Le poète porte malgré lui le chiffre de la Bête, et celui de l’errance dans le royaume impie de l’imaginaire. Le poète, il faut l’embrasser au front, juste avant la mort. Ainsi nous couvrons de nos lèvres la marque de Caïn.
Le poète, il faut le mordre au talon, avant l’extase. Ainsi il ne demandera jamais pardon, même après la séduction. Le pardon, c’est s’abandonner à la race qui marche sur les mots. Le pardon, c’est oublier la vie dans la nature, que le poète aura tôt fait de mettre au pas de l’errance. Moi, je préfère marcher sur les os.
Dans l’immense procès de la nature, même les bactéries sont contre la poésie. Elles frappent toujours le veilleur au bas-ventre. Elles frappent l’élévation, l’idéal, le détachement. Une fois le poète tétanisé, les bactéries nous ramènent à l’indifférente condition biologique de leur plat programme de conservation et de reproduction. Comme l’humanité de la main et du pied. Comme si le quotidien obligatoire ne tolérait en ce bas monde que les Chrétien, les Manning et les Wells, autant de gesticulateurs et de démagogues qui ne seront jamais la vie, mais la nature dans toute son incompétence.
L’anus immense et triomphant du matérialisme se dilate et reçoit humide le virus de l’indigence planétaire. Le capitalisme sauvage pratique le nivellement par le bas de laine et l’étouffement de la diversité de la faune et de la flore. Atteintes de nécrose folklorique, les langues et les cultures de la planète « grise » s’éteignent. Si la liberté est celle des choix, alors nous vivrons bientôt avec les choix autorisés par quelques transnationales du plaisir et du désir. Tandis que le poète décadent affiche son sourire Pepsodent, on arrache à vif les cornées des orphelins sud-américains pour les vendre aux esthètes farineux et blancs. Des cannibalistes vendent au plus offrant, toujours jaune et blanc, les organes des pauvres et des itinérants. Là-bas, ces affreux, ces sales, ces méchants, on les appelle les jetables, tout comme les verres de contact des nounours dégriffés des cultures dominantes qui rêvent à la mondialisation économique et culturelle, tout en sachant très bien qu’ils n’ont rien à perdre. Ces hypocrites lacrymaux seront toujours des vainqueurs pusillanimes mais élégants, car « la morale est toujours du côté de la plus grosse artillerie » (Napoléon Bonaparte). Et le poète, éternel cocu magnifique, même dans la crapule, ne perd rien pour attendre : un jour, avant Big Brother et juste après Ford, il sera naturalisé dans un bocal, entre le tigre de Sibérie et l’œuvre complète de Noël Audet.
La paix mondiale ? La paix, je laisse ça aux morts, à ceux qui, il n’y a pas si longtemps, ne juraient que par Pol Pot et qui se voyaient « plutôt rouge que mort ». Comme si on avait le choix entre la peste et le choléra ! Les vivants, eux, écrivent sur la mort, persistent et signent sur le bras plâtré des mots. Ça fait aussi élégant, avec ou sans gants blancs. Quant à la guerre, laissons ça à la nature impériale incapable de vie dans toute sa nudité. Car la nature, comme je le soulignais plus haut, est trop occupée par le fastidieux procès de la conservation et de la reproduction. Vous ne brûlez pas intérieurement ? La plupart de ceux qui tombent et succombent ne sont pas des flambeaux et leur chair tombe en lambeaux, puis en poussière. Et cette poussière masque la vie impérieuse. Voilà pourquoi, malgré « les innombrables générations idiotes » (Rimbaud), nous marchons dans l’obscurité. Pour les « horribles travailleurs » de la poésie, l’heure de Vérité est celle de l’éternelle Réalité. Pour l’homme lucide et acide, l’humanité vit l’enfer d’un éternel présent. Pour les poètes de la Route 666, rien n’est moins sûr que la salive de son siècle.
Entre la tache de naissance et celle de la mort, le poète, le vrai, se tatoue le réel à froid. Ainsi il utilisera son corps pour illustrer et dénoncer l’Autre par le frottis pratiqué sur la peau de ses mots. Ainsi il sera traître à la Réalité de la belle année et du baloné. Ainsi il utilisera la Surréalité pour tirer l’errance et l’imaginaire du côté de son corps qui, comme chacun sait, n’a pas d’ombre.
Denis Vanier
Dans Le Fond du Désir1, Denis Vanier nous parle en direct de son coma, branché sur la neurologie racée de celui qui « explore les entrepôts » où « il n’y a plus rien / que la compassion, la bassesse et son prix ». L’errance ici consiste « à regarder la mer sous zéro » tout en « serrant les os / avec un nègre invisible / qui tue des minous ». Comme les viandes de la p’tite vie faisandent vite, « il faut renouer jusqu’au nœud parfait de l’exécution / maintenant que les poisons s’attaquent aux astres ». « À la vitesse des choses simples », Denis Vanier conduit son bicycle à gaz sans moteur et sans roue: il n’en en pas besoin. Il lui suffit de dérouler ses métaphores entre le siège et le guéridon, et la furieuse énergie de ses bactéries mangeuses de connards fait le reste. Les diamants noirs de Denis Vanier nous déchirent la face. Si nous « écourtons » bien, nous ressusciterons peut-être « dans ce pays où le futur arrive trop vite / surtout quand le silence / est une lourde garantie contre la beauté », là où « [l]’enfer est un lieu neutre ». Pour celui qui ne veut pas « d’un pays / de neige jaune », les « mytheux » n’ont qu’à bien se « ternir » dans leur tain, « au nom de tous les intégrismes / et de la noire droite du ciel ».
André Roy
Nous savons tous que le poète André Roy travaille au ministère de la Vérité et roule « carabosse » dans les officines de l’Autorité. Parfois il lui arrive, entre deux procès-verbaux, de réécrire pour les intimes l’histoire littéraire mais surtout celle de ses chères lettres. À l’occasion il promène aux quatre coins de l’univers l’errance fauve, le décolleté de la nuit et la « verge au beau tarif » jusqu’en Bosnie où les malheureux, dernièrement, n’en demandaient pas tant. Quand il a froid, André Roy alimente son foyer aux invendus des indésirables fournis par les ineffables frères Hébert. Près de l’autodafé il se recueille un instant, va à la cuisine, puis revient nous entretenir du fascisme des Autres en nous servant le café cueilli par l’esclave colombien, le susucre de ses bons mots, le p’tit lait et la paille de son récit. Tandis que nous l’écoutons, il brasse machinalement son café avec la poutre qui dépasse de son œil. C’est un grand poète aux petits pieds.
Réécrivant D’un corps à l’autre et En image de ça, textes publiés dans les années 70, textes formellement impeccables, l’auteur erre en quelque village Potemkine. Ne lui en déplaise, et malgré ses prétentions liminairiennes, je ne vois pas dans De la nature des mondes animés et de ceux qui y habitent2 de « transmutation » poétique et encore moins de « s ubversion ». Nous sommes tout simplement en présence d’un revampage, d’un ravalement de la forme du mensonge par le fond du mensonge (tout est mensonge en ce bas monde quand nous écrivons à tout vent une réalité partielle et partiale; tout est dans le « mentir vrai » cher aux aragoniens). Bref, devant cet étalage « herberougissant », les initiés et les rieurs sont priés de différer l’expression de leurs sarcasmes. Car ça déboule fort dans l’errance des corps nocturnes. Le matin, le pas court du combattant au corps réifié marque le pavé humide. Dans les postures de la nature incapable de vérité, le poète se singe et se signe.
Malgré ces réserves, la magie stylistique d’André Roy opère toujours. Autant le dire: nous sommes étonnés par cette « chirurgie » textuelle rutilante et précise, par ces « boas » précieux, par cette tragique volupté précipitée. La technique du poète, ici éblouissante, surgit de son traditionnel registre du corps-texte. C’est que, voyez-vous, il maîtrise depuis longtemps la succincte narrativité, le rythme calculé et l’exacte métaphore. Ici, nous errons dans le corps sexe-sué et les reliefs instruits de la haine de vieillir. Là, le poète métaphorise l’évocation même du triomphe et de la déchéance. Il y a là travail impeccable sur le texte et dans le texte.
(Je quitterai temporairement la route en quatrième ivresse. J’irai à Las Vegas mais je ne miserai pas un rond dans cette fallacieuse machine à saoul. Puis j’irai au désert tout proche méditer, redevenu sobre et nu, sur la sécheresse de cette liqueur sémantique, de ce liquide séparé de l’eau. Ensuite, au crépuscule, juste avant le passage des nuages, je parlerai contre le vents mauvais des pissotières. Je banderai alors dans l’immensité tout en regardant, une à une, les étoiles s’allumer. L’errance se paie aussi de poux, de tics et de poussière).
Paul Savoie
Avec Paul Savoie et ses francophonissistes pérégrinations, nous voici dans la grande plaine de la décence stylistique, sémantique et syntaxique. Avec la Danse de l’Suf3 il ne s’agit pas de rouler à livre ouvert. Sa poésie ne sacre pas ; elle ne crisse pas des pneus ; elle ne crache pas au visage au poste de péage. Sur le bord de la Trail, cette anglote transe canadienne, elle fait sagement du pouce, la douzaine d’Sufs sous le bras, avec prière de ne pas l’agiter pendant le voyage. On ne peut refuser le passage à ce poète aux ongles bien taillés, aux cheveux bien dégagés sur les oreilles. Nous sommes donc en sécurité avec cette poésie qui fait toujours ses arrêts obligatoires. Une fois à bord, le poète nous entretient de tout et de rien. De Riel, du ciel manitobain, du fiel réformiste. Bref, ce Canadien errant exemplaire nous confie, la larme à l’œil, que « quelqu’un pleure / tout près / à partir de l’écorchure ». Le lecteur est prié de croire que ce n’est pas moi, ni sa poésie invisible qui sanglote ainsi dans la valise de mon char. Comme il fait chaud sur la Trail, le poète s’« humecte [la] peau / des larmes soupirantes du jour ». Puis, après ce ruissellement, « le corps perd sa densité ». Et moi, je perds patience !
Marcel Bélanger
Au restoroute hexagonal, les routiers n’ont jamais de livres à perdre. Le gain pondéral est ici sidéral. C’est à la station-service que j’entrevois Marcel Bélanger en train de gonfler le manuscrit de D’où surgi4 sur la selle de sa moto, pendant le plein. À la seule vue de ce blouson de cuir au décolleté provocant, je suis soudain pris de panique. J’accélère sans demander la monnaie ni son reste à Paul Savoie. Dans mon rétroviseur, je vois le zonard de l’Université Laval me déclamer quelques vers à la vitesse de l’éclair. Même en verlan, je déchiffre ce passage : « d’où surgi… comme ouverture sur l’horizontalité par quoi se mesure le temps de l’itinérant, un pas à pas qui ne coïncide jamais avec le mot à mot d’un texte qu’efface à mesure l’oubli ». Heureusement pour les routiers, l’auteur a oublié à la caisse ses meilleures pages avec sa carte American Express. Malheureusement pour le lecteur, notre onirolinguiste y a laissé également le rêve et le caractère gratuit de ce qui se construit libre de dettes. Ce recueil verbeux, vaguement narratif, est le propre du professeur en rupture de ban qui s’enflamme sur son petit pot juste après la découverte de la lallation: « à présent / comme en ce mois de mai / mille [sic] neuf cent soixante-dix-huit / ce n’est pas un contretemps / qui justifie le rendez-vous manqué ». Étourdi par cet oracle, je m’arrête et je descends. Je constate alors qu’il ne suffit pas de marcher à côté de ses pompes pour prétendre à l’œuvre et à la peau des mots. Il ne suffit pas d’errer, de déterrer quelque sens et de s’enferrer dans les fleurs du passé et de la contemplostate pour enfin parler exactement des deux côtés de la bouche. Bref, Marcel Bélanger nous trahit sans cesse quand il parle de lui. Mais ne désespérons pas: le poète sait tricher avec l’ordre des aliments dans le réfrigérateur de son cœur. Et il lui restera toujours « un bout de papier chiffonné / où tu as toi-même inscrit les initiales R. F. / le numéro de téléphone 271.81.60 / et le nom d’une rue ». D’ici là, prière de ne pas déranger la pétarade de Monsieur Marcel Bélanger.
François Tétreau
Nous arrivons déjà au début de notre périple. La Route 666 s’étire devant moi. Désormais, je ferai corps avec sa chair. Tout comme François Tétreau qui, dans sa Chambre de lecture5, nous donne à lire quelques belles pages du pays charnel et incertain, quand il « dénoue la jupe / déboucle sa ceinture / laisse ta bouche s’enfouir et ton visage / dessous les linges ». Avec précision, avec concision, le poète ne nous égare pas quand nous les convoquons, lui et l’errance, après la juste cure de silence. Car nous sommes en présence d’une écriture à la fois dionysiaque et apollinienne, qui parle au lieu de répondre, qui nous adresse toutes les mises en garde et les descriptions nécessaires à la prise du corps : « Il y avait, ruisselante, son histoire / tache minérale et mouillée, pierre / brunie par l’eau, sertie dans la culasse ». Ensuite, ces magnifiques vers : « si tu peux l’observer longtemps / à loisir, sans impatience / et y glisser la langue pour éprouver son incarnat ». Puis, après l’étonnement, « sans doute il y a des filles plus nues que d’autres / mais non pas incorrectes ou fragiles pour autant ». À lire lentement, sans le corps de la femme, un viril cigare aux doigts, les lèvres brûlantes de cognac, dans les cuirs tendres des hauts fauteuils. « L’unique langue est ici / à nulle autre pareille / et le corps de son verbe / – ton forum ». Avant d’éteindre la lumière, nous déposerons délicatement ce recueil sur le rebord de la fenêtre, et le givre qui se forme toujours sur la vitre sera chassé par la chaleur dégagée de ces pages à l’indice d’octane élevé. Voilà une poésie qui n’a pas à rougir dans l’obscurité. Ni de son membre. Ni de ses pieds.
Gilles Cyr
Les petits essais de Gilles Cyr laissent songeur. Dans Songe que je bouge6, ses microlithes en distiques mineurs, à l’impeccable forme, nous rappellent que l’errance peut s’accommoder d’une transe ordinaire, en pays connu/méconnu, « sur le sentier pierreux / [qu’]une racine affleure // brillante, usée / par les marcheurs ». Nulle concession ici à la facilité, à la glose, à la perte. Cette poésie ne doit rien à la lâche narrativité. Voilà un texte rigoureux éprouvé par les cent réécritures que s’impose sûrement le poète pour seulement parvenir à cette danse du silence. Souvent, ces petits riens deviennent des TGT (Très Grands Textes). Gilles Cyr fait écho à tout aboi d’une nature inquiète de notre présence. Et le murmure une fois cristallisé s’effrite en mottes de mots, en marmottes sifflantes au soleil: « la route / près de laquelle // de plus grands arbres / vont s’ajouter // quand c’est complet / nous sommes loin ». Décrire le simple espace n’est pas chose facile: il ne suffit pas de seulement voyager et d’observer béatement. La description précise exige de ne pas voyager avec soi. Pour la plupart des poètes, ce n’est pas évident.
Maintenant je roule sur la Route 666. Devant moi, la souveraine poésie. Derrière moi, la cendre des sots et la poussière des mots. Bientôt, le murmure soulèvera le vacarme de l’humanité. Le désert encombré de poètes patentés s’estompe déjà dans le couchant. Pas besoin de courir dans Paris pour marcher au Texas.
1. Le fond du désir, par Denis Vanier, Les Herbes Rouges, 1994, 67 p. ; 12,95 $.
2. De la nature des mondes habités et de ceux qui y habitent, par André Roy, Les Herbes Rouges, 1994, 85 p.; 12,95 $.
3. Danse de l’Suf, par Paul Savoie, Vermillon, 1994, 65 p. ; 10 $.
4. D’où surgi, par Marcel Bélanger, L’Hexagone, 1994, 131 p. ; 14,95 $.
5. Chambre de lecture, par François Tétreau, Noroît/Le Castor Astral, 1994, 51 p. ; 12 $.
6. Songe que je bouge, par Gilles Cyr, L’Hexagone, 1994, 119 p. ; 14,95 $.