élucidation du crime, que dans ce qui se déroule en parallèle dans l’esprit d’Archimède Nionakis dont l’estime qu’il porte au genre humain n’a pas plus de contenu que sa propre existence.
Le style est ici plus coloré, plus près du trait caricatural que de l’analyse psychologique des précédents romans. Le romancier sait non seulement habiter ses personnages, mais encore sait-il les faire parler, les rendre vivants sous une plume alerte et drôlement efficace. Et toujours ce constat on ne peut plus sévère sur ses semblables : « J’ai lu un jour, dans une revue de psychologie, un article sur le suicide dans le New Hampshire au cours de la décade 1960-1970 ; des graphiques indiquaient un accroissement du nombre des suicides féminins.
Bien que les deux auteurs n’y fassent pas allusion, j’ai remarqué que les suicides, chez les hommes comme chez les femmes, étaient plus nombreux les années où avaient lieu des élections. À mon avis, mes voisins du nord ont été définitivement choqués quand ils ont pris conscience du peu dont beaucoup de gens se contentent. C’est un sentiment que j’éprouve souvent, et j’en conclus que la plupart d’entre nous ne valent pas les arbres morts dont nous avons besoin pour nous torcher le cul pendant un été. » Et c’est cette désillusion qu’illustre, non sans un humour mordant, cette enquête. Ce qui est ici traqué, c’est notre propension à la bêtise.
Ils sont également trois dans Jolie, la fille à nous dévoiler le gouffre de l’âme humaine lorsque les passions nous rendent esclaves des instincts qui les déclenchent. Dans ce roman, André Dubus réussit à nous tenir en haleine en nous racontant une rupture amoureuse. Nous sommes ici loin des cercles universitaires des romans précédents où l’on divorce à l’amiable. Abordant un sujet aussi délicat que la violence conjugale, le viol, André Dubus parvient à ébranler le fragile échafaudage de nos jugements vite faits. Comprenons-nous bien, il n’excuse pas la violence, ne la légitime pas, ni sous une forme ni sous une autre. Le romancier semble s’être donné pour tâche d’élargir notre vision sociale en nous démontrant ici que les victimes ne sont pas toujours celles que l’on croit, que nous sommes à la fois victime et bourreau, tour à tour ou simultanément. C’est d’amour et de haine dont il est ici question, sans aucun maquillage. En dressant ses protagonistes, Polly et Ray, l’un contre l’autre comme il le fait, en les investissant chacun du poids du bien et du mal sans concession aucune, c’est notre vision manichéenne du monde et des relations que nous établissons avec nos semblables qui est ici remise en question, l’ordre social auquel nous cherchons trop souvent à nous en remettre pour ne pas avoir à affronter la complexité de nos existences.
1. Dancing after Hours, Alfred A. Knopf, 1996.
2. Morts en mer, roman traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 1991, 106 p. ; 21,95 $.
3. Se trouver une femme en Amérique, roman traduit de l’américain par Christine Le Bœuf et Hubert Nyssen, Actes Sud, 1987, 285 p. ; 36,25 $.
4. Enquête à la grecque, roman traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 1990, 91 p. ; 19,25 $.
5. Jolie, la fille, roman traduit de l’américain par Christine Le Bœuf et Hubert Nyssen, Actes Sud, 1986, 129 p. ; 21,95 $.
André Dubus a en outre publié plusieurs autres romans et recueils de nouvelles, dont :
Separate Flights, David R. Godine Publication, 1977 ; Adultery & Other Choices, David R. Godine Publication, 1978 ; Finding a Girl in America, David R. Godine Publication, 1981 ; The Times are never so bad, David R. Godine Publication, 1986 ; Voices From the Moon, Crown Publication, 1985 ; The Last Worthless Evening, Penguin, 1987 ;Selected Stories, Random House, 1989 ; Broken Vessels, Oxford University Press, 1991.