« Rubrique Écrivains méconnus du XXe siècle », article par François Lermigeaux, no 83, juin 2001
Il pleuvait. Quand n’avait-il pas plu ? Quand la vie n’avait elle pas été louche ? Quand cette gare avait-elle conduit à autre chose qu’à des petits jardins de banlieue avec des boules de verre et des cages à serins accrochées aux barres des volets, à des salons ornés de fauteuils d’un autre temps, à la tapisserie fanée, à tout ce qui nous épuise, nous décourage, nous menace tous les jours ? Les campagnes sont électrifiées, soit, mais ce sont toujours les mêmes photos de famille que l’on aperçoit au mur, par les fenêtres ouvertes, et la même petite jeune fille au teint blanc étendue sans son « transatlantique » sous la pergola de ciment.
Pourtant, à peine le train s’est-il arrêté dans cette gare, à peine ai-je le pied dehors – est-ce possible ! ces deux jeune filles qui marchent sur le quai, l’une derrière l’autre, dans la file des voyageurs : Françoise !.. Marie-Anne !.. Elles se sont retournées, et Françoise m’adresse un grand sourire, mais je ne sais pourquoi, Marie-Anne semble ne pas vouloir me reconnaître. Comme elles ont changé depuis dix ans !.. Changé, mais le temps ne les a rendues que plus séduisantes. Elles ont grandi, minci, une ombre erre autour de leurs yeux, leurs ressemblances se sont accusées, et pourtant je ne risquerai plus de les confondre, comme je le faisais autrefois. Mystères adorables de la vie !.. Je me précipite vers Françoise, qui semble elle aussi tout heureuse de me retrouver, je l’embrasse ; Marie-Anne sa soeur m’accueille avec non moins de plaisir mais d’une manière plus réservée ; je la comprends, elle m’a avoué autrefois dans notre adolescence des sentiments auxquels j’ai assez mal répondu. Enfin elle consent à se tourner vers moi, s’approche, je vois ses lèvres rouges et charnues, les lèvres qu’avait autrefois Françoise, comme c’est drôle ! Je l’embrasse sur la joue, mais comment l’appeler ? Marie-Anne ou Françoise ? Pour ne lui donner aucun de ces deux noms, je murmure un « bonjour » indistinct, dont l’émotion compense certainement la brièveté. D’ailleurs, l’autre, – comment ?… Françoise… Françoise ? – a pris la parole, et la conversation va son train. J’ai toujours admiré à quel point elle était à l’aise en toute circonstance, et cela même quand les circonstances étaient le moins faciles.
Le petit chemin qui conduit à la villa, je le connais bien, il n’a guère changé, et le jardin non plus avec ses arceaux de roses pompon, sous lesquels me voici arrêté avec Françoise – non Marie-Anne. La scène est maintenant au crépuscule, mais c’est un crépuscule coloré, languissant et chargé de parfums. Moment parfait. Je ne vois plus rien de ce qui nous entoure.
Seuls, Françoise et moi, au milieu du jardin – quel moment ! Françoise debout contre moi, silencieuse et grave, devant l’irrésistible montée de la volupté partagée, à cet instant sublime où non seulement tout le corps mais tout l’être devient le siège, le temple dédié à la puissance impérieuse et pathétique, où le plaisir devient le bonheur, où la destinée est atteinte, où s’épanouissent pour être comblés presque aussitôt d’une manière inespérée les désirs les plus anxieux, les plus tendres, les plus fous. Sensation ardente, que l’on n’éprouve pas plus d’une fois dans une vie avec cette violence. Quiconque a vécu une fois, ne serait-ce que l’espace d’une minute, sur de pareils sommets, s’en souviendra toujours, – et la vie après lui paraîtra longue, et les jours ternes et sans emploi. La vie bouge en nous, et ne nous laisse jamais longtemps à la même place. Des rencontres comme celles-ci, je le dis, ne se produisent que par exception. Vous aurez beau rêver cela toute votre vie, il est bien rare que le ciel vous accorde cet extraordinaire privilège. Je l’ai connu, et maintenant je n’ai pas trop de toute ma vie pour y rêver.
Or voici qu’au moment où, debout contre Françoise, je goûte cette félicité ardente, je m’aperçois que ce n’est pas seulement Françoise que je tiens dans mes bras, étroitement serrée contre moi, mais Marie-Anne. Je ne m’en serais pas aperçu, peut-être, si tout à coup Françoise ne s’était légèrement penchée sur le côté. O stupeur ! Ce n’est pas seulement Françoise que je tiens embrassée, mais Marie-Anne, c’est derrière elle que mes mains se croisent pour la mieux saisir, c’est sa bouche merveilleuse que j’écrase sous la mienne, sans cesser de tenir Françoise, de sorte que je les ai toutes les deux à la fois, et que mon bonheur, notre bonheur à tous les trois, monte, monte, et s’éternise. Ah, ces lèvres pâmées, ce ravissement que je lis à la fois, comme un double, sur leurs deux visages ! Il n’est pas possible de connaître rien de plus fort.
Œuvres de Paul Gadenne :
Romans : Siloé (1941), Seuil, Paris, 1974, puis coll. « Points roman », Paris, 1983 ; Le vent noir (1947), Seuil, Paris, 1983 ; La rue profonde (1948), suivi de Poème à trois personnages (inédit), Le Dilettante, Paris, 1995 ; L’avenue (1949), Gallimard, Paris, 1984 ; La plage de Scheveningen (1952), Gallimard, coll. « L’Imaginaire », Paris, 1982 ; L’invitation chez les Stirl (1955), Gallimard, coll. « L’Imaginaire », Paris, 1995 ; Les hauts-quartiers (1973), Seuil, Paris, puis coll. « Points roman », Paris, 1991.
Nouvelles et récits : Baleine (revue Empédocle, décembre 1949), Actes Sud, Arles, 1982, repris dans Babel, no 59, janvier 1993 : Baleine suivi de L’intellectuel dans le jardin et de Bal à Espelette ; Bal à Espelette, lettres trouvées (revue La table ronde, mars 1954), Actes Sud, 1986 (repris dans Babel, n o59) ; Scènes dans le château, intégrale des nouvelles, (dans cette édition figurent les lieux et dates de parution de chacun des textes du recueil), Actes Sud, Arles, 1986 ; Le jour que voici, récit, Séquences, Rezé, 1987 ; La conférence (extrait des Carnets de jeunesse), Séquences, Rezé, 1989.
Textes critiques : À propos du roman (textes théoriques écrits entre 1941 et 1955, inédits ou parus en périodiques), Actes Sud, Arles, 1983 ; Trois préfaces à Balzac (La comédie humaine, Club français du livre, édition intégrale d’Albert Béguin), Le temps qu’il fait, Cognac, 1992 ; Chroniques (recueil intégral des articles de critique écrits entre avril 1946 et novembre 1952), revue Ouvertures, no 5, Agen, 1984 ; « Textes critiques divers et chroniques », inédits,revue La rue profonde Carnets Paul Gadenne, no 1, Agen, septembre 1984.
Poèmes et proses poétiques : Poèmes (choix), Actes Sud, Arles, 1983 ; La petite ourse, poésiescomplètes, in La rue profonde Carnets Paul Gadenne, no 3, Agen, septembre 1985 ; Le guide du voyageur, proses poétiques, Séquences, Rezé, 1986.
Théâtre : Michel Kohlhaas, suivi de Ébauches théâtrales, in Revue La Rue profonde Carnets Paul Gadenne, no 6, Agen, mai 1987.
Carnets : Le long de la vie, Carnets de jeunesse 1927-1937, revue La Rue profonde Carnets Gadenne, Agen, no 4 (mai 1986), no 5 (novembre 1986), no 7 (décembre 1987), no 8 (avril 1988), no 9 (octobre 1988) ; Le Rescapé, Carnet XXVII intégral, novembre 1949 (mars 1951), Séquences, Rezé, 1993 ; La Rupture, 1937-1940, Séquences, Rezé, 1999 ; Didier Sarrou, Une Journée de Paul Gadenne, Le 5 octobre 1949, introduction aux Carnets, Séquences, Rezé, 1995.
Carnets de travail : Dossier Siloé : suivi de Discours de Gap, revue La Rue profonde Carnets Paul Gadenne, no 2, février 1985 ; Dossier La Rue profonde, Dossier L’Avenue, revue La Rue profonde Carnets Gadenne, no 10, Agen, juin 1989.
Principaux ouvrages consacrés à Paul Gadenne : Numéro spécial Gadenne, Nord, décembre 1983 ; Numéro spécial Gadenne, Sud, 1988 ; Les Rencontres de Paul Gadenne, Actes du Séminaire Gadenne 1995, Carnets Paul Gadenne, no 11, Paris, mars 1996 ; Éthique et esthétique de Paul Gadenne, Actes des Séminaires Gadenne 1996 et 1998, Carnets Paul Gadenne, N 12, Paris, septembre 2000 ; Bruno Curatolo, Paul Gadenne, L’écriture et les signes, L’Harmattan, Paris, 2000 ; Daniela Fabiani, Espace et imaginaire dan les romans de Paul Gadenne, La Spezia, Agorà, 1999 ; Didier Sarrou, Une journée de Paul Gadenne, Séquences, Rezé, 1995 ; Didier Sarrou, Paul Gadenne le romancier congédié, Paroles d’Aube, Lyon, 1999.