Nombreux sont ceux et celles dont la vie et les valeurs méritent la mise en lumière. Tantôt pour la première fois, tantôt pour la deux centième.
Certains s’en remettent à autrui du soin d’effectuer le tri et de choisir l’exergue, tandis que d’autres préfèrent, prudemment ou prétentieusement, fixer eux-mêmes certaines balises. Aucun choix n’est souverain, aucun n’est condamnable.
Soi décrit par soi
Le titre choisi par André Essel, Je voulais changer le monde1, pourrait servir de justification à bien des autobiographies. À ceci près que l’auteur, même s’il n’a pas persisté dans le projet tumultueux de sa jeunesse révolutionnaire, a tenu parole et a tout mis en œuvre pour améliorer notablement la situation de l’acheteur français. Parler d’empire coopératif serait excessif, mais le fait est qu’André Essel aborde le monde commercial avec la ferme intention d’y faire reconnaître les droits du consommateur, de s’en tenir à une publicité honnête, d’entretenir avec le personnel des relations de respect et de transparence. Certes, il n’empêchera pas la FNAC (Fédération nationale d’achats) de grossir, de subir le vertige des millions, de se heurter à des concurrents moins scrupuleux et à des verticalisations fondées sur la tricherie et le monopole. Tant qu’il sera aux commandes, la FNAC demeurera pourtant fidèle aux idées du fondateur. Aujourd’hui, lui-même le reconnaîtra dans une entrevue qui se greffe sur l’autobiographie, les caractères distinctifs de l’entreprise sont moins nets. La publicité s’est faite fracassante et aguicheuse, les relations de travail se fondent moins sur le respect mutuel et le gigantisme pèse plus lourd que la satisfaction du consommateur. Cela valait quand même la peine d’être essayé.
Autre personnage coloré et choyé par les médias, José Bové mène lui aussi un combat nourri par des convictions inébranlables qu’il convoque dans Paysan du monde2. Il n’admet pas que les tenants de la mondialisation accordent préséance aux dividendes sur les humains, que l’alimentation des personnes et des peuples soit traitée selon les seuls critères de la rentabilité, comme si la modification génétique des organismes vivants faisait partie des latitudes permises aux investisseurs. Et ce que José Bové n’admet pas, il le combat par tous les moyens et tant pis si ses méthodes radicales déplaisent aux intérêts du pouvoir en place. À lui seul, le militant aura fait beaucoup pour sensibiliser l’opinion à certains enjeux et pour constituer, face aux sommets des banquiers et autres possédants, d’énormes rassemblements parallèles qui donnent à la contestation des motifs d’espoir.
À force d’incarner dans sa personne (et sa moustache) le refus de l’homogénéisation et de l’imprudence génétique, José Bové en arrive à embrasser des causes dont il connaît assez peu les caractéristiques et à insister davantage sur l’affirmation que sur les nuances. Quand on fait appel à lui, il répond, avec générosité, truculence et sincérité. À le lire, on se demande s’il maîtrise toujours les dossiers excentrés auxquels il s’intéresse subitement. Peut-être réussit-il l’exploit.
S’il est un Québécois qui peut, en pleine connaissance de cause, parler du livre comme d’un champ familier, c’est bien Victor-Lévy Beaulieu. Qui d’autre pourrait présenter avec autant de compétence une vue d’ensemble de l’édition québécoise, brosser le portrait des éditeurs d’hier et d’aujourd’hui, retracer l’évolution du public d’ici, raconter la douleur qu’éprouve un éditeur quand il ne parvient pas à redonner cohésion à l’œuvre géniale mais enchevêtrée d’un Jacques Ferron ? Quant au respect qu’un éditeur doit manifester à ses auteurs, qui d’autre qu’un humaniste à la fois éditeur et écrivain aurait pu en souligner aussi bellement et respectueusement la nécessité ? Les mots des autres lui appartiennent et l’éditeur, rappelle-t-il, doit inventer l’équilibre entre le coup de pouce qui aide et l’intrusion brutale dans l’écriture de l’auteur. Point n’est besoin d’ajouter que lire Les mots des autres, La passion d’éditer3, c’est entrer en contact avec une narration savoureuse, avec un sens aigu des personnes et des choses, avec une sincérité qui pousse la transparence à ses limites. Et c’est aussi accumuler les anecdotes.
L’immense Robertson Davies ne reçoit pas encore du Québec l’hommage que mérite son génie. Ses romans, souvent traduits en France plutôt qu’ici, trouvent peu à peu un plus large public, mais leur diffusion ne s’est amorcée qu’avec un retard qui étonne et laisse mal à l’aise. Raison de plus pour lire Entre vous et moi4. Dans ces lettres expédiées au cours des deux dernières décennies de sa longue carrière, l’écrivain se révèle, en effet, aussi agile et déroutant que dans son œuvre, mais avec, en plus, un humour encore plus débridé, un souci constant de l’amitié, une admirable fidélité à l’exactitude. Il répond à chacun, partage ses lectures et ses rencontres, commente concerts et pièces de théâtre. Lui qui fut metteur en scène, acteur, auteur, professeur, gestionnaire a tant vu et retenu qu’il parle avec intelligence et complicité de tous les aspects du monde culturel. Pourquoi s’empêcherait-il de porter des jugements fracassants sur les hommes publics qui le déçoivent ou sur les projets politiques qui ne lui conviennent pas ? L’auteur a d’ailleurs ses têtes de Turcs, universitaires bornés et critiques obtus, auxquelles il s’attaque avec férocité. La traduction est fluide et rend justice à la langue de Robertson Davies. Les destinataires sont clairement identifiés dès la première mention de leur nom. Pas un instant d’ennui.
Réunis pour l’occasion, deux textes, Réminiscences et Les jeunes barbares5, rappellent quel conteur et quel pamphlétaire fut Arthur Buies. Dans l’un, il retourne avec fierté et affection aux années de sa jeunesse et à ses fréquentations de cercles honnis du clergé ; dans le second, il stigmatise à outrance ceux qui ne savent pas qu’ils ne savent pas et qui se permettent d’écrire dans une langue dont ils ignorent tout. Le conteur est élégant, tendre, nostalgique, presque rasséréné ; le pamphlétaire est caustique, mordant, excessif, désagréablement méprisant. À lire ces deux textes l’un tout de suite après l’autre, on comprend que l’écrivain n’ait jamais pu, pendant la majeure partie de son existence, s’intégrer à une société frileuse et grégaire, qu’il ait toujours quitté les sentiers battus, qu’il n’ait trouvé de paix que dans la fréquentation d’hommes à peine moins révoltés que lui et qu’il ait transféré sur le terrain linguistique le surplus de colère qu’il ne pouvait exprimer face au clergé. La présentation est simple et belle, les informations que fournissent Mario Brassard et Marilène Gill au sujet d’Arthur Buies sont courtes et éclairantes. Mort en 1901, l’écrivain s’en trouve rajeuni.
Mirages et réalités politiques
En raison des conséquences de leurs décisions, en raison aussi de la distance qui sépare parfois leur rôle public de leur réalité intime, les grandes figures de l’histoire et de la politique suscitent constamment l’intérêt des biographes. Souvent pour notre plus vif plaisir.
À propos de Jeanne d’Arc6, Mary Gordon réussit le tour de force d’éviter les redites et d’échapper à la double série de pièges de l’adulation et de l’impatience. Elle décante la légende, mais ne joue pas les iconoclastes. S’il y a doute, elle en fait bénéficier Jeanne d’Arc, mais pas au point d’avaler tous ses mensonges. Car la Pucelle maîtrise l’art de la restriction mentale et de l’amnésie sélective. Comment l’en blâmer, ignare et isolée comme elle l’était ?
En 200 petites pages à peine, la biographe circonscrit le mystère : le parcours de Jeanne d’Arc dure à peine huit mois. Cinq mois après Orléans, elle n’est plus. Son souvenir ou sa légende traverse pourtant les siècles et trouble toutes les cultures. William Shakespeare la traite d’ignoble manière ; Friedrich Schiller et Giuseppe Verdi ne feront guère mieux. Bertolt Becht et Charles Péguy compensent un peu, mais oublient qu’il s’agit d’une femme. L’éclairage que Mary Gordon puise chez Max Weber et dans son analyse du héros cerne la nature du mystère en lui laissant sa part d’ombre. Magnifique réflexion sur un mythe durable.
Autre grand mythe qui alimente soit l’enthousiasme soit une virulente détestation, Napoléon. Le portrait bicéphale qu’en fit Pierre Larousse au milieu du XIXe siècle montre d’ailleurs qu’un héros peut susciter les deux sentiments à la fois. Dans son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Pierre Larousse, en effet, avait poussé l’ironie jusqu’à faire apparaître sous deux rubriques différentes le personnage controversé. À Bonaparte, le dictionnaire référait à un général républicain « mort à Saint-Cloud le 18 Brumaire de l’an VIII » ; à Napoléon apparaissait la mention « empereur ». Le Napoléon7 qui nous est offert aujourd’hui rassemble les deux portraits. On mesure d’autant mieux la rigueur intellectuelle de Pierre Larousse que son admiration pour le stratège affronte son républicanisme virulent. L’auteur ne doute jamais du génie militaire de l’empereur, mais il ne rate aucune occasion de juger l’homme coupable de mégalomanie, de duplicité, d’inhumanité. Des témoignages contrastés interviennent, celui de Thiers en particulier, qui complètent l’analyse. Élément à conserver en mémoire : ce « livre » ne contient que deux articles du dictionnaire construit par Pierre Larousse entre 1864 et 1876… Colossal.
Dans Les cinq girouettes8, Jean-Louis Bory racontait la vie d’un seul et même personnage, Jean-Jacques Régis de Cambacérès. Toujours près du pouvoir, plus proche de Napoléon que quiconque pendant un temps, Cambacérès a un sens aigu de la durée, de la conciliation, de l’adaptation. Il côtoiera de volcaniques tempéraments, tels Maximilien Robespierre et Georges Jacques Danton, et leur survivra. Il rédigera la majeure partie du code napoléonien, mais laissera prudemment à l’Empereur la responsabilité de deux articles : le divorce et l’adoption.
Jean-Louis Bory disparut en 1979, un an à peine après avoir décrit ce durable caméléon. Cynique sans lourdeur, sensible au charme physique mais jamais grivois, moqueur sans moralisme, tour à tour admiratif et déconcerté, le biographe écrit avec une fascinante agilité et obtient finement de Cambacérès qu’il nous guide à travers des décennies agitées. Je ne résiste pas à la tentation d’emprunter à Roger Grenier9 la « singulière homélie » prononcée par le curé du village de Méréville lors de l’enterrement de Bory : « Vous tous qui êtes ici, vous êtes pour la plupart incroyants. Mais cela ne fait rien, nous sommes entre amis de Jean-Louis. Jean-Louis était homosexuel, mais ça, c’est la vie privée. Il s’est suicidé, mais ça c’est la déprime. Il n’avait pas la foi, mais vous connaissez la parabole. Au bout du chemin, il y a le père qui vous ouvre les bras ». Jean-Louis Bory, sans doute, aurait apprécié.
Personnalité évoquée par Cambacérès et par Jean-Louis Bory, Marie-Antoinette trouve naturellement sa place dans la galerie des reines de France que présente avec brio et un immense tact la biographe Simone Bertière dans Les reines de France au temps des Bourbons, Marie-Antoinette l’insoumise10. Au lieu de raconter une fois de plus sur le mode chronologique une existence presque familière, cette biographie, intelligemment, procède par thèmes ou par personnages. Il était bon que l’envahissante mère de Marie-Antoinette ait son chapitre à elle, que l’époux de Marie-Antoinette, le très sous-estimé Louis XVI, retienne l’attention le temps d’un chapitre, qu’Axel de Fersen, aimé de la reine sans qu’on sache jusqu’à quel point, fasse l’objet d’un examen à part, que l’énigme du collier de la reine soit démontée froidement… La méthode, loin de morceler cliniquement la biographie, souligne les charnières et révèle les mobiles. Au terme de l’expédition, on s’étonne d’avoir reçu autant d’informations nouvelles ou rafraîchies. Une question plutôt qu’un bémol : l’épithète « insoumise » est-elle la plus juste qu’on puisse appliquer à Marie-Antoinette ? J’en doute, tant elle fut longuement contrôlée de l’extérieur. J’aurais plutôt pensé à « l’étourdie » ou à « l’impatiente ».
La politique en plus moderne
Le deuxième tome de la copieuse biographie que consacre Pierre Duchesne à Jacques Parizeau Jacques Parizeau, Tome II, Le baron11 maintient les mêmes hauts standards de fiabilité que le premier. Peut-être cependant peut-on plus aisément calibrer, ce qui n’est pas un mal en soi, les sources du biographe et entrevoir, de façon encore aventureuse, quelles sont les voix qui le convainquent davantage. Chose certaine, le personnage de Jacques Parizeau, à ce point de sa trajectoire, mérite autant l’auréole du baron qu’il avait d’emblée justifié celle du croisé dans le tome précédent. Pierre Duchesne, en effet, répète à satiété, preuves et témoignages à l’appui, que Parizeau ne s’incline pas volontiers devant qui que ce soit, son père excepté, mais il souligne avec autant de force que le baron se conduit de bout en bout comme le féal lieutenant de René Lévesque. Tant qu’il demeure à l’intérieur du cabinet, Parizeau se contente de l’avant-dernier mot. Si le dernier mot que prononce Lévesque va trop directement à l’encontre de ses convictions et lui semble, par exemple, un recul plutôt qu’un beau risque, le baron, meurtri et silencieux, regagne ses terres. Terme bien choisi que celui de baron tant il décrit avec justesse l’idée que Jacques Parizeau se fait de son devoir, de son pouvoir et de sa marge de manœuvre.
Le récit touche de si près un passé encore chaud qu’il éclaire d’un jour glauque des comportements actuels. Bien des gens, Louis Bernard par exemple, auraient préféré que Jacques Parizeau accepte un superministère au lieu de revendiquer le pouvoir réel d’un ministre des Finances. Bernard Landry, pressé, n’osa pas refuser un titre vide de sens. D’autres ont concocté la sottise qui avait nom « budget de l’an I » et en ont injustement imputé la paternité à Jacques Parizeau. Tout ce beau monde vit encore et peut être tenté de régler certains comptes, même tardivement. Pierre Duchesne, en tout cas, ne nous interdit pas de le penser.
Qui, aujourd’hui, s’interroge encore sur le passage du météore Mikhaïl Gorbatchez dans le ciel politique ou sur l’homme lui-même ? Bien peu de gens. L’homme fut pourtant pendant quelque temps le plus charismatique des chefs d’État, débordant sur son terrain le professionnel du spectacle qu’était Ronald Reagan. Il jouissait d’un énorme pouvoir, mais préféra le dialogue. Il osa se distinguer du tout-puissant parti communiste soviétique, paria peut-être imprudemment sur l’ouverture au monde, contribua plus que quiconque à la désagrégation du rideau de fer. Il ne parvint pourtant pas à séduire durablement la population russe, ni à maintenir une cohésion minimale entre les composantes de l’ancien empire, ni à empêcher la montée en puissance d’une présidence à la cosaque et de mafias plus fortes que l’État. Autrement dit, espoirs écrasés aussi vite qu’ils étaient nés.
Ancien collaborateur de l’homme politique, Andréï Gratchev offre ses hypothèses dans Le mystère Gorbatchez12. « […] en Russie, écrit-il, la liberté n’a jamais eu d’autre existence réelle que l’anarchie » et Gorbatchez se leurrait en espérant l’adhésion à ses valeurs. Il se trompa également dans son évaluation des cadres du parti et, plus précisément, de Boris Eltsine. Cela, de la part d’un homme dont la familiarité avec ses réseaux d’influence était particulièrement poussée, ne s’explique que par le poids croissant des responsabilités qu’il assumait. Sérieux, probe, soucieux de tout vérifier, Gorbatchez perçut trop tard qu’il s’était lancé à lui-même un défi excessif. L’hypothèse se défend. Andreï Gratchev la propose d’ailleurs sans complaisance comme sans hargne. Peut-être, à son tour, a-t-il tort de présumer que son lecteur comprendra à mi-mot ses allusions à une société bien déroutante. Peut-être oublie-t-il aussi que certains clubs de possédants, tel le G-7, ont fragilisé Gorbatchez en le forçant à accélérer la cadence.
Charles de Gaulle, on le sait, n’a jamais manqué de biographes. On pourrait d’ailleurs se demander ce qui reste à découvrir après le passage d’un Jean Lacouture ou d’un Alain Peyrefitte. La réponse d’Éric Roussel est convaincante : beaucoup. La force de sa monumentale biographie, intitulée simplement Charles de Gaulle13, ce sera de puiser plus que ses prédécesseurs dans les textes d’origine étrangère qui appartiennent depuis peu au domaine public. Si de Gaulle a entrepris un double jeu auprès des Russes dans l’espoir d’échapper à l’étau américain, le biographe est aujourd’hui en mesure de livrer les réflexions que l’astuce provoquait à Moscou, à Londres et à Washington. Le ballet diplomatique s’en trouve compliqué et les éclairages, plus contrastés ou plus complémentaires, dégagent, sur nombre de points, une autre image du général.
De Gaulle sort-il grandi de ce nouvel examen ? Certes pas. Éric Roussel fait cependant la part des choses. De Gaulle, seul et sans appui, doit « jouer au-dessus de sa tête » pour introduire la France dans un cercle où l’on ne veut pas d’elle. Roosevelt, par exemple, a déjà refait la carte du monde et la France y figure à peine. Le général recourt donc à tous les artifices, depuis les restrictions mentales aux confins du mensonge caractérisé jusqu’aux colères les plus cabotines. Cette stratégie lui est profitable, mais le jour vient où la patience des Alliés s’émousse et où même les vraies colères n’impressionnent plus. Quand, d’autre part, Éric Roussel observe l’homme derrière l’homme d’État, le bilan n’est pas moins équivoque. De Gaulle, en effet, n’est démocrate que de façon cérébrale. À mesure qu’il vieillit, le ton devient plus tranchant, le pouvoir plus personnel, la tactique plus discutable moralement. L’auteur ajoute à ces observations d’impressionnants portraits des interlocuteurs de de Gaulle : Roosevelt, qui ne l’aimera jamais, Churchill, aussi cyclothymique que lui, Jean Monnet, qui mène ses croisades personnelles… Une lecture fascinante.
Des créateurs socialement actifs
Changeons de registre pour rencontrer deux personnages aux talents multiples. Émile Zola et Frank Scott, qui font tous deux l’objet de biographies minutieuses, ont en commun de mener de front plusieurs destins. Zola doit sa notoriété à son « J’accuse » journalistique autant qu’à ses Rougon-Macquart. Frank Scott, sévère et méthodique, constitutionnaliste presque sans pair, ne cessera jamais d’investir temps et sentiments dans sa poésie personnelle et dans celle des autres. Ce qui tendrait à confirmer le dicton : « Si vous voulez que quelque chose soit fait, demandez-le à une personne occupée ».
Le Zola dont Henri Mitterrand n’en finit plus de parfaire le portrait dans Zola, T. I, Sous le regard d’Olympia 1840-1871 et T. II, L’homme de Germinal14 n’en est pas à un cumul près. Il s’interroge sur l’homme autant que sur le milieu. Il prétend s’en tenir au naturalisme et confier d’énormes pouvoirs à l’hérédité, mais il permettra à telle de ses héroïnes d’entrevoir son destin sur une scène de théâtre plutôt que dans le quotidien. Il s’intéressera à l’art autant qu’au travail des mineurs ou au commerce. Comme sa jeunesse l’a instruit durement sur l’édition, la publicité, le démarchage, il saura, sa vie durant, tenir ses comptes, relancer les éditeurs, réclamer son dû, mais sans jamais renoncer à créer. Il écrira en même temps pour divers journaux et rendra parfois compte, par plume interposée, de spectacles qu’il n’a pas vus. La nécessité, jusqu’à ce que vienne l’abondance, tiendra tête à la vertu. Ses amitiés, inégalement stables, démontrent à la fois un flair inouï pour le génie et un sens critique qui tient à sa liberté : Edouard Manet, Honoré de Balzac, Paul Cézanne, Gustave Flaubert, ce n’est quand même pas banal. Qu’un tel homme finisse par se partager entre deux femmes et les conduise à s’apprivoiser l’une l’autre, peut-être était-ce prévisible…
Henri Mitterrand réussit ce que bien peu de biographes parviennent à réaliser : il raconte à la fois la vie et l’œuvre, rend l’auteur familier et intelligible tout en démontant les rouages de la pièce de théâtre et du roman. Jamais il ne s’éloigne de l’homme qui écrit à un rythme vertigineux, mais il fait voir à chaque accouchement en quoi la nouvelle œuvre diffère des précédentes sans les trahir. Bon biographe et bon lecteur.
D’une manière tout autre, la carrière de Frank Scott, retracée dans F. R. Scott, Une vie15, multiplie elle aussi les contrastes. Ce dernier entretiendra toujours la plus vive sympathie pour l’idéal démocratique, mais il demeurera, selon l’expression de Sandra Djwa pourtant admirative, un « autocrate victorien ». Sa poésie ressemblera souvent à un discours en prose. Il vivra au Québec sans jamais en sentir vraiment la vie profonde. Il aura pour interlocuteurs, parfois même pour amis, quelques-unes des personnalités les plus authentiquement liées au militantisme ouvrier, culturel, politique du Québec, mais il n’aura jamais du français ou de l’aspiration québécoise une vision chaleureuse ou empathique. Comme la biographe ne semble pas connaître le Québec profond mieux que Frank Scott lui-même, la biographie laisse l’impression d’une incompréhension radicale et insurmontable entre un patricien cultivé et théoriquement ouvert et une société qui n’a jamais trouvé grâce à ses yeux. Éducation ? Sans doute, car rien ne préparait une famille écossaise intransigeante dans son culte de l’empire à s’intégrer à un Québec en période d’exploration. Famille militariste en plus dans un Québec peu conscriptionniste. Influence des activités professionnelles ? Sans doute, car ce n’est pas dans un bastion du droit théoriquement parfait comme la faculté de droit de l’Université McGill que l’homme aurait pu développer une complicité pour une société en manque de confiance. Il a visiblement souffert du fossé profond qui s’est maintenu et même élargi entre lui et le Québec réel, tout comme le Québec a perdu beaucoup en n’établissant jamais avec cette personnalité riche, sincère et généreuse autre chose que des rapports simplement corrects. Jamais l’évocation de « deux solitudes » n’aurait été aussi justifiée.
Mythes et grandes figures
Comme Jeanne d’Arc et de Gaulle, Léonard de Vinci fait partie des figures présumées si familières qu’on ne croit guère à l’intérêt d’une nouvelle biographie. Sherwin B. Nuland, sans ostentation, s’impose avec son Léonard de Vinci16. Dès ses premières recherches en sol toscan, le mystère l’enveloppe : le célèbre personnage n’est pas né où on le croit, son père n’est peut-être pas celui dont on l’a pourvu. Les certitudes ne s’offriront qu’avec parcimonie. Ce qui est clair, c’est que Vinci s’intéressait à tout, apprenait vite et bien, ne terminait que rarement ses travaux. Souvent obligé de chercher un emploi, ce n’est pas de ses dons d’artiste qu’il fait étalage, mais de sa compétence comme chef de guerre ou comme aménagiste.
Le public connaîtra ses œuvres d’art, mais les connaisseurs admireront surtout sa contribution scientifique, en médecine tout particulièrement. Il écrivit énormément, mais comment le lire ? Il écrivait de droite à gauche, sans ordre ni pagination, sur tous les bouts de papier disponibles. La psychologie de Vinci n’est pas davantage facile à décrire et les plus grands noms de l’analyse n’ont abouti à son sujet qu’à des approximations fragiles : peu ou pas d’activité sexuelle, réincarnation de la mère en tel tableau célèbre… C’est peu et peut-être beaucoup, mais c’est incertain. La fascination qu’il suscite n’en est que plus grande. Pour user d’un terme pictural, biographie en clair-obscur. Diogène mérite assurément mieux que la légende étriquée qui le réduit à un tonneau et à un fanal allumé en plein jour. Robert Sabatier, en mettant le personnage en mouvement sur une scène théâtrale, a tôt fait de lui rendre toute sa richesse philosophique et sociale. Oui, Diogène cherche un homme et ce n’est pas là simple boutade. Ses critères, précis et exigeants, incluent le détachement, la franchise jouer les disciples.
Immense pièce de théâtre, Diogène17 est aussi la mise à contribution d’une époque, d’une culture, d’une inquiétude qui fait la dignité de l’espèce humaine. L’homme recherché, il est ici. Un Robert Sabatier toujours bon conteur et analyste perçant.
Rodin a sculpté les bourgeois de Calais en état de si vive inquiétude qu’on ne se résignera pas aisément à ce qu’ils se soient présentés devant l’Anglais triomphant, Edouard III, autrement qu’en condamnés à mort terrorisés et héroïques. Pour sauver la ville affamée par un siège de onze mois, Eustache de Saint-Pierre, selon la légende, se serait livré au vainqueur avec cinq autres marchands de la ville. Le problème, comme l’explique Jean-Marie Moeglin dans Les bourgeois de Calais, Essai sur un mythe historique18, c’est que la démarche des bourgeois faisait partie d’un rituel convenu et largement pratiqué à l’époque : les vaincus reconnaissaient leur défaite et demandaient la clémence, mais ils ne couraient en réalité aucun risque. Chacun, vaincu comme conquérant, tenait son rôle, prononçait les paroles prescrites et la vie continuait. La meilleure preuve en est que l’héroïque Eustache, au lendemain de la victoire anglaise, fit des affaires avec Edouard III. Beau rituel, mais qui prive de leur drame la population de Calais et les admirateurs de Rodin. Il n’y a pourtant plus à douter : la calme démolition du mythe par Jean-Marie Moeglin montre comment des dizaines de générations ont tiré profit, politiquement ou scéniquement, d’un événement presque banal du
XIVe siècle.
Biographies moins réussis
S’insérant dans une collection ou les réussites coexistent avec les portraits ratés, la biographie qu’Anne-Marie Sicotte consacre à Justine Lacoste-Beaubien se situe à égale distance des deux pôles. Le demi-succés de Justine Lacoste-Beaubien, Au secours des enfants malades19 est d’autant plus étonnant que l’auteure a manifesté dans le passé une convaincante sûreté dans la cueillette des faits et dans la rédaction de profils nettement campés. Cette fois on côtoie longuement les clichés, les dialogues sonnent comme un théâtre artificiel, les caractéristiques propres à l’audacieuse et incommode Justine Lacoste-Beaubien demeurent floues. La recherche, cependant, rappelle la rigueur autrefois manifestée par l’auteure à propos de son grand-père Gratien Gélinas. Obéissant à une méfiance qui révèle mon manque de flair, j’avais alors craint, sans raison aucune, que l’auteure s’abandonne à ses pudeurs et aux sympathies familiales. J’avais tort. Cette fois-ci, j’espérais obtenir grâce à la biographe un accès à l’âme même d’une admirable bénévole. J’avais tort de nouveau.
Pierre Dervaux ou le paradoxe du chef d’orchestre20 de Gérard Streletski, présente, de façon nettement plus frustrante, les mêmes caractéristiques. En guise de biographie, on nous offre un éventail de programmes de concerts et l’énumération des engagements et des voyages d’un chef d’orchestre par ailleurs immensément respecté. La recherche inspire confiance, les coupures de presse sont correctement et longuement citées, les témoignages de musiciens, bien que visiblement sollicités, établissent sans conteste une réputation enviable, mais l’ensemble reste froid et presque uniformément complaisant. On ne reprochera pas au biographe d’avoir été discret à propos d’une vie privée apparemment peu glorieuse, mais de ne pas avoir tranché clairement entre le silence et le récit cohérent paraît peu justifiable. De même, on regrettera que d’excellents filons n’aient pas été davantage exploités. Par exemple, l’affirmation de Pierre Dervaux voulant que la musique contemporaine soit plus facile à diriger que du Mozart, celle où cet enseignant
La recherche, cependant, rappelle la rigueur autrefois manifestée par l’auteure à propos de son grand-père Gratien Gélinas. Obéissant à une méfiance qui révèle mon manque de flair, j’avais alors craint, sans raison aucune, que l’auteure s’abandonne à ses pudeurs et aux sympathies familiales. J’avais tort. Cette fois-ci, j’espérais obtenir grâce à la biographe un accès à l’âme même d’une admirable bénévole. J’avais tort de nouveau.
Pierre Dervaux ou le paradoxe du chef d’orchestre20 de Gérard Streletski, présente, de façon nettement plus frustrante, les mêmes caractéristiques. En guise de biographie, on nous offre un éventail de programmes de concerts et l’énumération des engagements et des voyages d’un chef d’orchestre par ailleurs immensément respecté. La recherche inspire confiance, les coupures de presse sont correctement et longuement citées, les témoignages de musiciens, bien que visiblement sollicités, établissent sans conteste une réputation enviable, mais l’ensemble reste froid et presque uniformément complaisant. On ne reprochera pas au biographe d’avoir été discret à propos d’une vie privée apparemment peu glorieuse, mais de ne pas avoir tranché clairement entre le silence et le récit cohérent paraît peu justifiable. De même, on regrettera que d’excellents filons n’aient pas été davantage exploités. Par exemple, l’affirmation de Pierre Dervaux voulant que la musique contemporaine soit plus facile à diriger que du Mozart, celle où cet enseignant affirme que l’on ne peut enseigner la direction d’orchestre, celle où il exprime sa préférence pour les chefs généralistes. Biographie en forme d’hommage avec l’ennui et l’artifice que cela comporte.
Et si l’on a pris goût aux biographies, pourquoi ne pas plonger ou se replonger dans les immenses Vies parallèles de Plutarque republiées de belle façon en 2001 par Robert Laffont ?
1. André Essel, Je voulais changer le monde. Mémoire du Livre, Paris, 2001,477 p. ; 34,95 $.
2. José Bové, Paysan du monde, Fayard, Paris, 2002, 503 p. ; 29,95 $.
3. Victor-Lévy Beaulieu, Les mots des autres, La passion d’éditer, VLB, Montréal, 2001,238 p. ; 22,95 $.
4. Robertson Davies, Entre vous et moi, Lettres 1976-1995, trad. de l’anglais par Dominique Hissenhuth, Leméac, Montréal, 2002,550 p. ; 36,95 $.
5. Arthur Buies, Réminiscences suivi de Les jeunes barbares, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2002, 163 p. ; 17,95$.
6. Mary Gordon, Jeanne d’Arc, trad. de l’américain par Dominique Bouchard, Fides, Montréal, 2002, 215 p. ; 19,95 $.
7. Pierre Larousse, Napoléon, préf. de Maurice Agulhon, Mémoire du Livre, Paris, 2002, 283 p. ; 29,95 $.
8. Jean-Louis Bory, Les cinq girouettes, Mémoire du Livre, Paris, 2002,335 p. ; 35,95 $.
9. Roger Grenier, Fidèle au poste, Gallimard, Paris, 2001, p. 146.
10. Simone Bertière, Les reines de France au temps des Bourbons, Marie-Antoinette l’insoumise, De Fallois, Paris, 2002,735 p. ; 39,95 $.
11. Pierre Duchesne, Jacques Parizeau, T. II, Le baron, Québec Amérique, Montréal, 2002, 535 p. ; 27,95 $.
12. Andreï Gratchev, Le mystère Gorbatchev, trad. du russe par Pierre Lorrain et Galia Ackerman, Du Rocher, Monaco, 2001, 378 p. ; 37,95 $.
13. Éric Roussel, Charles de Gaulle, Gallimard, Paris, 2002,1035 p. ; 49,50$.
14. Henri Mitterand, Zola, T. I, Sous le regard d’Olympia 1840-1871, Fayard, Paris, 1999, 943 p., 54,95 ; T. II, L’homme de Germinal, Fayard, Paris, 2001,1192 p., 79,95$.
15. Sandra Djwa, F. R. Scott, Une vie, trad. de l’anglais par Florence Bernard, Boréal, Montréal, 2001,686 p. ; 29,95$.
16. Sherwin B. Nuland, Léonard de Vinci, trad. de l’américain par François Tétreau, Fides, Montréal, 2002,211 p. ; 19,95 $.
17. Robert Sabatier, Diogène, Albin Michel, Paris, 2001,498 p. ; 31,95$.
18. Jean-Marie Moeglin, Les bourgeois de Calais, Essai sur un mythe historique, Albin Michel, Paris, 2002,470 p. ; 54,95 $.
19. Anne-Marie Sicotte, Justine Lacoste-Beaubien, Au secours des enfants malades, XYZ, Montréal, 2002,167 p. ; 16,95 $.
20. Gérard Streletski, Pierre Dervaux ou le paradoxe du chef d’orchestre, L’Archipel, Paris, 2002, 367 p. ; 36,95 $.