La vie théâtrale québécoise du dernier quart du vingtième siècle se révèle d’une richesse sans précédent dans son histoire.
Propulsé par la Révolution tranquille, le théâtre québécois, en plus de refléter la quête d’identité et d’affirmation de la société où il s’enracine, s’inscrit dans le mouvement du renouveau théâtral amorcé en Europe au début du siècle. Le théâtre québécois des années 1970 est marqué du signe de l’effervescence : multiplication des troupes, prolifération et diversification des spectacles, expérimentation de nouveaux processus de création et recherche de lieux de représentation inédits.
Depuis cette période intense, l’accueil enthousiaste au pays et à l’étranger d’un nombre significatif de dramaturges, d’écrivains scéniques et de metteurs en scène, de même que les tournées de spectacles en plusieurs points du globe – notamment pour les jeunes publics –, ne permettent plus de douter, non seulement de l’existence et de la spécificité du théâtre québécois, mais de son universalité. Néanmoins, après le bouillonnement des années 1970 et la période de consolidation des années 1980, avec le retour du texte et de l’auteur, on s’interroge sur l’avenir de notre théâtre, sur son rôle, sur les moyens dont il dispose. La fin du XXe siècle a donc sonné l’heure des bilans d’un art éphémère entre tous, dont on a tout intérêt à relever les traces. Sans avoir recensé l’ensemble des publications sur le sujet, Nuit blanche a retenu trois ouvrages qui lui sont consacrés.
Le Tome V des Archives des Lettres canadiennes, publié chez Fides en 1976, consacrait un millier de pages au panorama de la vie théâtrale, de la colonie française, puis britannique, jusqu’à l’époque contemporaine. Le Tome X, Le théâtre québécois, 1975-19951 poursuit le projet ; il couvre en plus de cinq cents pages vingt ans de vie théâtrale mouvementée. Fidèle en cela à la mission de la collection, l’essai se présente comme un ouvrage de référence et d’analyse. On y retrouve la signature de vingt-cinq des meilleurs spécialistes. Cet essai paru au début de 2001 n’est pas de ceux qui risquent de vieillir vite.
Quelques mois plus tard, les Presses de l’Université Laval éditaient La face cachée du théâtre de l’image2 qui s’intéresse à un modèle du théâtre actuel, illustré à partir d’une œuvre de Robert Lepage, Vinci, l’une de ces œuvres spectaculaires tributaires des explorations et des expérimentations des années antérieures.
Enfin, à l’automne 2001, Les cahiers de théâtre Jeu3 célébraient leur 25e anniversaire avec la parution du 100e numéro qui se penche « à la fois sur l’histoire de Jeu et sur celle du théâtre présent dans Jeu ». Anniversaire peu banal quand on pense au nombre de morts prématurées de revues culturelles au Québec.
Le premier, Le théâtre québécois, 1975-1995 des Archives des Lettres canadiennes, s’avère incontournable. Outre la présentation de Dominique Lafon, les notes biographiques de John Hare et une bibliographie bien fournie, l’ouvrage comprend vingt-trois articles regroupés en quatre parties qui analysent le théâtre québécois et en rendent compte sous différents angles, de l’institution subordonnée aux politiques culturelles, à ses composantes les plus significatives que sont la dramaturgie, la mise en scène, l’écriture scénique et scénographique. La dernière partie, titrée « Échanges, diffusion et réception », traite aussi bien du théâtre anglophone au Québec et du théâtre franco-ontarien, que du théâtre dans la ville de Québec et en région qu’ignorent les parties précédentes. Les festivals, la présence de troupes et de textes québécois sur les scènes étrangères et leur perception favorable font aussi l’objet de l’attention des analystes.
Quoique consacrées au passé récent du théâtre québécois, passé somme toute riche, les analyses de ce volumineux ouvrage cernent également les éléments considérés comme menaçants pour l’avenir d’un théâtre vivant, signifiant et riche. Notons, par exemple, ce que Gilbert David déplore (« Une institution à géométrie variable »), soit l’absence d’une véritable politique des arts et de la culture, et la tendance dans les démocraties libérales à jauger l’art comme n’importe quel produit de consommation. Rentabilité et clientélisme menacent le théâtre québécois, selon Gilbert David, qui se fait l’écho de plusieurs autres.
Josette Féral, quant à elle, dans « La mise en scène comme mise à l’épreuve des textes », termine son article, où il a été question, entre autres, de la tendance esthétisante du théâtre actuel, en s’interrogeant sur ce que ce théâtre veut dire au public. « Quel combat mène-t-il, se demande-t-elle, [e]n entrant dans la sphère esthétique, il a rogné ses ailes. Il a perdu de son urgence et peut-être de sa nécessité. » Il est vrai que les expérimentations des dernières décennies ont provoqué des bouleversements scéniques qui anéantissent les repères habituels, dont la prépondérance du texte dramatique n’est pas le moindre. Les articles de Louise Vigeant, « Gilles Maheu et le corps fictif : trajectoire d’un mime devenu écrivain scénique », et de Irène Perelli-Contos, coauteure avec Chantal Hébert de « L’œuvre de Robert Lepage. Voyage(s) métaphorique(s) et décalage(s) perceptif(s) », en témoignent.
Irène Roy, au terme d’une brillante synthèse sur les orientations développées dans la ville de Québec, comme à Sherbrooke, Rimouski, Chicoutimi ou Hull, transpose dans la vie théâtrale le drame des régions qui se vident de leur population. L’exode sans cesse croissant des artistes de la scène attirés vers Montréal, met sérieusement en péril la survie des compagnies et troupes régionales qui ont joué un rôle important dans l’évolution de notre théâtre.
Les derniers mots de l’ouvrage reviennent à Rodrigue Villeneuve (« Formation, recherche, pratique et critique théâtrales au Québec : une figure du cercle lent ? »). Trop sévère ou simplement lucide, lorsqu’il affirme que l’apparente réussite du théâtre québécois est ce qui le menace le plus ? « Aux prises avec ce qui ressemble à une crise de croissance, c’est de trop de certitudes que souffre peut-être le théâtre québécois, de trop de professionnalisation et pas assez de rigueur, de trop d’institutionnalisation et pas assez de risques. » L’auteur pourfend la tendance à l’autosatisfaction. Il critique aussi les institutions dont la vocation serait mal définie au point que les formations dans les conservatoires, les cégeps et les universités se recouperaient, sans égard à l’ordre d’enseignement et aux profils de formations : acteurs, chercheurs, critiques, etc.
Dans le contexte actuel de remise en question, de menaces anticipées, de mort appréhendée, La face cachée du théâtre de l’image de Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos attire l’attention sur un pan plus lumineux, quoique lui aussi controversé, de l’édifice théâtral québécois : le théâtre de l’image, tel qu’il est maintenant convenu de l’appeler. Il a germé, puis fleuri pendant la décennie 1980, dans la foulée du théâtre de recherche, à la poursuite de la spécificité de l’art théâtral. La quête de la théâtralité s’accompagne de la volonté de libérer la scène de l’impérialisme du texte dramatique, du logocentrisme qui a prévalu jusqu’à notre époque en Occident. Désireux de traduire la complexité de la pensée et des émotions que les langues ne sont pas toujours aptes à exprimer, les écrivains scéniques ou, comme ils se nomment eux-mêmes, les « auteurs scéniques » (Robert Lepage) ou encore les « metteurs en scène-auteurs » (Denis Marleau) empruntent aux autres arts et aux multimédias, faisant ainsi éclater les frontières de l’art dramatique. Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos ont choisi une œuvre de Robert Lepage comme objet d’analyse, malgré les difficultés méthodologiques que comporte l’étude d’un art qui se définit par le processus de création et non par son aboutissement. Ce qui implique pour les chercheuses, professeures au département d’études théâtrales à l’Université Laval, l’absolue nécessité d’investiguer les étapes d’élaboration, et non seulement les spectacles, pour en saisir la mouvance et la complexité. Leur but : « […] mettre au jour les lois ou règles d’organisation qui, parce qu’elles transgressent les lois du représentable qui ont prévalues (sic) jusqu’à notre époque, nous paraissent inattendues, surprenantes, médusantes, complexes ». Elles s’approprient le paradigme de la complexité qu’elles appliquent ensuite à Vinci, réflexion sur l’art en neuf tableaux. Le troisième et dernier chapitre aborde les modes de connaissance auxquels fait appel le théâtre de l’image, et la transformation du regard qu’il requiert de la part du spectateur, appelé à participer à la construction du sens, lequel ne préexiste pas au spectacle.
Il est à souhaiter que la recherche des deux professeures suscitera d’autres études, puisque leurs conclusions, selon elles, sont applicables à d’autres œuvres du théâtre de l’image, comme celles de Gilles Maheu et de Denis Marleau, par exemple.
Entre les parutions d’ouvrages tels que les précédents, qui exigent des années de préparation, les revues, parmi elles Les cahiers de théâtre Jeu, qui s’intéressent à l’actualité théâtrale, aux interrogations émergentes ou aux spectacles innovateurs, proposent des dossiers thématiques ou font intervenir des créateurs et des artisans. Le numéro 100 de Jeu s’éloigne cependant de l’actualité pour commémorer le 25e anniversaire de la revue. Aussi, l’amateur de théâtre qui répugne à l’idée de traverser le volumineux essai des Archives des Lettres canadiennes – encore qu’il se prête à des lectures partielles – aura, dans ce numéro, un bon aperçu des tendances et de l’évolution du théâtre québécois des dernières décennies, et y trouvera « L’arbre du théâtre québécois », une généalogie des dramaturges, metteurs en scène, troupes et compagnies, un recensement des lieux théâtraux, etc., et ce, des racines bien enfoncées dans l’humus québécois, jusqu’aux plus jeunes branches.
Trois ouvrages complémentaires qui nous font revisiter l’histoire récente d’un art si intimement lié à l’histoire de la nation et qui nous éclairent sur la diversité des orientations du théâtre actuel.
1. Sous la dir. de Dominique Lafon, Le théâtre québécois, 1975-1995, Tome X, « Archives des Lettres canadiennes », Fides, Montréal, 2001, 523 p. ; 44,95 $.
2. Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, La face cachée du théâtre de l’image, Presses de l’Université Laval, Québec, 2001, 202 p. ; 25 $.
3. Collectif, Les cahiers de théâtre Jeu, no 100, Montréal, 2001, 188 p. ; 14 $.