Voilà trente-cinq ans que Gilles Marcotte occupe brillamment le champ littéraire et culturel québécois, ce que vient de lui reconnaître le Prix Athanase-David 1997 décerné par le Gouvernement du Québec pour l’ensemble de son œuvre.
Trois ouvrages très différents les uns des autres, Écrire à Montréal1, Miscellanées en l’honneur de Gilles Marcotte2 et Entretiens avec Gilles Marcotte, De la littérature avant toute chose3, nous confirment l’importance de l’essayiste que fut et qu’est encore Gilles Marcotte ; et surtout, un roman, Une mission difficile4, prouve que cet essayiste, aujourd’hui âgé de 72 ans, est un prodigieux prosateur d’une étonnante jeunesse.
Gilles Marcotte n’avait pas publié de roman depuis si longtemps qu’on avait presque oublié les trois qu’il fit paraître entre 1962 et 1973. Je ne sais, vu la qualité exemplaire d’Une mission difficile, s’il faut se désoler de cette attente de presque vingt-cinq ans depuis Un voyage, ou s’il faut bénir toutes ces années durant lesquelles l’écrivain enregistrait, emmagasinait, assimilait, pour produire ce roman d’à peine cent pages à faire pâlir les jeunots trop impatients et autres écrivailleurs qui se prennent pour des écrivains. Maturare ! disait Valéry. Toute une vie pour un roman ! Car c’est en effet un roman comme il s’en écrit trop peu au Québec (il est vrai, malheureusement, que les éditeurs n’auraient peut-être plus qu’à déclarer forfait, les libraires qu’à fermer leurs portes), dégagé de l’anecdote, libre de toute référence sociale perceptible, tout entier porté par un souffle et une imagination puissamment littéraires, tant par la qualité du verbe, la force de l’image, la finesse de l’humour, que par la richesse intertextuelle, à quoi habituellement, en ce qui me concerne, je dépiste un écrivain de race.
De l’imagination et de la pureté érotique
C’est le roman de l’Imagination, celui qui ne se résume pas, qui avant tout inscrit sa propre littérarité au mépris d’une trame logiquement déployée ; le résumer tiendrait d’une « mission difficile », c’est le moins qu’on puisse dire ! On pense à la fulgurante prose poétique d’Une saison en enfer, d’autant plus qu’on sait l’admiration de Gilles Marcotte pour Rimbaud. Du reste, le roman intègre à son propos toute une thématique rimbaldienne récurrente chez lui, depuis l’imposante figure du désert dans Retour à Coolbrook et Un voyage jusqu’à la forêt tropicale qui est au centre d’Une mission difficile. Tout de même, le roman raconte donc quelque chose, une histoire malgré tout, disons étrangement curieuse. Mais est-ce l’histoire qui est curieuse ou la forme choisie pour la raconter ? Car il me semble bien que l’histoire, fragmentée par le bonheur d’une écriture qui fait le pari d’une certaine autonomie du littéraire, est assez simple
À travers l’explosion verbale, haute en couleurs, l’on dégage un propos essentiel qui tient à ceci : un homme aime une femme, ou la Femme, ou une certaine débauche des sens, à moins qu’il ne faille dire que de tout cela, il rêve. Car la conscience (ou l’inconscience) du personnage central s’inscrit assurément dans un trajet initiatique, qui le mène de Singapour au Michigan en passant – surtout – par la vierge forêt de Bornéo, l’ensemble de son parcours balisant une sorte de Carte de Tendre façon fin de millénaire, où « L’AMOUR EST À RÉINVENTER ». Comme la littérature, sans doute. La fin du roman est de bon augure : le départ vers la mer, en hélicoptère, du héros et de la femme aimée, au-dessus d’une clairière qui « ne fut qu’une tache sombre dans l’immensité verte de la jungle », draine une charge symbolique on ne peut plus claire sur la résolution de l’enquête du héros. Mais encore ?
Ce trajet fantaisiste de la quête amoureuse rappelle irrésistiblement la mise en récit du discours surréaliste sur la femme. Je pense notamment à André Breton, dont toute l’œuvre a tenté de « faire justice du prétendu dualisme de l’âme et de la chair », de « réaliser, par voie de complémentarité absolue, l’unité intégrale, à la fois organique et psychique* » ; ou encore à Robert Desnos, dont le héros de La liberté ou l’amour ! traverse tout Paris en pourchassant une femme qui se déshabille progressivement, et atteint bientôt un Bois de Boulogne transformé en forêt vierge, au sein d’un Paris lui-même métamorphosé en océan – mythe récurrent, chez Desnos, du retour aux origines. De fait, dans Une mission difficile, « l’amour fou » est celui de la convulsion primitive, du tumulte originel, de l’Amour, ce qui se traduit par une orientation presque obsessionnelle sur l’un et le multiple. La femme désirée ne se prénomme pas Monika sans raison (c’est moi qui souligne). Henry Miller racontait que June, qui fut, dans la vie, sa plus chère inspiratrice, hérita du nom de Mona, puisque pour lui elle était « la seule, l’unique ! ». C’est par elle, grâce à elle qu’il était enfin parvenu à l’écriture. Plus près de nous, nous retrouvons cette représentation de la femme en rapport avec l’écriture dans cet autre extraordinaire roman qu’est Le vieux Chagrin de Jacques Poulin, où l’apprentissage de l’écriture par Jim, le héros, passe par la Femme, celle qui n’existe pas mais qui pourrait exister, qui doit exister pour l’écrivain ; cette femme se nomme Marika Cette femme est à la mesure de l’écrivain, d’un idéal de l’écrivain. Pareillement à Jim, qui découvre sur la plage des traces de pas qui correspondent aux siens, le narrateur d’Une mission difficile confondra, dans son expérience initiatique, ses pas et ceux de tous les autres : « [C]’est dans tes propres pas que tu vas mettre les pieds, et sais-tu bien dans quelle forêt tu t’enfonces, c’est la même et ce n’est pas la même, ô mon frère », lui dira le sorcier héraclitéen de la jungle de Bornéo. Sorte d’Adam doublé de saint Antoine, profondément troublé par les doux secrets de la Femme serpent, « cette gueule sifflante, béante, qui voudrait bien avoir quelque chose à se mettre sous la dent avant le spasme final », le héros apparaît comme le prototype de l’universel (n’est-il pas « enquêteur international » ?). Lui aussi est l’unique, ce dont témoigne sa recherche obsessionnelle d’un centre, d’un milieu, d’un cœur à occuper, désirant atteindre à l’innocence des corps pour se situer « dans un monde lavé de toute faute, […] dans un tableau du douanier Rousseau ». Le propos n’est pas très éloigné de celui de Louis Hamelin, chez qui « la rage » exprime justement le désir d’un retour au primitif, la recherche de cette indifférenciation des sexes et du paradis exproprié. Quête de l’unité, de l’indissociable, qui se joue encore, comme dans la prose érotico-intellectuelle du Bleu du ciel de Georges Bataille, entre le bleu et le blanc d’un ciel trop pur, le héros de Marcotte « essayant par tous les moyens de franchir l’étendue bleue qui nous unit et nous sépare ». Que de références, parmi combien d’autres du reste Je ne dis pas que Gilles Marcotte a lu tous ces auteurs ; il me semble seulement qu’Une mission difficile témoigne d’une remarquable intuition des savoirs essentiels, au-delà d’une partielle assimilation (forcément partielle) des cultures.
Cela dit, Une mission difficile est ni plus ni moins la réécriture géniale d’Un voyage, publié en 1973. Là aussi le héros, Marcel Fournier, est en mal d’une vie à refaire, de deuils à assumer, de l’amour à réinventer. Le héros réussira bien, l’espace d’une nuit, à se maintenir dans un éblouissement naturel, « à la limite précise de ce qui est et de ce qui n’est pas », mais c’est seul que, à la dernière phrase du roman, il prendra l’avion, résigné autrement à ne parler de la Femme qu’au conditionnel : « Mais l’avion prendrait de la vitesse sur la piste, elle mettrait sa main sur la sienne et c’est ensemble qu’ils s’élèveraient, dans l’exaltation de la puissance et de la liberté. » C’est ce souhait que concrétise l’écriture d’Une mission, le héros achevant la victoire partielle de Marcel Fournier, victoire qui le laissait « en sursis ».
De l’imagination critique
Avec André Belleau, Gilles Marcotte a été l’un des critiques littéraires québécois les plus influents ; sa pensée a été déterminante pour maints chercheurs, particulièrement ceux qui Suvraient dans les champs de l’institution littéraire et de la sociocritique. Ses essais Une littérature qui se fait (1962), Le temps des poètes (1969) et Le roman à l’imparfait (1976), ainsi que les études réunies dans Littérature et circonstances (1989), ont été des jalons de tout premier ordre dans la constitution du discours critique et sont encore aujourd’hui des références. À cet égard, on remarquera que le Prix Athanase-David qu’il vient de recevoir a, cette fois, la particularité de distinguer avant tout une œuvre critique et de reconnaître au discours de l’essai sa pleine autonomie littéraire et à l’essayiste sa position d’« artiste de la narrativité des idées** », selon la formule d’André Belleau. Gilles Marcotte devenu lui-même une institution ? Peut-être, mais alors malgré lui, comme en témoignent les réserves qu’il exprime d’entrée de jeu à Pierre Popovic dans Entretiens avec Gilles Marcotte. C’est néanmoins dans cette optique « institutionnalisante » que cet ouvrage se donne à lire, de même que Miscellanées en l’honneur de Gilles Marcotte, publié sous la direction de Benoît Melançon et Pierre Popovic, deux collègues de Gilles Marcotte au Département des lettres françaises de l’Université de Montréal. Du latin miscellanea, le mot miscellanées signifie « choses mêlées ». Il explique l’aspect hétéroclite de l’ouvrage, lequel ne comporte pas des textes sur, mais de et pour Gilles Marcotte. L’on trouve aussi bien des études savantes que des textes de fiction, l’ensemble rappelant que Gilles Marcotte, qui a été non seulement professeur et essayiste, mais romancier, nouvelliste, anthologiste, journaliste, chroniqueur de musique classique, a décloisonné avec bonheur les pratiques d’écriture. La direction de l’ouvrage a été assumée dans un heureux souci de regrouper des textes qui interrogent des thèmes (le cinéma, la musique ou le hockey, entre autres) ou des auteurs chers à Gilles Marcotte (René Char, Arthur Rimbaud, Jacques Poulin, Réjean Ducharme, par exemple), sans compter un nombre important de lectures sociocritiques qui proviennent du colloque « Une journée dans la vie d’un sociocritique : Gilles Marcotte », organisé à l’Université de Montréal en avril 1995. À ce propos, Gilles Marcotte lui-même, au risque peut-être de « contredire », en quelque sorte, certains collaborateurs des Miscellanées, nous offre le plus beau texte de l’ouvrage, au titre accrocheur : « Un gros animal ». Il y défend l’autonomie et l’irréductibilité du langage littéraire que nie ce gros animal qu’est le social. « La littérature n’a jamais tort », insiste-t-il, ce dont un texte comme Une mission difficile pourrait témoigner, si besoin était. C’est cette autonomie du littéraire qui rend toute la noblesse à la formule de Northrop Frye que cite Gilles Marcotte : l’art apparaît du moment où l’on se dit « ce n’est pas ainsi que j’imaginerais la chose ».
Gilles Marcotte réitère notamment sa position sociocritique dans ses Entretiens avec Pierre Popovic, au titre révélateur : De la littérature avant toute chose. Le titre ne signifie pas qu’il n’y est question que de littérature, mais d’un parcours intellectuel dont le cœur de la réflexion s’alimente au plaisir et à la beauté littéraire. À vrai dire, Pierre Popovic s’intéresse autant à l’homme qu’au chercheur et à l’écrivain, l’interrogeant à la fois sur ses romans et essais comme sur sa famille, sa pratique journalistique, la musique, Cité libre, Parti pris, l’Hexagone, etc. L’ouvrage, intelligemment conduit, permet ainsi d’accéder à la cohérence d’ensemble d’une pensée et d’introduire à l’œuvre.
Enfin, Gilles Marcotte vient de réunir, dans Écrire à Montréal, un ensemble de textes qu’il a publiés dans diverses revues entre 1988 et 1994. L’essayiste s’interroge sur la littérature (essentiellement romanesque) qui écrit Montréal, thématise l’espace urbain et inscrit un parcours dans la ville, qu’il s’agisse de l’écriture minutieuse des romans de Michel Tremblay ou de La bagarre de Gérard Bessette, d’une ambiance plutôt que d’un lieu précis ou encore d’une chronique d’Hector Fabre sur la rue Notre-Dame ; la réflexion est soutenue par cette autre perspective originale, qui sous-tend à une littérature sur Montréal, une écriture depuis Montréal, puisque celle-ci prend les couleurs et le rythme de la ville qu’elle décrit.
Les meilleurs chapitres sont peut-être ceux où l’auteur se distancie de l’univers circonscrit de la ville pour développer sa portée critique et tenter de saisir une évolution du roman contemporain qui « déborde » Montréal ; ainsi les églises de la ville deviennent-elles le prétexte à une réflexion qui inscrit le roman moderne comme « radicalement laïque, a-religieux sinon anti-religieux », et un certain regard sur Le matou sert-il d’amorce pour dégager, dans le roman des années 80, « un nouveau personnage, un nouveau type de romanesque, qui se révèle avant tout par une façon particulière de vivre l’action ». L’on assisterait ici à la naissance du « héros positif », celui qui s’est dégagé de l’inquiétude politique ou historique, qui affirme un certain bonheur de vivre, qui agit. Soit, mais le roman des années 90 apporterait un autre son de cloche, selon Jacques Allard dans Le roman mauve*** ; le titre métaphorise un type de roman qui serait récurrent dans la fiction récente au Québec, un roman au chant grave, qui fait entendre « une musique de l’intervalle, de la panne, du crépuscule », où « s’énoncent les discours intimes » du « mal identitaire » ou des « mensonges de l’amour ». On en reparlera dans vingt ans.
1. Écrire à Montréal, par Gilles Marcotte, « Papiers collés », Boréal, Montréal, 1997, 179 p. ; 22,50 $.
2. Miscellanées en l’honneur de Gilles Marcotte, sous la dir. de Benoît Melançon et Pierre Popovic, Fides, Montréal, 1995, 422 p. ; 20 $.
3. Entretiens avec Gilles Marcotte, De la littérature avant toute chose, par Pierre Popovic, Liber, Montréal, 1996, 192 p. ; 20 $.
4. Une mission difficile, par Gilles Marcotte, Boréal, Montréal, 1997, 101 p. ; 16,95 $.
*Manifestes du surréalisme, « Du surréalisme en ses œuvres vives », par André Breton, « Idées », Gallimard, 1983, p. 184.
**Surprendre les voix, par André Belleau, Boréal, Montréal, 1986, p. 86.
***Le roman mauve, Microlectures de la fiction récente au Québec, par Jacques Allard, Québec/ Amérique, Montréal, 1997.
Gilles Marcotte a publié, entre autres :
Une littérature qui se fait, Hurtubise HMH, 1962, 1968 et Bibliothèque québécoise, 1994 ; Le poids de Dieu, Flammarion, 1962 ; Retour à Coolbrook, Flammarion, 1965 ; Présence de la critique, Hurtubise HMH, 1966 ; Le temps des poètes, Hurtubise HMH, 1969 ; Les bonnes rencontres, Hurtubise HMH, 1971 ; Un voyage, Hurtubise HMH, 1973 ; Le roman à l’imparfait, La Presse, 1976 et « Typo », l’Hexagone, 1989 ; Anthologie de la littérature québécoise, Volume I, Écrits de la Nouvelle-France, 1534-1760, sous la direction de Gilles Marcotte, La Presse, 1978 et l’Hexagone, 1994 ; Anthologie de la littérature québécoise, Volume II, La patrie littéraire, 1760-1895, sous la direction de Gilles Marcotte, La Presse, 1978 et l’Hexagone, 1994 ; Anthologie de la littérature québécoise, Volume III, Vaisseau d’or et croix du chemin, 1895-1935, sous la direction de Gilles Marcotte, La Presse, 1979 et l’Hexagone, 1994 ; Anthologie de la littérature québécoise, Volume IV, L’âge de l’interrogation, 1937-1952, sous la direction de Gilles Marcotte, La Presse, 1980 et l’Hexagone, 1994 ; La littérature et le reste, avec André Brochu, Quinze, 1980 ; La prose de Rimbaud, Primeur, 1983 et Boréal, 1989 ; La vie réelle, Boréal, 1989 ; Littérature et circonstances, l’Hexagone, 1989 ; Montréal imaginaire, avec Pierre Nepveu, Fides, 1992 ; L’amateur de musique, Boréal, 1992 ; Rimbaud, Hurtubise HMH, 1993 ; Entretiens avec Gilles Marcotte, De la littérature avant toute chose, avec Pierre Popovic, Liber, 1996 ; Une mission difficile, Boréal, 1997 ; Écrire à Montréal, « Papiers collés », Boréal, 1997.