Mois de janvier. Pluie de cristal. Tout autour, la nuit et le brouillard de glace, le bruit de cent ruptures et la fureur silencieuse des éléments. Dans ma chambre de bois, à la lucarne, je contemple les ténèbres des villages environnants, l’éclatante et muette désolation. Sinistre et splendide nature rompue par la nature, brisée par l’eau dans tous ses états.
J’habite sur le front cadastral du neuvième Rang. Les feux des lampadaires crépitent sur le boulevard Chartier. Dans le fracas des branches, je revois ma voisine jeter l’anathème sur l’équipe d’émondeurs qui, l’an passé, dégageait les fils électriques de son cher érable argenté. Désormais infortuné, l’arbre demeure le témoin inerte et dérisoire de sa vaste inconscience. Puis je m’habille de noir et vais marcher, parapluie en main, dans mon royaume de glace. À la croix lumineuse, au sommet du village, au loin, une à une, les lueurs vacillantes de l’humanité s’éteignent. Tout près, à portée de voix, dans le dixième Rang, je distingue nettement la frontière climatique du verglas. Saint-Éphrem est épargné. La grande nuit étincelante descend de l’Ouest et vient mourir à mes pieds. Je demeure là, dans la contemplostate, avec mes cris dérisoires, seul contre la valse-hésitation de la pluie verglaçante.
Retour à la maison. À la télévision, les Québécois, admirables, démontrent une solidarité et une entraide sans faille. Que voilà un grand peuple qui mérite de traverser les siècles, qui ne répond jamais aux aboiements racistes et xénophobes des partitionnistes. Que voilà un peuple civilisé, intègre, à l’intériorité achevée, à l’égal du peuple juif. Soudain je m’interroge : de corps avec la vie d’Autrui dans les durs moments de la nature dévoyée, pourquoi n’est-il pas également solidaire face au Conquérant, au véritable profanateur des peuples ? Bientôt, me dis-je, je retrouverai la gestuelle humble et fière de mes pères, et l’exaltante beauté de la corvée. Je scierai le bois ; je fendrai le bois ; je le laisserai ensuite au dépôt de la Sécurité civile. Il prendra aussitôt le chemin de la Montérégie dévastée.
Mais pour l’instant la littérature m’appelle. Dans ma chambre de bois, par esprit de solidarité, à la chandelle, je lis Par la porte d’en arrière1, livre d’entretiens de Jacques Ferron et Pierre L’Hérault. Ces entretiens furent menés en 1982, peu de temps avant le décès de Jacques Ferron. Malgré l’important décalage temporel, ils ont gardé toute leur cuisante actualité, comme toujours lorsque l’on parle avec intelligence et passion du cœur et de l’âme d’un peuple.
Voici un testament oraculaire, où Jacques Ferron se livre par petites touches impressionnistes à Pierre L’Hérault et au-dessus de sa tête, dans une suite de petites escarmouches quelque peu brouillonnes mais toujours brillantes. Face à un interlocuteur, l’écrivain contingente le discours et l’oriente à volonté, mais sans chercher à vaincre, ni à convaincre, même sur son propre terrain. Encore là, il s’y connaît en tactique oratoire comme en stratégie littéraire, se tenant tour à tour de chaque côté de la clôture qui sépare le champ fictionnel de l’écrit circonscrit de celui de l’oral mouvant et fluctuant.
Ces entretiens, tout en subtilités, n’ont rien de l’échange à bâtons rompus avec un quelconque parvenu, ni de la plate confidence sur les avatars du retour d’âge d’une étoile déclinante. Il y parle avec esprit et un brin d’humilité de ses premières armes littéraires, hésitantes et louvoyantes. Il nous communique sa passion pour la littérature, la grande comme la petite, tout en cherchant à redonner ses lettres de noblesse à notre tradition orale. De plus, il avoue qu’il n’a jamais écrit par devoir, mais par plaisir. Était-ce pour lui la façon magique de s’approprier les pays québécois, toujours sur le bord de la déconfiture sociale et de la dislocation culturelle face à l’écrasante suprématie de notre voisin américain dans tous les domaines ? Il y parle enfin de ses débuts de jeune médecin en Gaspésie, en rupture de ban avec le profil du notable de l’époque. Et partout, toujours, l’humour et l’ironie dans tous ses états.
Dans ce livre révélateur, j’ai reconnu le Ferron déconcertant qui prenait toujours le contre-pied des idées dominantes du moment, le Ferron que j’ai eu l’honneur d’inviter, du temps de mes chères études, au Collège François-Xavier-Garneau, dans le cadre de la Quinzaine des écrivains québécois. Malheur à mes gauches et jeunes années ! Je n’avais pas choisi le lieu, ni la formule Le va-et-vient incessant de jeunes libertins insouciants et enfumés commandait à l’invité d’élever la voix afin de couvrir le vacarme ambiant du salon des étudiants, pour ainsi rejoindre la poignée de fanatiques de la littérature qui s’y trouvait. Au lieu de cela, Jacques Ferron baissa le ton. Médusés, les littérateurs en herbe se rapprochèrent au plus près de sa personne. La rencontre tourna alors à la confidence. L’instant d’une soirée magique, nous étions redevenus des enfants de la parole, de sa parole, réunis autour du feu sacré de la littérature. Comment imaginer autrement l’auteur de La chaise du maréchal ferrant, « petit médecin de province » qui chercha « à se valoriser par l’écriture » ?
Ces entretiens sont bien sûr émaillés de saillies, mais surtout de fines et brillantes observations, toutes révélatrices du Ferron franc-tireur. À savoir que, en tant que peuple, « on aimait bien le côté théâtral, on applaudissait, mais ça ne voulait pas dire qu’on allait suivre cette rhétorique. On applaudissait aux sermons sur la tempérance, mais on allait prendre un coup dans l’étable ! ». Ce qui constitue, à l’évidence, la marque de commerce de notre éternelle ambivalence nationale, fort « bourrassienne ».
Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce fils de notable savait composer avec le Conquérant, avouant même que « nous avons assez bien passé au travers des deux invasions américaines, assez fins pour ne pas donner prise ni d’un côté, ni de l’autre, restant neutres », donnant pour ainsi dire la raison première de notre étrange schizophrénie politique et de notre fort hésitante démarche du crabe. Pourquoi ? Pour la simple raison que « nous n’avons pas les moyens de faire la guerre » tout en concluant avec ces deux phrases terribles : « Je ne sais pas ce que le Québec peut apporter au monde. Je suis certain que ce n’est pas assez important pour qu’on sorte les haches. » Sans vouloir provoquer des hurlements, j’oserais même avancer que, ce disant, Jacques Ferron cautionne a posteriori les plus viles attaques contre le peuple québécois entreprises depuis le référendum de 1995. Car il y a dans ces propos comme un relent de fatalité, que tout conquérant majoritaire sait toujours exploiter dans les moments de crise identitaire de la minorité. (Qui écrira les prochains Protocoles des Sages de Sion ? À lire la prose haineuse anti-québécoise qui circule au Canada anglais et ici même au Québec, n’est-ce pas déjà fait ? L’agenda secret du Canada n’est-il pas de détruire le Québec en tant qu’État-nation, mais, avant tout, de nier l’existence du peuple québécois et de son droit à une terre reconnue et à des frontières sûres ? N’a-t-on pas agi ainsi avec le peuple juif avant de chercher par tous les moyens à le liquider ?)
Plus inquiétant, il lance cette autre pierre dans la mare du prêt-à-penser nationaliste, à savoir que « nous avons survécu comme peuple parce que nous étions utiles aux conquérants ». Utile à quoi, me diriez-vous ? Abondante main-d’œuvre docile et servile, longtemps porteurs d’eau et scieurs de bois, nos aïeux ont bâti ce pays pour la plus grande gloire des prédateurs anglo-saxons et du capital nomade. Aveu d’impuissance ? Non. Plutôt une rude leçon de réalisme géopolitique. Ce qui expliquerait pourquoi, toujours selon Jacques Ferron, les Québécois préfèrent les escarmouches à la guerre ouverte, la guéguerre sournoise à l’affrontement armé. Depuis le début de notre histoire, nous avons compris que les cultures et les peuples disparaissent rapidement et tombent dans l’oubli lorsqu’ils bravent les puissants conquérants sans tenir compte des rapports de force. Jusqu’à aujourd’hui, ils n’ont jamais joué en notre faveur. Il suffit d’une petite extrapolation pour comprendre que nous obtiendrons notre indépendance le jour où nous deviendrons les meneurs culturels et économiques du Canada. Alors là, et seulement là, nous pourrons dicter les conditions de notre souveraineté au Conquérant dorénavant sur la défensive. Dans le confort et la différence, puisque tel est le puissant leitmotiv qui conditionne l’inconscient collectif du peuple québécois.
Je n’insisterai jamais assez sur l’importance de ces entretiens, que je qualifierais de socioradiologiques. Ils éclairent d’une lumière fort pénétrante la vie et l’œuvre de l’écrivain, et surtout son peuple. À chaque page, je reconnais les cent raisons de notre passivité, les mille passions dans nos résistances. J’en recommande chaudement la lecture, avant chaque élection partielle comme après tout référendum national. Quitte à se répéter, nous devons clamer que le peuple québécois est à l’image de Jacques Ferron. Il doit sans faute se reconnaître dans ses œuvres inachevées, dans sa folle singularité en terre d’Amérique, dans son exaspérante ambivalence et ses terribles atermoiements face à son avenir.
1. Par la porte d’en arrière, par Jacques Ferron et Pierre L’Hérault, Lanctôt éditeur, Montréal, 1997, 318 p. ; 24,95 $.