La poésie québécoise et franco-canadienne frappe par la diversité de ses tactiques pour rajeunir le langage. Faisant montre d’un donquichottisme sur fond de détresse utopique, ses acteurs partagent la folie de ne pas mourir vivants.
D’est en ouest
Publiant parcimonieusement depuis 1978, Robert Dickson remportait l’an dernier le Prix du Gouverneur général pour Humains paysages en temps de paix relative1, son cinquième recueil de poésie. Si l’aspect graphique de ce livre ne paie pas de mine, on ne peut que constater la fraîcheur de son contenu alors que le Franco-Ontarien nous donne une leçon de simplicité qui n’est rien de moins que profonde. Avec une syntaxe marquée par les enjambements et un ton qui nous imprime une sourde dérive existentielle, ces textes rappellent d’emblée ceux de Michel Beaulieu. Suite de paysages où l’on vaque entre le bucolique et l’urbain, singulier tour du Canada, on est trimballé de l’île de Vancouver aux Maritimes, avec un point d’attache dans une Sudbury transfigurée, lieu de ravissement comme d’inquiétude. Bien sûr Robert Dickson n’échappe pas à une certaine banalité, par exemple lorsqu’il nous expose les opérations de sa lessive, mais il serait difficile de ne pas être emporté par cet élan tendre vers un possible dissimulé dans les détails du quotidien. « [J]e ferme la lumière avant que la lumière se / ferme et non sans avoir repéré le chemin / du stylo au matelas du papier au drap / des mots à l’amour ». Poète qu’on pourrait dire national, Robert Dickson nettoie la névrose littéraire en proposant un art de percevoir d’une rare justesse.
Au Nouveau-Brunswick, on a une prédisposition à ne pas se laisser freiner par les conventions et les règles de la bonne cuisine poétique. Cela confine parfois à un surréalisme rock’n’roll très typé, sans annihiler l’intuition. Le dernier recueil de Gérald Leblanc, Le plus clair du temps2, accompagne bien celui de Robert Dickson dans l’élaboration d’une nouvelle naïveté. Après un recueil décevant et piètrement illustré (Je n’en connais pas la fin, 1999), voici une bouffée d’air frais. On y décèle beaucoup mieux le type d’errance qui caractérise la voix de Gérald Leblanc, dérèglement rimbaldien de tous les sens auquel le contexte maritime fournit une consonance tragique tout à fait particulière. « [P]ourquoi sommes-nous en Amérique / quelle étrange création que ce continent usurpé / qui syphonne [sic] la moelle vivante de la planète / ce continent de larmes et de complaintes / d’histoires et de fantômes qui nous hantent », demande l’Acadien. Obtenant par décantation la partie la plus claire d’un temps de chien, il développe un cirque d’extases et de dépits somme toute charmant, où il sort victorieux du combat contre la cinquantaine.
Herbes roussies se bonifiant
Plusieurs des poètes de la première « génération » des Herbes rouges vieillissent avec bonheur tel du thé rouge chinois, évitant l’auto-caricature pour mieux métamorphoser leurs actes passés. Publiant depuis longtemps dans diverses maisons, ils font figure d’avant-gardisme en se détachant d’une avant-garde qui a fini par servir de catégorie un peu trop utile.
Le plus étonnant de ces poètes est certes Roger Des Roches, qui figure dans la deuxième cuvée de poésie pour adolescents des éditions de La courte échelle. Une démarche qui coïncide d’ailleurs avec la publication par Roger Des Roches d’un roman pour enfants, Marie Quatdoigts. Peu après la rétrospective Le cœur complet, l’auteur fait preuve de créativité avec Le verbe cœur3, qui, bien qu’il s’adresse aux néophytes, saura intéresser tout amateur de poésie. Le vœu de densité formelle s’accompagne ici de quelques concessions, contraste qui ne révèle que mieux certains enjeux de l’écriture du poète, en particulier sa conception quasi linguistique de l’amour. « Je regarde / à ta place / l’adjectif fleuve », profère-t-il au milieu d’un assemblage de figures de style variées, pleines de finesse. Il y a de quoi s’initier à la poésie avant d’atteindre sa majorité !
En pleine collecte de ses œuvres complètes aux éditions Trois-Pistoles, Renaud Longchamps élargit leur futur domaine en complétant la trilogie « Communions » avec le recueil Pays4. On y découvre sa Beauce natale sous un angle plus intime que jamais, mais contrairement à ce que peut suggérer la simplicité du titre, l’évocation géographique cède une grande part du terrain à la révolte et à l’exil : « Mais avant tout / dans ton pays que tu déshabites / à chaque instant / tu es citoyen de rien », énonce Renaud Longchamps, pour qui « [i]l suffit de perdre / peu à peu / l’identité raclée dans le brouillard / qui soulève la plaine ». Il fait bon de voir dans une autre perspective la « mégalomanie bienheureuse » de l’auteur, lecture qui devrait s’assortir du Rêve de la réalité la réalité du rêve5, sa contribution à la collection « Écrire » créée par Victor-Lévy Beaulieu. Là encore on accède à l’humanité troublée du personnage, avant tout fasciné par l’échec du social face au moléculaire et au cosmique.
Madeleine Gagnon, récipiendaire du plus récent Prix Athanase-David, est elle aussi partagée entre un parcours à poursuivre et le besoin de récapitulation. C’est Paul Chanel Malenfant qui fut chargé de colliger des extraits de cette œuvre imposante. Bien que lecteur passionné, il peine ici à ne pas accumuler les généralités, là où il devrait plutôt rafraîchir notre regard. Le chant de la terre6, dont le titre, emprunté à Mahler, aurait pu être meilleur, est précédé d’une longue préface suscitant quelque perplexité. On aurait aimé voir cette œuvre majeure davantage mise en situation, alors qu’elle est ici canonisée de façon un peu trop unidirectionnelle. Oui, lecture et écriture se répondent chez Madeleine Gagnon, oui, « écrire, c’est vivre le vertige perpétuel », mais on aimerait voir dégagés de façon plus productive les thèmes du féminin et de l’épistolaire qui traversent ce parcours, de même que l’utilisation cruciale de la prose poétique. Il reste que la publication des extraits de recueils aussi forts qu’Antre, Femmeros et Chant pour un Québec lointain est précieuse, leur lecture faisant même souhaiter des rééditions intégrales. L’auteure y démontre en effet une intelligence tout à fait sensorielle de l’écriture, parvenant, là où d’autres n’ont produit que froideur, à rétablir l’équilibre entre raison et passion. Un mérite du choix de Paul Chanel Malenfant est d’autre part de donner à voir l’omniprésence de la pierre dans cette poésie, de ses premiers battements jusqu’au récent Rêve de pierre : « Sortis d’un ventre pierre donnant rythme à nos pulsations, nos mots hiéroglyphes mettront fin à l’illusion du connu, au mystère de l’ardoise inerte » (Antre).
Quant aux Herbes rouges aujourd’hui, la maison publie peu de poésie mais fait des choix très souvent judicieux parmi les nouvelles plumes. C’est le cas avec Benoît Jutras et Nous serons sans voix7, suite de poèmes en prose rigoureux et émouvants, savante distillation des humeurs noires et du non-sens. La forme est bien sûr déjà éprouvée, avec des poèmes en italique permettant d’instaurer une seconde voix, mais elle coïncide parfaitement avec la description des deux consciences égarées, en quête d’une sainteté obscure. Elle permet à Benoît Jutras d’exposer un talent dramatique qui n’admet pas l’anecdote, conservant l’équilibre entre poème, récit et fiction : « Les poèmes, déchire ça, je ne sais pas aller vers toi. Il faudrait que le ciel quitte le ciel pour que j’apprenne à vivre ».
Progressions obscures
Les années 1990 ont vu s’amener nombre de jeunes auteurs valables au Québec, qu’il faut prendre la peine de découvrir à travers l’amas annuel de parutions. Acteur de plus en plus important du milieu littéraire, Bertrand Laverdure est maintenant directeur littéraire des éditions Triptyque en plus d’être un des animateurs du site poesie.quebecoise.org. Il fait certainement partie, avec Carle Coppens, des auteurs qui ouvrent de nouveaux horizons au Noroît. Dans Audioguide8, son cinquième livre, on passe d’une dérision ambiguë à une spiritualité tout aussi problématique. Sous des dehors ludiques, Bertrand Laverdure est rapidement trop exigeant pour le lecteur paresseux, ce qui se révèle le signe d’une inénarrable recherche de l’oreille perdue (son premier livre ne s’intitulait-il pas L’oraison cassée ?). Visiblement amoureux du langage, cet auteur ne peut cependant l’investir avec une naïveté qui trahirait l’ère du post-. Circonspect, il bricole avec des mots rares et n’hésite pas à accumuler les adjectifs, souvent antéposés, provoquant un vif contraste entre l’extrême moderne et le vieillot, avec, pour résultat, un livre qui, fidèle à son titre, se fait bibelot technologique. Il faut relire Audioguide pour bien appréhender cette stratégie complexe, saisir les présupposés de cette syntaxe et de ce rythme. « Déterrant / de douces pelisses / d’ennuyeux avis / traînant le sommeil / sur des lits d’inconfort, / nous nous amusons à brûler notre moi », est-il dit, puisque « [t]oujours nous ressusciterons / et toujours nos colifichets / de sucre noir / s’évanouiront / à la périphérie des choses ». Une ascèse signifiante, une énigme qui valent le(s) détour(s).
On ne peut en dire autant des récentes productions de David Cantin, dont le caractère évocateur masque à peine une forme de pose équivoque, à la fois intellectualisante et obscurantiste. Est-ce ces quelques années passées à assumer la critique de poésie au journal Le Devoir qui bloquent ainsi l’inspiration de celui qui, avec L’éloignement (1995), proposait une écriture philosophique assez prometteuse ? Déjà dans Le cercle de l’oubli (2001), on était indisposé par ce ton froidement questionneur, où un point d’interrogation disposé à tous les deux poèmes devait suffire à incarner l’insondable. Dans Le cœur noir de la parole9, publié en tandem avec le théosophe français Michel Camus (dont la partie s’intitule Poétique de notre lumineuse ignorance), c’est le déluge de tics et de dérives spiritualistes. Le on y est à l’honneur, de même que les substantifs haussés au niveau d’entités transcendantales. On a ainsi droit à la parole, la lumière, le vrai et le faux, l‘amour, l‘absence, et, ultimement, à l‘ennui d’un obscur monologue amoureux qui ressemble à de l’impuissance psychique. « Qu’est-ce que l’absence entière ? » nous demande on ; très à propos, un peu plus loin : « Que vient faire la connaissance dans ce jardin ? » ; enfin, page 72, « que s’est-il passé ? » Il est peut-être difficile de se défaire du sérieux sans perdre ses assises poétiques, mais dans ce cas, il faut recommander la lecture de Raymond Queneau, de l’Alexis Lefrançois des « petites choses », voire de Marc Favreau ou de Raymond Devos. « Le vie [sic] se fait autre / le manque prend la forme / d’une source. / Le désir s’élance telle la parole » : je veux bien, mais il vaudrait peut-être mieux pour David Cantin de s’adonner à un petit ermitage loin des institutions, de peur de perdre le peu de spontanéité qui lui reste.
On peut quant à nous faire une cure en lisant L’invadé10, cinquième recueil de Jean-Yves Roy, qui se veut un hommage au regretté Gilbert Langevin. Une fois dépassé les illustrations d’un goût douteux et certaines anomalies graphiques (l’exemplaire reçu comprend deux fois les pages 73 à 80 !), ces textes fournissent un écho satisfaisant au cri du beautiful loser et de ses complaintes pas toujours si marginales. Jean-Yves Roy tantôt s’adresse à Gilbert Langevin, tantôt décrit l’errance du disparu, le mythifiant parfois à outrance mais y trouvant la source d’un état de grâce durable : « Tu peins au revers de ta paume / Un crocus emmêlé / Dans les cordes du vent // Et tu découvres / Mai qui naît ».
Dans un registre voisin mais beaucoup plus éclaté, Le Loup de Gouttière sort de ses ornières avec Les vaccins de l’urgence11 d’André Marceau. Très courte suite, ce premier recueil flirte avec la folie des Denis Vanier, Gilbert Langevin, Patrice Desbiens et compagnie, prétextes d’une avalanche d’épigraphes qui ne servent pas entièrement le déroulement du texte. « [L]’avenir se présente par le siège », nous apprend André Marceau, ce qui semble prétexte à une certaine scatologie autant qu’à des jeux verbaux relevant de l’automatisme. Quelques passages assez fulgurants laissent espérer un ensemble plus ramassé, par delà les influences immédiates : « [D]u surplus de moi-même je laboure dans / les circonscriptions du silence l’hostile / terminologie du vide en quête d’un / transport en commun / j’avorte à ma façon ».
Capsules d’inattendu
Il faut aussi aller voir du côté de L’Oie de Cravan, fouilleuse de marges qui s’engraisse dans l’obscur et dont on espérerait davantage de livres et une plus grande visibilité. Mais ce serait, peut-être, séparer cet animal de sa nature P’tite peau12, de Karina Mancini, fait partie de ces rencontres fortuites qui nous font oublier le marché du livre. Narrative et doucement déjantée, cette parole cultive la dérision comme un petit jardin zen, râtelant l’ordinaire avec des tas de petites étincelles involontaires. Difficile de citer le moindre passage toutefois, chaque poème constituant une petite histoire au charme étrange et définitivement précaire. Proposition elle aussi scatologique par endroits et versée dans l’auto-dépréciation, on espère en voir naître d’autres fruits.
De cette lecture, on peut aisément enchaîner vers celle de 40 singes-rubis13 de Marie-Hélène Montpetit, qui sort davantage gagnante de son parti pris minimaliste. S’amorçant avec un sentiment de déréliction, le livre témoigne d’une lutte éparse visant à réinjecter de l’enfance dans le regard. D’une fantaisie empreinte de révolte, ces vers jouent sur les sonorités avec une impulsivité qui les rapproche de l’oral : « Le sexe est avide / Porcin comme les porcs / dans la soue du bout de soi ». Le titre, fameux, chapeaute bien une langue meublée de juxtapositions, dont le surréalisme est tempéré par une veine autobiographique, chronique d’un amour qui barbouille le monde avec son rouge ludique bien que tourmenté.
Avec Violaine Forest, on quitte le béton montréalais pour traverser des frontières européennes, dérive où se tisse Le manteau de mohair14. Il flotte tantôt une lassitude existentialiste tantôt une extase hédoniste dans ces poèmes, où la solitude, parfois vécue à deux, est habitée avec un mélange de délice et de malaise. Quatre suites distinctes composent l’ensemble, où l’on oscille entre le je et la troisième personne, pour mieux décrire des femmes connues ou entrevues :« [E]nfant / elle fait semblant de mourir / maintenant / elle fait semblant d’être / elle donne la patte / la joue […] » Ces tableaux constituent presque des petites nouvelles en vers, dont l’ensemble, bien que légèrement trop long, vient diversifier le répertoire de L’Hexagone.
1. Robert Dickson, Humains paysages en temps de paix relative, Prise de parole, Sudbury, 2002, 60 p. ; 16 $.
2. Gérald Leblanc, Le plus clair du temps, Perce-Neige, Moncton, 2001, 83 p. ; 14,95 $.
3. Roger Des Roches, Le verbe cœur, La courte échelle, Montréal, 2002, 35 p. ; 9,95 $.
4. Renaud Longchamps, Pays, Trois-Pistoles,Trois-Pistoles,2002, 58 p. ; 14,95 $.
5. Renaud Longchamps, Le rêve de la réalité la réalité du rêve, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2002, 91 p. ; 18,95 $.
6. Madeleine Gagnon, Le chant de la terre, Typo, Montréal, 2002, 358 p. ; 16,95 $.
7. Benoît Jutras, Nous serons sans voix, Les Herbes rouges, Montréal, 2002, 74 p. ; 14,95 $.
8. Bertrand Laverdure, Audioguide, Le Noroît, Montréal, 2002, 88 p. ; 15,95 $.
9. Michel Camus et David Cantin, Poétique de notre lumineuse ignorance et Le cœur noir de la parole, Trait d’union, Montréal, 2002, 84 p. ; 19,95 $.
10. Jean-Yves Roy, L’invadé, Écrits des Hautes-Terres, Montpellier, 2002, 80 p. ; 16,50 $.
11. André Marceau, Les vaccins de l’urgence, Le Loup de Gouttière, Québec, 2002, 54 p. ; 9,95$.
12. Karina Mancini, P’tite peau, L’Oie de Cravan, Montréal, 2002, 55 p. ; 12,95 $.
13. Marie-Hélène Montpetit, 40 singes-rubis, Triptyque, Montréal, 2002, 51 p. ; 15 $.
14. Violaine Forest, Le manteau de mohair, L’Hexagone, Montréal, 2002, 128 p. ; 16,95 $.